Astrebrume

La scientifique n’en était pas moins humaine et à deux doigts de mouiller sa culotte. La diversion finale offerte par ce qu’elle reconnut comme un spectacle magnétotechnique via Artemis garantit leur salut.

Elle dut se recentrer pour apercevoir les symboles de signalisation laissés par les gobelins qui promettaient de trouver l’issue la plus directe vers les Bois de Ciccada. Même s’il était très tentant de décamper le plus loin possible de ce puit de malheur, son âme de cartographe força une halte. Le temps de s’étonner du loup blanc nimbé d’une brume accueillante et de reprendre haleine.

Puis, l’émotion passée, elle prit doctement une plume pour reporter maintes indications dans son carnet de voyage et dessiner à main levée une esquisse des tunnels parcourut, qu’elle espérait de tout son cœur exacte. Ils avaient emprunté rapidement plusieurs virages dans leur fuite effrénée alors qu’elle se répétait « gauche – gauche – droite – tout droit -droite…. Gauche – gauche – droite -tout droit… ». Si elle n’écrivait pas maintenant, ne subsisterait que le vide dans son esprit d’ici deux minutes. A ce moment précis, elle se rappela combien elle aurait tué pour obtenir un cristal d’hypermnésie, si convoité par son corps de métier.

Bien entendu, la règle de base quand on évolue en terrain hostile est de rester en mouvement. Passé cette brève pause respiratoire, Ellendrine s’efforça de reprendre contenance et de paraître ferme dans ses indications aux restes du groupe, alors que les reliefs rocheux embrumés avaient tous des airs trompeurs.
-« C’est par là. »

La carte tout comme les grosses branches écartées du chemin laissaient penser que cette nature sauvage ne l’était pas tant que ça. Malgré l’allure touffue du sol, il s’agissait d’un sentier régulièrement emprunté, balisé et somme toute entretenu. Sans doute par les gobelins eux-mêmes. Ils étaient venus les épier et les bonshommes constituaient à sa connaissance la seule société organisée et intelligente possiblement présente dans la région.

Elle se rendit compte qu’elle avait gardé sa lampe tempête allumé et demanda à tout le monde de les éteindre. On ne pourrait les ranger qu’une fois refroidie. Personne ne savait ce qu’une lueur vive pourrait attirer. Le sentiment d’oppression caractéristique de la brume la rendait nerveuse. Ellendrine se sentait à juste titre toujours paranoïaque en la traversant. Ses sens lui jouaient des tours et elle croyait entendre des grognements étouffés.

Mais Sam le robot avertit bel et bien d’une présence organique les encerclant et suivant de manière furtive leur progression.
Elle murmurra :
-« Cora, si ce sont des gobelins, nous aurons bien du mal à les semer. Il se peut que nous ayons à les affronter tôt ou tard. Mais je crois qu’il n’est pas à notre avantage de déclencher un affrontement immédiat. Nous ne savons pas encore ce que nous cherchons avec certitude et risquons la mort ou le forfait par repli forcé vers le Décapode. »


Tout en accélérant avec le reste du groupe, Farouk resserra sa mitrailleuse contre lui, prêt à rentrer dans le lard de tout assaillant. Un pli de concentration barrait son front entre ses sourcils à la verticale. Les bois devenaient de plus en plus décharnés. Les bois noueux et tortueux s’accrochaient comme les andouillers de cerfs en rut luttant pour prendre compagne. Le sol lui-même devenait plus incertain, fait de failles et de craquelures d’où s’échappaient parfois des fumerolles gazeuses, recouvertes avec traîtrise par des morceaux d’écorces effilochées.

L’Aramilane d’adoption eut alors un curieux sentiment de déjà vue, piégée au milieu de ce dénuement. Les Limbes. Un sentiment fort mais indistinct lui souleva la poitrine. Elle manquait quelque chose. Et elle avait horreur de ça !

S’il ne fallait jurer de rien et que la confiance était une devise au cours instable, l’exploratrice se sentait réconforter de savoir à ses côté des associés de grand sang-froid, qui avait déjà montré une certaine capacité offensive et le bon sens de la retraite choisie. Artemis faisait un guide d’office, il semblait fondue dans cette nature hostile sous sa forme de loup-blanc armé de brume.

Après un jeu du chat et de la souris inégale, Artémis finit par proposer d’ouvrir le commerce avec les gobelins. La proposition ne la surprit pas vraiment, elle y pensait depuis un moment sans parvenir à se résoudre à briser le fragile équilibre et d’entraîner le groupe dans une situation incontrôlable.

-« Je suis d’accord avec vous Artémis. Je ne peux garantir le dénouement de ce contact. Mais nous traversons leur territoire et il est inutile de prétendre que nous ne les avons pas remarqués plus longtemps. Autant prendre l’initiative tant que nous le pouvons encore. »

Si Amir avait un avis, il se garda bien d’en faire part. Il avait appris à s’en remettre à la sagesse des aînés. La sentinelle déchue avait l’habitude de l’autorité et se tenait prête à toutes les situations. Depuis qu’Ellendrine lui avait accordé un second souffle en le sortant de la rue à laquelle on l’avait condamné après une blessure permanente, ses jambes étaient les siennes.

