L’opalien avait trouvé le mot juste et avait agi, contre toute attente, en défaveur de la violence inhérente à son origine. Le Patrouilleur souffla, soulagé de voir la créature replier ses ailes. La religieuse réagit à temps et permis à l’ange métallique de retrouver sa vocation première. Ryker frémit face aux deux entités. L’une les avait trompés et s’était faite passer pour une frêle créature pour leur révéler des talents suspicieux … tandis que l’autre arpentait sans frémir la vallée de l’étrange. Sa voix était si humaine … et antique à la fois. Il l’observa, suivit du regard les perles de sang qui sinuaient sur les gravures de son cocon d’acier. Son esprit se refroidissait peu à peu et les effets de l’excitation du combat se perdaient. Il commençait à se rendre davantage compte de ce qui l’entourait. La créature angélique pianota dans une espèce d’illusion qu’il avait parfois observé sur certains cristaux auxquels il avait déjà eu affaire. Le lien avec l’Empire était évident, mais la date le secoua tout de même. Qui était-il face à tant d’histoire ? Et ce qui se déroulait sous ses yeux commençait à le dépasser.
- Toujours … là ? répliqua-t-il, les sourcils froncés.
Il resta pantois, remercia Jeremiah lorsqu’il passa à sa hauteur d’un signe de tête. Mais que disait cette chose ? Ce qu’il avait vu avec les planètes, avec les yeux de cette chose … Son cerveau patinait et ses années à se confronter à des monstres et au tracas du quotidien ne l’avaient pas préparé à cela. Il n’était pas aculturé pour autant. Mais là … là … Perturber la course des astres ? Bon sang, mais ça touchait à des notions qui était si loin pour lui … Qui avait donc un tel pouvoir ? Ils n’étaient que des fourmis au milieu de la Brume. Il laissa ses camarades poser les questions qui leur venaient à l’Astronome mais lui restait coi. Tous ces morts, sans compter Amir. Cette tour et cette présence. Le Liéchi qui rôdait encore aux abords de sa conscience. Non, il devait se concentrer, avancer. Ne pas vaciller. Sa raison ne parvenait pas à entendre, comprendre. Il lui faudrait du temps pour assimiler tout cela.
Les affaires du Portebrume étaient éparpillées un peu partout. Il ne prit pas la peine de s’en préoccuper et ne rassembla que le strict minimum avant de poursuivre la mission. Il en apprenait déjà assez avec les dits et non-dits de la créature. Le reste devrait attendre d’être au calme pour l’intégrer et être capable d’en faire un retour intelligible à Réno. Il soupira et s’engouffra à la suite des autres. Il ne fallut que quelques secondes pour qu’une nouvelle situation ne vienne les contraindre : un envoyé du Régent armé d’une mitrailleuse les attendait. La fragile religieuse s’en occupa d’un geste. Elle, il la retenait. Il s’était laissé avoir pendant toute leur mission, elle était douée … et puissante. Il remonta à sa suite et s’empara de la mitrailleuse : convaincu que la suite lui réserverait encore des surprises. Le Patrouilleur la porta sur le dos, prêt à voir un dragon débouler d’on ne savait où, ou une manticore ou encore on ne savait quelle saloperie. Quoi de plus étrange qu’il n’ait déjà vu dans cette tour qui le rendait cinglé ?
- Tu ne sais pas encore tout … pas tout … mais tu verras … murmura-t-Elle, avide de le déstabiliser une fois de plus. Mais il sentait qu’Elle aussi était perplexe, qu’Elle ignorait des choses et se sentait perdue, aussi.
