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La rançon de la gloire

La rançon de la gloire Brandw10
Lun 11 Déc - 22:54
Dure journée, dur spectacle et dur public. Il s'était réfugié dans les coulisses ce soir, souffrant de son mal habituel. L'appel guttural résonnait dans ses entrailles et dans son crâne ; lui-même qui se faisait passer pour végétarien avait bien plus que le goût du sang. C'était la mort qui l'avait sommé de sonner le glas de sa représentation. Non, il n'était pas souffrant et non, il ne voulait pas voir un médecin. Il avait simplement congédié son petit personnel pour mûrir son plan, revoir le visage des victimes potentielles dans le public. Devrait-il changer son mode opératoire ? Il était vrai que les disparitions, les traînées de sang pouvaient facilement remonter jusqu'à lui. Mais longtemps, toujours en vérité, Nimrod avait bénéficié de ce masque d'honnêteté que l'on nommait tout simplement : la célébrité.

Pourtant les dernières pièces de la Sagrada Familia ne faisaient pas salle comble, il s'en rendait compte en dépit des encouragements du producteur, qui parvenait difficilement à épargner à sa troupe les fréquents entretiens chez le directeur de l'Opéra Réal. Le visage amical de celui-ci avait plutôt pris les couleurs du rouge pivoine ces temps-ci, lorsqu'il s'énervait et, non, ce n'était pas juste la faute de l'alcool. Malheureusement un mal ne vient jamais seul et l'homme faisait partie de ces adultes dont on ne sait qui de l'addiction ou de la colère a entraîné l'autre.

« - Lui ? »

L'acteur se releva de son siège au confort luxueux pour trouver sa penderie et y remiser son attirail. Telle la chenille, il faisait peau neuve en revêtant ses prochains vêtements. Tout de noir vêtu à présent, il retrouva sa place devant le miroir et entreprit de retirer les derniers restes de maquillage sur son visage.

« - Ou elle ? » se demanda-t-il, à demi-absent. Il exécutait ses gestes machinalement à présent, sans véritablement se poser de questions ; simplement par habitude, mais son regard était perdu dans le vide.

Ce qu'il voyait devant lui, c'était les spectateurs des premiers rangs. Souvent des riches, des puissants, qui ne se souciaient pas d'être vulnérables. Ils ne s'imaginaient pas que l'on puisse s'attaquer à eux, constituant la cible parfaite. Il s'en remettait au hasard, lorsqu'il n'avait pas peur de s'embourber avec l'une des Sept Familles. Quoi que les Del Astra pouvaient à présent être considérés comme du menu fretin...

« - Non, elle. »

Elle n'était pas comme les autres et son visage ne lui disait rien. Il se rappelait ses vêtements simples, humbles tout au moins, et son maquillage provocateur qui juraient avec le reste du public. Qui était-elle ? Dans le fond, il s'en fichait, tout ce qu'il espérait c'était qu'elle soit seule sur le chemin du retour. Même si de retour, il n'y en aurait pas. Bientôt, le spectacle toucherait à sa fin et comme le vulgaire bétail, elle applaudirait et, repue de sa distraction, se dirigerait vers la sortie.

Tout était millimétré, il n'avait pas besoin de plus de temps, ni de moins. Lorsque le coton quitta définitivement son visage, Nimrod était fin prêt et l'ovation se faisait d'ores et déjà entendre derrière les rideaux fermés. Il avait pris l'habitude de s'éclipser avant la fin ; c'était devenu l'un de ses mouvements signatures. On ne remerciait pas l'acteur, car il ne faisait que glisser d'un personnage vers un autre constamment...

Il trouva la sortie sans croiser âme qui vive, choisissant bien son chemin pour directement s'effacer dans les ténèbres de la nuit bien entamée. Hiver aidant, il faisait noir plus tôt et les victimes se faisaient de fait plus nombreuses. Elle ne serait qu'un chiffre, une croche dans une énième ode à l'incompétence de la Garde. Au terme de son exfiltration, il guetta la porte principale en silence, depuis le renfort mal éclairé d'une ruelle, tenant son cristal dans une main, son masque dans l'autre. La suite de la scène lui donnerait l'occasion de revêtir l'énième pièce de son apparat.