Jamais il n’aurait accepté de s’en remettre à la médecine opalienne avant de la connaître. C’était contre ses prescriptions religieuses. Alors, si elle voulait parlementer avec les gobelins, il la suivrait jusqu’au moment où la situation éclaterait.
L’archéologue rechercha un assentiment silencieux dans l’expression de Cora et Nostell avant de se lancer. Son corps pivota vers la brume, ses bras désarmés étaient ouverts en signe de non-agression.

Sa bouche s’ouvrir pour émettre un profond raclement de gorge, un peu comme lorsqu’on cherche à aller déloger un mollard, avant d’émettre un grognement guttural. Il était drôle, pour ne pas dire insolite, de voir une dame si raffinée émettre de tels sons. Son appareil vocal peinait à s’approprier certains sons qui étaient pourtant typique de la langue parlée gobeline.

En substance, elle avait tenté de dire « Paix, paix. Nous traversons ce territoire en paix », bien qu’il soit difficile de tenter une transcription mot à mot. Ses battements de cœur assourdissaient ses oreilles, alors que le silence se faisait plus pesant sur les broussailles opaques. Sa moelle épinière était tendue comme l’arc de Nostell, se demandant elle-même si un sifflement sinistre ne préluderait pas à ce que sa poitrine soit transpercée par une flèche.

Spoiler:

Les féroces créatures étaient-elles à sous-estimer ? Leurs déplacements invisibles dans la Brume n’étaient en rien gênés, ce qui leur conférait un avantage tactique hors pair. Ellendrine y avait mûrement réfléchi avant de mettre les pieds dans cet endroit. Le terrain était à ce point en leur défaveur qu’il semblait suicidaire de tenter une percée si loin de l’Enclave, hors de toute possibilité de ravitaillement ou de renfort. Si ce n’était… l’Albatros lui-même, avec Cassandre comme chef naviguant, leur chant du cygne n’était pas encore arrivé en cas d’encerclement.

Mais de tout ce guêpier, l’archéologue flairait avant tout les gains inimaginables que représenterait la récupération d’informations oubliées depuis des millénaires : technologies, histoire, la pioches de merveilles était nombreuse. Et il faudrait s’en remettre au dieu du hasard, à une préparation méticuleuse et à un discernement tranché même dans l’urgence pour faire pencher la balance du destin de leur côté.

Les éclaireurs gobelins – car ce n’était que des éclaireurs, n’est-ce pas ? – leur extorquait des rations. Cora perdait son calme, à juste titre. Elle n’était qu’impavidité résolue. Inutile de montrer que cela les contrariait. Si l’heure était dure, ils se nourriraient… de gobelins engraissés par leurs rations.

Une ombre sensuelle glissée dans son dos lui fit rapport de la situation en parfait espion. Miss Raikes. Pleine d’efficacité, à sa manière. Un infime hochement de tête désigna l’assentiment d’Ellendrine. Elle restait confiante en ce que les gobelins de cette région qui n’avait eu de contact avec leur civilisation depuis sa naissance n’entendrait rien d’un dialecte Urhois bien trop déformer et accentué pour ressembler au dialecte des hommes que les hommes verts auraient pu fréquenter il y a de cela bien des générations.

Un vague sourire arma son visage indéchiffrable. Elle était fière. Et amusée. Par cet équipage bien assortie dont elle ne doutait plus à présent qu’ils sauraient donner du fil à retordre à la faune la plus débridée d’Yfe.

-« Ayez confiance en nous, miss Raikes. Il faut savoir perdre un pion, pour gagner du temps et faire échec au roi. Nous avons grâce à vous un coup d’avance en intelligence ennemie. »

Même si les créatures paraissaient belliqueuses, elles ne rechignaient pas à gagner un petit bonus de viande sans combattre. Après tout, il fallait les comprendre. Ils pourraient passer pour un avant-poste pour une invasion ennemie. La race humaine avait parfois laissé un souvenir impérissable aux autres races, pas nécessairement de la meilleure des sortes. Elle trouvait toujours intéressant de leur laisser savoir qu’elle était apte à communiquer avec leur camp pour le cas où il s’agirait de négocier un peu plus tard, ne serait-ce que pour les embrouiller et gagner le temps nécessaire à une autre stratégie.

Cela dit, Nostell n’avait pas tord. Accorder un présent sans contrepartie serait un acte de soumission. L’archéologue était tout à l’étude de sa proposition quand Artemis coupa net cet interlude. Mieux valait fuir pour ne pas rencontrer la seconde vague de gobelins annoncés par Bob. Il se pouvait que cette rencontre ne soit en effet qu’une diversion visant à leur faire la chance de se replier vers une position défendable. Ah, si seulement elle avait jeté son dévolu sur une carrière militaire, elle aurait peut-être fait une décente officière.