Ryker s’engouffra à la suite de Nemeth, Jessamy et Lewën. Il découvrit le sommet de la tour où une étrange pulsation faisait vibrer un dôme dissimulé au sein d’un jardin dévoré par le temps. Seules les branches et troncs courbés par la mort décoraient ce qui avait autrefois dû être un endroit de paix. Mais après ce qu’ils avaient vu, plus personne n’y prêtait attention. Il dardait le canon vers les recoins d’ombre, son épée brisée rangée dans son dos. Qu’il le veuille ou non, il commençait à ressembler de plus en plus à Artemis ainsi accoutré. Attirés comme des doryphores par une pomme de terre, le groupe s’échoua sur les vitres ternes du dôme, dans un état trop parfait pour être normal. Une porte en fer était ouverte. Le Patrouilleur inspira, porta la gaine de l’arme sur le côté et glissa sa main sur son épée courte. Quelle nouvelle horreur allait les attendre ? Le Régent, enfin celui qu’il suspectait d’être le Mandrebrume en personne ? Pourtant tout était calme. A part ce bourdonnement incessant …
Une nouvelle vision cauchemardesque s’imposa à eux, en la personnification d’une machine mêlant organique et mécanique. Une aberration qui usait d’une créature qui lui était jusque là inconnue. Sa viande reliée à un dispositif complexe duquel émanait encore des ondes de chaleur qui témoignaient d’une activation récente. Mais le tout avait été détruit avec une force sans commune mesure. Une créature humanoïde et strigiforme qui avait été altérée avec la même cruauté qu’Ezra, que l’eshim qu’ils avaient croisé. Eshim … étonnant que l’opalien connaisse ce terme. Il ne l’aurait jamais pensé versé dans ces arcanes linguistiques. Après tout, lui aussi était un patchwork de ses expériences passées et peut-être que Jeremiah, sous ses traits difformes, cachait bien d’autre choses. Son instinct lui souffla Magistère. Qui n’était pas du Magistère à Opale ? Il n’en savait rien. Il ne les connaissait que peu, trop citadins à son goût. Trop … décalés. L’étaient-ils réellement ? Ou était-ce lui, l’artefact d’un temps ancien ? Corrompu par la Brume ?
La voix qui s’imposa à lui le força à faire un pas en retrait. Dans sa tête, qui s’adressait à la fois à sa part de Malice et à son être véritable. Il frémit, depuis quand cette chose était là ? Quelle était cette porte ? A chacune des questions posées, la voix répondait dans leur crâne. Il percevait ses réponses à des questions qu’il n’avait posées mais dont il devinait la formulation. Elle menait un monologue silencieux qui affaissait ses épaules à chaque révélation. L’Astronome avait donc raison ? Etait-ce … un Dieu ? Déméphor ? Bon sang. Les oreilles du Patrouilleur vrillèrent, sa raison se troubla. Sa conception du monde changeait, se brouillait. Il était descendant de scientifiques, on avait tenté sans succès d’en faire un et il avait fuit dans la Brume à la recherche de son héritage. Il y avait passé dix années à côtoyer un monde qui le dépassait et à chercher à comprendre comment tout cela s’ordonnait. Sans méthode, sans clairvoyance : à la force de ses bras et de son âme. Mais ça, ça … Au moins cela mettait à mal deux choses : les dieux n’étaient que des êtres iconisés et les humains étaient abominables. Avait-il vraiment envie de les sauver ?
- Ma douleur, ma préférence … murmura sa Nebula, elle-même était curieuse des chemins que prendrait la psyché du Patrouilleur à partir de cet instant.
- Mais qu’êtes-vous … murmura-t-il en dehors de ses pensées, peu habitué à la télépathie telle que la maniait Keshâ.
« - Je faisais partie des Hullules. Notre peuple habitait ces terres bien avant que les Hommes n'arrivent, avant la Brume. J'étais leur porte-parole et, à cause de moi, nous nous sommes ouverts à eux et les avons accueillis. Avant de m'en rendre compte, je faisais partie de leur religion, j'étais élevée au rang de Dieu, quand bien même je n'avais aucune idée de ce que cela voulait dire... »Il marqua un temps d’arrêt. Cette créature … répondait-elle à ses questions ? Etait-elle en vérité le puits du savoir absolu ? Il confirma ce qu’il en avait conclu, bien entendu, mais cela le secoua tout de même. Qu’avait-il besoin de savoir, là et vite. Chacun s’observa, se regarda. Chaque agenda allait se révéler à eux, chaque secret s’émietter : allaient-ils pouvoir se faire confiance ? La créature n’était pas sotte car elle leur révélait à tous la teneur de sa sagesse. Percerait-il les desseins des autres ? Les autres perceraient-ils le sien ? La voix était si ancienne qu’il percevait presque des inflexions de poussière dans des fréquences si profondes qu’elles bouleversaient l’écoulement du temps.
- Où est le Régent ? Que s’est-il passé ? demanda-t-il de nouveau à voix haute en signe de tempérance pour ses camarades.