Quelques minutes passèrent, la foule de badauds quittant l'Opéra Réal s'égaillant progressivement. Un vent océanique soufflait depuis le Nord et tailladait les braves, accélérant les embrassades habituelles et la dispersion du public. Et bientôt il la vit. Elle marchait d'un pas assuré, le talon de ses bottes sonnait un tempo soutenu sur les pavés ; sa direction croisait plus ou moins celle qu'avait prise le meurtrier pour l'attendre et il la vit passer devant lui sans qu'elle se doute de quoi que ce soit. Naturellement, comme si la question ne se posait pas, il entreprit de la filer en se dissimulant littéralement dans les ombres ; voudrait-il être aperçu que cela ne serait pas possible.

Il était patient et connaissait la ville par cœur, il profitait de ce moment pour mieux la détailler. Parfois, l'acteur se rapprochait pour la reluquer de plus près ou sentir les effluves de son parfum, zigzaguant alors entre les lumières des lampadaires qui s'alternaient sur leur route. C'était une belle femme et peut-être que le Nimrod originel aurait succombé à ses charmes, mais aux yeux du spectre ce n'était rien de plus qu'une proie.

Ils y étaient à présent : elle se trouvait pratiquement à sa portée, le boulevard qu'elle avait emprunté était devenu rue et aucune âme qui vive ne hantait les parages. Il ne sut dire quoi, un mauvais pressentiment peut-être, mais c'était comme si elle s'était doutée de quelque chose et avait accéléré le pas. Pouvait-elle sentir sa présence ? Comme le doute commençait à s'insinuer, il décida de passer à l'acte. De la noirceur qui l'enveloppait, il naquit soudainement et tomba sur elle de tout son poids pour l'entrainer vers une venelle adjacente, où il la plaqua contre un mur.

Sa main était déjà posée sur sa bouche, son couteau glissé sous sa gorge et ses yeux plongés dans les siens. Il n'avait plus qu'à esquisser un geste de la main pour répondre à ses pulsions, combler une nouvelle fois le gouffre de sa mémoire  et l'appétit de son vestige par l'occasion...
Mer 13 Déc - 23:46

La rançon de la gloire

ft Nimrod


Il avait au moins la grâce de la regarder droit dans les yeux, tandis qu’il la malmenait. Criminel, meurtrier, mais gentleman. Il lui fait cette chose terrible, comme de la plaquer contre le mur d’une venelle sombre, déserte, et de la bâillonner avec sa main, pour ne pas qu’elle crie. Ce n’est pas la première fois, il opère sa besogne avec une espèce de lassitude nonchalante et ses mouvements sont mécaniques, orchestrés. Ève se demande quel numéro elle porte au-dessus de sa tête et l’idée de n’être qu’une parmi les autres la vexe un peu. Elle reste très calme, très sage, quand la morsure du froid d’une lame lui caresse la gorge. Son cœur cogne dans sa poitrine en même temps qu’elle étouffe, sa bouche, chaude, plaquée contre sa paume, froide.

Dois-je me débattre ? Si je reste tranquille et très docile, je vis plus longtemps ? As-tu prévu de m’égorger avant de me vider de mon sang ? C’est alors qu’elle reconnaît les traits de son assaillant, et que malgré la peur qui lui bouffe les entrailles, elle ne parvient pas à réprimer un sourire. Tu le sens peut-être, contre ta main. Et si ce n’est pas le cas, je suis sûre que la courbe de mes yeux suffit.

Alors ça, quelle surprise.

Quelques minutes plutôt, elle l’admirait, bien installée sur son fauteuil d’opéra, félicitait son talent à l’autre bout de la salle. L’enfant chéri du public. Oh, les dames l'adoraient, avec sa belle gueule, c’était tout à fait compréhensible. La plupart se lamentaient évidemment que qu'il ne s'attarde pas plus longuement à la fin des représentations pour pouvoir le rencontrer. Elles rêvaient toutes de quelques instants à ses côtés, de l’opportunité de lui embrasser les deux joues, très respectueusement, bien que les commentaires qu’elles échangeaient à son sujet n’avaient absolument rien de respectable. Il faut croire que plus il fuyait, plus ça le rendait mystérieux, et donc par la même occasion, tout à fait désirable.

Et voilà qu’il se pressait désormais contre elle, livré de toutes ces pulsions meurtrières qu’Ève lui ignorait, mais qu’elle lisait sans grande difficulté dans le fond de ses yeux. Ça, c’était ce qu’on pouvait appeler retournement de situation. C’était intrigant, il fallait bien l’avouer. Elle se demande combien ces mégères auraient-elles payé pour se trouver à sa place à cet instant présent. C’était tout à fait le genre de scène qui avait le don de réveiller la libido de toutes les cinquantenaires ménopausées. De quoi les faire se sentir toute spéciale, choisie parmi les autres. Les arracher à leur quotidien très ordinaire. Et comme elles devenaient désormais, sans aucune raison apparente, exceptionnelles, élues parmi tant d’autres, leur assaillant ne pouvait que tomber follement amoureux, pas vrai ? C’était la suite logique de l’histoire, n’est-ce pas ?

