Ven 5 Avr - 7:30
Marché faustien
Violette - Duscisio
Naïf. Quel naïf ! Ce Duscisio avait un cœur sincère, mais il mettait les pieds dans le plat. A la fois avec Violette, comme on enfumerait le terrier d’un ours brun et à la fois avec Feynor. Jamais elle n’aurait imaginé qu’il révèlerait ce secret arraché aussi inutilement.
-« Allons Violette. Un élémentaire a beau être souvent âgé, c’est un enfant aux yeux de sa race. Nos réalités leurs sont si éloignées, qu’ils ont parfois du mal à se rendre compte de nos émotions, de la douleur et de la violence dans la vie des humains… » avança-t-elle d’une voix basse en essayant de pondérer la réaction de Violette.
Elle connaissait le risque face au tempérament d’une marmite constamment sur le point de déborder de colère et d’acrimonie. Loin d’elle l’idée de se fier à ses affirmations je m’en-foutiste. La maraudeuse dévoilait ici l’étendue de sa blessure et toute la hargne prête à être déployée pour ceux qui la rouvriraient. Peut-être Ellendrine serait-elle l’une d’elles ? Au moins le fardeau serait dilué entre eux.
Mais la Mandragore devait capter son attention. Dévoilant d’ailleurs de manière opportune que la situation était différente de ce qu’ils croyaient. Il y en avait un qui s’était fait discret. Il riait bien sous cape…
Ce gredin de Sangrépées mijotait évidemment quelque chose. On pouvait lui reconnaître une certaine finesse et le sens de la mise en scène. Car il avait eu la délicate attention de les laisser chacun poser les questions qui leur brûlaient les lèvres à la Mandragore. Et aussi de les laisser exposer le fond de leurs âmes au grand jour, avant de renverser la table et d’abattre son carré d'as
Ainsi parjuré, l’homme Loup ne réunissait pas les conditions de la conciliation. Il venait en stratège conquérant et les mettait devant le fait accompli. Trompés, poursuivis par les ours. La Mandragore devait ruminer à son tour sa vengeance, quand bien même son avatar avait moins fière allure. Mais ce n’était qu’un détail pour la puissante entité.
Prise en étau sous la pression psychique écrasante, elle et Farouk se recroquevillaient au sol, en tentant de le repousser pour ne pas finir à plat ventre. Ils n’étaient que figurant dans sa pièce de théâtre. S’ils les avaient amené avec lui et les gardaient en vie, c’est qu’ils pouvaient lui être utile. Ellendrine s’attendait à ce genre de trahison depuis qu’on lui avait exposé le programme de l’expédition dans les montagnes. La manière dont Feynor s’y était prise l’avait toutefois prise de court. Et plus qu’énervée.
Sangrépées ressemblait à un très bon méchant de fiction, au faîte de sa gloire. Son discours l’atteignait. Avec l’intervention de Violette, elle se rappelait d’autant mieux le panier de crabes qui les enfermait. Tous pourris. Tous égoïstes. Elle ne devait pas se placer en position d’antagoniste. Ce n’était pas ici l’héroïne.
Duscisio et Farouk grimaçaient sous la pression redoublée des chaînes invisibles, tandis que Feynor tendait sa main pour offrir un marché Faustien.
-« Libérez-moi, vieux loup ! Si vous entendez me parler, ce ne sont pas des manières ! »
Sans doute amusé par le toupet de l’archéologue, il desserra assez son étreinte pour lui permettre de se redresser. Elle reprit haleine. Débraillée qu'elle était, elle était tout en flegme. En dessous, sa peur était pourtant bien réelle.
-« Il est évident que je n’ai ni les moyens ni l’intérêt de vous défier, Feynor. Je ne suis venue ici pour livrer de duel à mort à personne. Inutile de voir en moi ou Farouk un adversaire. »
-« Cela signifie-t-il que vous acceptez mon marché, milady ? » souligne-t-il, rusé, de son sourire ambigüe brillant toujours d'un inconfortable éclat carnassier.
-« Votre belle coexistence tient à peu de chose, femme humaine. »
C’était la Mandragore qui faisait une saillie. On devinait surtout qu’elle n’était plus si sûre d’elle. Ses racines tentaient discrètement de se reconstituer et de s’affairer en arrière-plan. La scientifique en elle se demandait ce qu’il se passerait si Duscisio et la Mandragore se coordonnaient pour attaquer l’homme-loup à ce moment précis. Parviendraient-ils à le surprendre ? Pourrait-elle laisser l'élémentaire se faire tuer? Elle espérait qu’elle connaître la réponse. Après tout, ce n’était pas sa guerre.
-« Mandragore, vous vous battez pour survivre. Comprenez simplement que je fasse de même, si vous avez trouvé dans votre propre écosystème un prédateur ultime. En tant que scientifique, je n’ai de toute façon pas à interférer avec le gagnant. »
-« Pour en revenir à ma proposition, si vous permettez, Ellendrine… »
La vérité est que tout n’était pas si limpide dans son esprit. Elle jeta un regard à Violette, toujours jetée à terre par un dôme de fer invisible. Et à Duscisio, qui n’était pas plus allégé. Ils n’avaient pas à être tous ennemis. Mais il y aurait au moins un perdant. Mieux valait choisir sagement. Être capable de réagir rapidement, quoiqu’il se passe. Le temps est tout ce qu’elle avait à offrir. Pour elle-même. Et pour les autres…
-« J’aimerais seulement comprendre, Feynor… Mon esprit en a besoin. Même si le temps nous manque, dites-moi un peu comment vous voyez le tableau exactement. Quelle est votre vision des choses ?... Vous voulez …tuer la Mandragore ?... Ou seulement prendre le dessus sur elle et détrôner les ours ?... Resterez-vous dans les montagnes en tant que chef des zoans loups ?... peut-être que l’ambition de prendre la tête de la Guilde des Maraudeurs vient à vous… j’y verrai bien un esprit aussi agile et un pouvoir aussi grand. »
Son regard oblique la détaillait d’une manière indéchiffrable. On n’apprenait pas aux vieux singes à faire des grimaces. Il fallait être fou pour tenter de manipuler un manipulateur d’exception.
-« Vous êtes un personnage insolite, Sangrépées. Pouvez-vous m’en vouloir de tenir à savoir dans quoi je m’engage et à qui je dédierai la chronique de ce voyage ? Il va de soi que je ne peux fermer les yeux sur les connaissances qui sont en jeu… "