« - Il est parti convoquer son armée pour aller vers sa prochaine destination : Zénobie. » reprit la chose, mais aussi tôt une question se formula dans l’esprit du Patrouilleur sans qu’il ne la contrôle. « Ce qu'il y à Zénobie... l'origine. C'est là que la Brume est apparue, née au coeur du centre de recherches, le Laboratoire Demephor. Il a créé, ou appelé, quelque chose qui ne fait pas partie de ce monde, c'est pour cette raison que sa nature échappe à l'Omniscience. Votre seule chance est de le rattraper et de l'empêcher d'arriver à ses fins. Quoi qu'il cherche, il est fort probable que cela se trouve à Zénobie. C'est là que tout a commencé... »Ses cartes, le livre qu’il avait trouvé dans l’étrange dimension. Il avait aussi tôt pensé à comment s’y rendre, comment le poursuivre. Peu usager de ce type de communication, il laissa perler ses émotions et son inquiétude. Le Régent et le Mandrebrume n’étaient qu’un, il le savait à présent.
- Pardon, mais la Brume est … se bloqua-t-il, interpellé par cette information.
La Brume est apparue en … en … et … Arkanis est … et Dainsbourg …Le Patrouilleur se bloqua, incapable de formuler clairement la question qui avait toujours donné un sens à sa vie. Sa Quête. Ce pourquoi il arpentait la Brume et pourquoi il avait survécu tout ce temps. Trouver l’origine, trouver le sens. Trop de choses, trop de questions … trop de poids.
« La Brume n’appartient pas à ce monde. Ce savoir ne m’appartient pas. Mais pour Dainsbourg … Le Cercle a fait échapper Arkanis de sa prison sous Dainsbourg. Lorsque Sancta est tombée, le don d'Arkanis qui y était scellé fut volé en secret. Ce don est en vérité passé de main en main au sein du Cercle depuis et ses membres s'en sont servis pour gagner en influence, recruter et renforcer leur réseau au sein d'Epistopoli. Lorsque leur Leader est devenu l'actuel Régent, il a déclenché une guerre avec le pays voisin pour mettre fin au rapport de force de l'Eglise sur le monde entier et placer ses pions loin des feux des projecteurs... au sein de Dainsbourg. Tout a été pensé depuis lors pour infiltrer les souterrains et libérer Arkanis. Seulement le Leader n'avait pas prévu que son corps ait été fossilisé et il a été trahi par ses subordonnés, servant d'enveloppe parfaite pour le Faux Dieu. Par esprit de vengeance et aussi pour masquer sa présence sous les traits du Régent, Arkanis a alors détruit la racine de l'Arbre Divin passant sous la cité pour faire céder la barrière qui retient la Brume et provoquer la catastrophe que vous connaissez … Et non, vos proches sont tous morts. »Les mots s’entremêlèrent et il recula d’un pas, abasourdi par le couperet qui venait d’enterrer sa quête, sa vie. Il secoua la tête, s’appuya sur son épée pour reprendre le cours de ses pensées. Il venait de prendre un coup d’une telle puissance qu’il ne comprenait pas encore tout, sinon que le Mandrebrume avait tué sa famille. Que le Mandebrume avait pris corps dans le Régent, qui était lui-même un fanatique du Cercle ? Mais quelle corruption œuvrait donc dans les cités … Ne se rendaient-ils pas compte des dommages créés ? Des impacts sur les milliers de vie ? Sur ce monde ? Ces pouvoirs que maniaient les êtres tels qu’Arkanis étaient trop dangereux pour ce monde. Ça, les paroles de l’Astronome. C’était vertigineux … il n’était pas équipé pour cela. Il demandait simplement à protéger le monde, à faire au mieux pour que tous puissent y vivre et y avoir une chance. Il était seul, ou presque. Lestat se faisait discrète, elle intégrait les informations et planifiait avec méticulosité. Il la sentait rôder telle un squale.