Ève se permet même de penser qu’en plus d’un acteur formidable, il ferait un merveilleux gardien de zoo. Elle ne l’avait presque pas senti arriver dans son dos. C’est qu’il est très bon à ce jeu : celui où son piège se referme très lentement sur l’animal pourchassé. Tout ça semble très facile, elle est petite, il est plus grand ; plus puissant et il n’a aucun problème à la prendre de force.

Mais tu as fait l’erreur d’hésiter.
Et dommage pour toi, j’ai une chance incroyable.


« Tout va bien ? »

Le couple de vieux qui nous dévisage avec inquiétude est du genre à se mêler de ce qui ne les regarde pas. Je le sens, tu as envie de les envoyer se faire foutre, leur dire d’aller s’occuper de leur cul. Mais la folie meurtrière qui assombrit ton regard s’estompe et tu restes un peu hagard, il me semble. Tu te rappelles que tu es une star de cinéma, et que si on ignore mon identité, on connaît par cœur les traits de ton visage. C’est quand même con, n’importe où sur cette foutue carte, on tournait les talons devant ce genre de crimes – on abandonnait les gosses, les clochards et les putes à leur sort, en faisant mine de n'avoir rien vu – après tout, c’était de leur faute de ne pas pouvoir se payer un toit pour se protéger. Mais pas à Opale. Ici, les gens s’encombrent d’un véritable sens moral.

Ève sent la prise sur sa bouche qui se ramollit. Elle pose sa main sur le bras, et l’abaisse très doucement. La femme ne détourne pas le regard de celui de son agresseur – lui intimant de la laisser faire – lorsqu’elle répond : « Tout va bien, merci. » J’aime le son de ma voix, quand je mens. Un sourire amusé, vaguement moqueur – celui d’une femme qui a gagné la bataille avant même que celle-ci ait commencé – s’installe sur ses lèvres. Un long silence s’ensuivit, durant lequel personne ne bouge. « Pardon, nous avons cru que… » Ils ne vont pas au bout de leur phrase. Ce serait faire de graves accusations. Cette fois-ci, la brune tourne la tête en leur direction, et son sourire se fait délicat, un peu honteux. Elle échappe un petit rire éloquent, plein d’embarras, tandis que ses hanches roulent malencontreusement entre lui et le mur. Ève fait mine de refermer pudiquement le col de son manteau. De toute évidence, son petit numéro est suffisamment convaincant, puisqu’ils s’excusent platement, comprenant alors qu’ils viennent d’interrompre le jeu  – certes vicieux – de deux amants peu consciencieux, et disparaissent presque aussitôt, l’air de dire : amusez-vous bien, les enfants.

Tu vois, moi aussi, je suis une comédienne remarquable. Ne me remercie pas.

« Où en étions-nous ? » Son regard accusateur glisse sur la lame qui s’est rétractée et qu’elle observe attentivement. « Ah oui. » Elle imagine volontiers l’onde de douleur pure qui se diffuse dans le corps de l’acteur, lorsque son genou s’égare (s’enfonçe) tristement (violemment) dans ses bijoux de famille. « Espèce de psychopathe ! Pervers ! Assassin ! » crache-t-elle de bon cœur, pour la forme, avant de prendre ses jambes à son cou.

Allons, monsieur le gardien de zoo, tu n’espérais tout de même pas que ta petite proie de la soirée allait se montrer raisonnable ? Non, c’est dans la nature de l’animal de se battre férocement contre toute forme d’oppression. Il faut être indomptable, crier, se débattre, et mordre pour survivre. Alors tu comprends, pas vrai ? De mon côté, je préfère lorsqu’ils se montrent obéissants, et qu’ils viennent à moi d’eux même. Mais il ne s’agit pas de moi, ce soir, et quelque chose me dit que ce petit jeu-là te plaît mieux. Allez, je te fais ce plaisir, pour ce soir. J'aurai pu crier à l'aide, plutôt, devant le couple de vieux friqués, mais je ne l'ai pas fait, alors, ne l'oublie pas, d'accord ?

La brune cavale jusqu’au fond de la venelle, bifurque au dernier instant à la première intersection. Ses talons aiguilles claquent contre les pavés, et elle finit par s’arrêter pour les retirer. Quelle idée de porter des talons aussi hauts et des robes aussi serrées pour se faire courser...