Était-elle seulement une femme ? Au fond, son pouvoir ne reflétait que ce qu'elle pensait réellement être : un enfant pas tout à fait terminé dans le corps d'une adulte déterminée. Qui de Lillie ou du Général prenait le pas sur l'autre ? Elle arpentait les rues de la basse-ville de Xandrie, son corps frêle balloté par les flots déchaînés des âmes désoeuvrées. C'était un de ces jours de vide, qu'aucun avis de tempête n'avait su prévoir. Vagues à lames sur pensées submersibles. La Révolution n'avançait plus. Pire, les dissidents trépignaient de plus en plus. Elsbeth gardait son cap, mais la diplomatie ne suffisait pas à nourrir les esprits les plus affamés de vengeance. Que pouvait-elle y faire, elle, l'Opalienne exilée, la fille à papa apeurée, propulsée au rang d'espoir pour un peuple qui n'était pas le sien ?
Elle allait et venait, laissant traîner au bout de ses lignes auditives quelques hameçons, sans rien remonter que des racontars un peu fades. Elle interrogeait quelques passants au détour d'une ruelle mais n'apprenait rien de vraiment nouveau. Une mère, une de plus, pleurait le départ d'un fils pour une mine de myste. Un père, un de moins, n'était jamais revenu d'une expédition lointaine. Mais derrière chacune de ses histoires le joug d'Opale se dessinait en filigrane, appuyant sa perfide lame courte contre les gorges sanglotantes qui pleuraient ces récits. Lillie bouillonnait, sentait du fond de ses entrailles monter un cri gris qui s'évanouirait sous sa langue. Car au bout du poignard, c'était la main de son père qu'elle imaginait fermement resserrée.
La nuit était tombée. Les lanternes éparses projetaient sur la ville leur halo feutré, qui ne suffisait pas à contrer les ombres qui prenaient comme tous les soirs leurs quartiers à Xandrie. Les ruelles se parèrent de noir, se parfumèrent d'alcool bon marché et firent les yeux doux aux malfrats à peine déguisés. Plus d'un œil indiscret suivait maintenant les mouvements de la jeune fille aux cheveux roses. Lillie devrait bientôt choisir : regagner sa planque ou trouver un coin où reprendre son apparence d'adulte. Elle était sur le point de se dissimuler dans une impasse quand elle perçut les bribes d'une conversation qui la firent s'arrêter.
Devant la porte de service d'un débit de boissons, un homme et une femme parlaient à voix basse. Il était question d'une mine de myste, loin dans les Monts d'Argent, au-delà des frontières. Une mine que Lillie n'avait encore jamais visitée, mais de laquelle elle avait pu s'approcher en suivant un temps un groupe de mineurs réquisitionnés. Elle s'approcha lentement, feignant la tranquille déambulation d'une gamine des rues pour assouvir sa curiosité. La mine ne tournait plus. Éboulements. Inondations. Problèmes pour Opale. Opportunité pour Xandrie, pensa-t-elle immédiatement. Elle n'y accorda aucune pensée supplémentaire. Il était temps pour la Générale de la Révolution d'agir. Même si cela impliquait de partir un temps de la capitale.
- J'peux vous emmener, moi. Lança-t-elle en approchant. Il lui fallait un mensonge. Mon père a été réquisitionné là-bas, dans les Monts, et je l'avais suivi avant qu'on m'renvoie. Il paraît qu'il allait être bien payé, enfin, c'est ce que maman a dit. Mais on ne reçoit jamais les sous. Alors moi, j'veux aller le chercher. Si vous êtes jamais allés là-bas, c'est mieux que j'vienne parce que les routes moi j'les ai prises, et c'était pas super facile.
Elle ne savait pas si le mensonge de la gamine qu'elle avait prétendu être avait suffi à les convaincre, ou bien si ces aventuriers avaient décidé qu'un guide – peu importe ses raisons – leur serait de toute façon utile. Toujours était-il qu'elle avait quitté Xandrie en leur compagnie, chaudement équipée, et qu'elle avait maintenant toutes les peines du monde à progresser dans ces terres hostiles, dans ce cimetière d'espoirs. Elle avait filé son mensonge sur tout le trajet, évitant de s'étendre sur des détails qui la trahiraient. Mais les derniers jours avaient été bien trop compliqués pour son corps d'enfant.
Elle avait la mine en vue quand elle commença à sentir ses forces l'abandonner. Elle n'avait plus le choix. Il fallait qu'elle mène cette enquête à son terme. Elle ne prononça pas un mot. Elle ouvrit son sac, en sortit une tenue qui paraissait bien trop grande pour elle. Sans un regard vers ses compagnons, elle se déshabilla intégralement. Le froid lui mordait la peau. Un instant plus tard, sa silhouette nue était celle d'un escogriffe décharné, voûté. Ses vertèbres semblaient vouloir déchirer la peau de son dos. Elle se rhabilla et, la main au fond de son sac, elle attrapa son revolver qu'elle accrocha à sa ceinture.
- Désolée. J'ai menti. Dit-elle froidement à quelques pas de leur destination.