« Mon cristal est resté ici, derrière cette trappe scellée... »Hm ? Quelle était cette réponse ? Et à quelle question ? A qui appartenait-elle ? Mais déjà elle s’effaçait sous la masse des révélations et la douleur qu’elle engendrait en son cœur et son âme. Il ordonnait ses pensées, intégrait ce qui s’était déroulé. Arkanis, Arkanis … Mandrebrume ? Mais à quoi ça rimait, qui était-ce et de quels pouvoirs parlait-il … Mais encore une fois le Patrouilleur débordait de questions et son esprit les formulait à sa place. Ou bien était-ce Elle ? Non … Elle se gardait bien d’interférer jusque-là.
« Arkanis est le nom que s'est donné Nikolaï Svetlanov, un chercheur de l'Empire d'Yfe et membre éminent du Laboratoire Demephor de Zénobie, lorsqu'il est devenu l'un des "dieux". Son don vient du cristal originel lui permettant de manipuler la fabrique de la réalité grâce à l'usage des runes. Il lui permet entre autres d'avoir simultanément jusqu'à six autres dons en inscrivant des runes sur son propre corps, mais les limites de son usage sont ultimement finies par la conception et la connaissance du monde qu'en a son possesseur. »CLANG.Le son eut l’effet d’un seau d’eau glacée sur la psyché du Patrouilleur, sonnée par les révélations. Il se retourna et eut l’impression d’un brusque retour à la réalité. Jeremiah tenait la pale de l’Astronome et frappait à s’en user une trappe. Une trappe, une trappe …
Une trappe ?
- Le Cristal ? Omniscience ? JEREMIAH ! hurla le Patrouilleur en essayant d’attraper son épée de ses mains maladroites.
Il chancela, son esprit frappé par la torpeur d’un monde qui se renversait. Ryker tendit la main vers l’opalien et entreprit de s’avancer vers lui alors qu’il enfonçait ses mains dans le dispositif de chair et d’acier. Il attrapa son arme à deux mains et lui hurla de s’arrêter mais tous ses repères envolés, le Patrouilleur trébucha sur le chien putréfié qui s’occupait à renifler des morceaux de viande divine éclatés à terre suite à l’acte du mutant. Il roula à terre en direction de Jeremiah et se macula de chaire, lâcha son épée et glissa de nouveau avant de se relever.
- C’est pour moi. C’est. Pour. Moi. rugit une voix caverneuse dans son esprit.
Agité de soubresauts, le Patrouiller se mordit la lèvre pour tenter de garder le contrôle. Son pouvoir se diffusa et la Nebula s’ancra dans ses membres. Un goût de sang gagna sa bouche et un filet carmin s’en échappa tandis qu’il tentait de se relever. Il attrapa une dague et se lacéra l’avant-bras pour en faire gicler un sang chaud et maculé d’une sorte de Brume ou de fumée liée au froid, on n’aurait su dire. Il se redressa, le tissu en lambeau révéla une série d’entailles similaires et cicatrisées sur sa peau. La douleur, la douleur lui permettrait de tenir. Il serra les dents et se releva avec difficulté. Son arme était dirigée vers l’opalien. Malheureusement, son champ de vision était brouillé et la douleur que lui infligeait sa Nebula dans son crâne ne refluait pas. Il ne put que le pointer, alors que sa part de Brume redoublait d’effort pour prendre le dessus. Dix années, dix années de trop. Dix années de sursis avant de se transformer en Errant.
- Il … il veut s’emparer du Cristal pour … lui ! hurla le Patrouilleur, encore trop loin pour ne serait-ce qu’agir.
Elle reprit ses assauts et lui tira un cri de douleur. Il se prit la tête entre les mains. Jamais sa Nebula n’avait été aussi violente, jamais il n’avait perçu sa santé mentale à ce point vaciller. Il se concentra sur sa douleur, chacune de ses pensées fustigées par la force de la Malice qu’il avait eu le malheur d’héberger.
- HRP:
Ryker poursuit sa mission, un peu secoué, mais remonte et s'empare de la mitrailleuse en vue d'une prochaine menace.
Il entre et commence à se poser mille questions qui viennent à chaque fois remettre en cause sa conception du monde.
Fragilisé par ces révélations, son esprit laisse une faille et révèle les intentions de sa Nebula : acquérir ce pouvoir pour elle. Il vacille et lutte pour ne pas la laisser prendre le contrôle de son corps.
Il arrive tout de même à prévenir les autres, bien qu'ils aient tous dû remarquer ce qu'il se passait : un opalin fanatique et un portebrume à deux doigts de se transformer en Errant.