Le petit groupe fraya dans le sillage du Loup Blanc à travers les bois de Ciccada, bien blotis dans le cercle de lueur auréolant la balise de Cora. A la vue des constructions industrielles en bon état, le regard d’Ellendrine étincela comme des gemmes. Son aura elle-même semblait déborder au-delà du maigre faisceau de la balise tant sa curiosité et son avidité scientifique se faisait pressante malgré la situation peu gouleyante. Sans s’en rendre compte, elle allongea le pas pour rattraper Artemis, se retrouvant le museau dans la brume.

De fait, Artemis et les autres se mirent à courir pour fuir la danger, la replaçant au centre de la zone sécurisée. Elle vit qu’Artemis procédait à une lecture de l’édifice, les signes ne trompaient pas. Elle salivait à l’idée de lui crier « dites-moi tout ». Mais les mesures défensives semblaient primer sur les secrets du lieu. Pourtant, à ses yeux, les deux fins n’étaient pas forcément incompatible.

Farouk et Artemis barricadent instamment l’entrée du hangar où ils se sont engouffrés. Envahis de lianes séchés et de sédiments, l’espace laisse imaginer une structure organisée en chaîne de production de technologie avancée. L’Aramilane identifie des robots remarquablement avancés qui défient les lois du temps et de la rouille. Pour un peu qu’il s’agisse d’une usine d’assemblage de voitures, tout ce fatras ne leur sera d’aucune utilité. Mais s’il s’agissait d’une usine d’armement et que la technologie des Anciens soit de qualité robuste, cela pourrait tourner à leur avantage dans la bataille qui s’annonce.

D’ailleurs en parlant de bataille, une pluie de pierre et de coup s’abat sur les panneaux métalliques barrant l’entrée du hangar.
-« Pas moyen d’expertiser un site tranquillement pendant une minute dans ce monde ! » s’indigne la noble dame.
Ses sourcils froncés accusent silencieusement les intrus, comme s’ils avaient commis un geste de la dernière grossiéreté, comme mettre des bottes crottée sur une table durant un repas mondain.

-« Farouk, Nostell, veillez à ce que la porte ne cède pas. Bloquez-la ou renforcez là comme vous pouvez… Cora, envoyez votre précieux robot en éclaireur, voulez-vous ? … en hauteur, pour tenter de cartographier les failles de l’édifice et ses éventuelles issues ou niveau. Il se peut qu’il y aie d’autre brèche dans les murs ou porte à verrouiller avant que les gobelins ne s’y engouffre pour nous acculer. »

Elle dégagea des mèches folles de son visage au regard vague, habité par une vive concentration, dont la frénésie se percevait plus à son aura électrique alors que son esprit moulinait. Ses yeux scannaient le sol et le matériel vétuste comme le ferait un robot en reliant les points entre eux. Allumé par la vision de cristaux, elle déchanta bien vite en remarquant que la plupart étaient brisés. Qui que soient les occupants, ils n’avaient pas déserté la région sans combattre ou sans emporter tout ce qui pourrait être utile à la survie de ce qui restait de leur peuple dans leur ultime refuge.

Plusieurs autres cristaux de forme et de couleur singulière semblaient néanmoins fonctionnels. La chercheuse n’en avait jamais vu de semblables auparavant. Elle en attrapa un de couleur orange et plongea aussitôt dans une vision du passé en accéléré. D’abord un grand vide, les jours et les nuits se succédant et les couches de poussière s’accumulant. Elle laissa son esprit surchauffer par le défilé en accéléré sans s’attacher au tournis nauséeux qui la guettait, elle avait trop d’expérience en cognition pour cela, ce qui lui permit de remonter encore plus loin. Elle vit l’utilisation de ces cristaux pour actionner les machines, sans déceler toutefois leur réelle utilité.

-« Je crois pouvoir redémarrer certaines stations de cette usine antique ! Le résultat pourrait nous étonner… »
Elle ne savait pas si ses yeux étaient devenu terne pendant une dizaine de secondes ou deux minutes. Mais les autres semblaient avoir bougé.
-« Artémis, pouvez-vous vérifier avec votre loup s’il y a des choses intéressantes ou des menaces en lien avec un sous-sol ? »

Ce faisant, elle était déjà en train d’amasser les cristaux les plus appétissant, dont l’un deux atterrit curieusement dans sa besace d’aventurière, avant de tenter de les glisser dans les fentes de consoles de contrôles qu’elle dépoussiérait hâtivement avec sa manche. On aurait dit qu’elle participait à un jeu concours pour la résolution chronométrée de casse-tête en tentant de faire correspondre le plus vite possible des pièces de puzzle tintant entre ses mains.

Diante, avec du temps et une équipe, elle aurait fait splendeur de cet endroit !

-"Cora! Aidez-moi à insérer les bonnes lamelles de cristaux dans ces panneaux de contrôle. J'espère que cela nous procurera au moins une jolie diversion."

Ce qui pouvait être facile quand on avait le temps devenait plus complexe dans la précipitation. Même sans mode d’emploi, elle finit par réussir à unir les cristaux d’alimentation à leurs unités et bidouilla quelques leviers pour tenter de ranimer l’usine ensommeillée.

Spoiler: