Mar 1 Aoû - 0:50
Les secrets de Rimegard
Ft. Lewën Digo
Suite directe du RP "Le Myst'air"
Le bateau filait à toute allure en direction de l’ile de la Flatterie et, pour une rare fois, Elizawelle n’avait pas le mal de mer. Installée à la proue, elle profitait du voyage et du vent salé qui fouettait son visage. Sortir d’Opale avait été la meilleure décision qu’elle avait prise depuis qu’elle était revenue de Dainsbourg. Il lui faisait un bien fou de s’aérer l’esprit. Malgré tout, dans les jours qui dessinèrent le début de son aventure avec Lewën, elle succomba régulièrement à la tristesse. Cette fois-là, les yeux rivés sur l’horizon, elle observait sans vraiment les voir les montagnes noires de l’Île aux Dragons, qui s’élevaient brusquement dans des hauteurs vertigineuses. Victime d’accès de mélancolie qu’elle peinait à chasser, les souvenirs défilaient devant ses yeux sans qu’elle parvienne à les réfréner. Ainsi perdue dans ses pensées, Lewën fut d’un grand secours. Faisant toujours preuve d’une grande finesse, il la sortait régulièrement de ses rêveries, sans pour autant faire preuve d’indiscrétion sur les raisons qui provoquait ces moments de grisaille. Elle ne sursauta donc pas, cette fois-là, lorsque le médecin se glissa à ses côtés. Elle l’accueillit d’un sourire reconnaissant et acquiesça à sa question.
– Oui, confirma-t-elle. On voit l’Île aux Dragons, le renseigna-t-elle en désignant les montagnes à l’horizon. L’île de la Flatterie est plus proche, mais elle est si plate qu’on ne la verra qu’une fois dessus, s’amusa-t-elle, laissant la maussaderie derrière elle pour retrouver son éclat habituel.
L’île de la Flatterie était effectivement totalement dépourvue de reliefs. Immense, elle abritait un grand nombre d’exploitations agricoles, mais aussi de nombreuses terres d’élevage, dont celui d’un ami d’Eliza. Officiellement, l’élevage avait été racheté, comme la plupart des terres de l’île, par les Ozwinfield qui dominaient le marché dans le domaine. L’ami d’Eliza était toutefois toujours responsable de l’endroit, bien qu’il aille désormais des comptes à rendre à la famille opaline. Il n’avait repris l’élevage que deux ans auparavant, lors de la mort prématurée de son père. Avant cela, il avait passé de nombreuses années à errer comme mercenaire, époque à laquelle il avait fait la rencontre d’Eliza. Ensemble, ils avaient effectué plusieurs périlleuses missions et elle lui avait sauvé la vie si souvent qu’il lui avait assuré avoir une dette éternelle envers elle. L’aventurière lui avait donc envoyé un message par télégraphe et il s’était empressé de l’invite. Lewën et elle étaient à l’extérieur et traversaient une parcelle de terre à pied pour rejoindre les bâtiments principaux lorsqu’un large sourire éclaira le visage de l’aventurière.
– Asher ! le héla-t-elle en agitant la main pour le saluer.
L’homme se retourna et son visage s’éclaira. Il trottina jusqu’à eux, un grand sourire sur le visage, et prit Elizawelle dans ses bras avec familiarité, la soulevant du sol. Celle-ci rit de bon cœur, heureuse elle aussi de revoir son vieil ami. Elle lui tapa amicalement dans le dos et il la déposa au sol.
– C’est toujours un plaisir de te revoir, Liz, apprécia-t-il en la détaillant. Tu es toujours aussi jolie !
Elizawelle ne perçut ni les intentions charmeuses de son vieil ami ni la lueur de réprobation qui s’était allumée dans le regard de Lewën. Elle rabroua Asher à la blague avant de se tourner vers le médecin.
– Je te présente Lewën, dit-elle. C’est lui que j’escorte à Xandrie.
Ce n’était pas tout à fait vrai. Mais il n’avait pas besoin de tout savoir, pas vrai ?
– Ah oui ! Enchanté, dit-il en tendant la main au médecin, non sans l’évaluer au passage.
– Nous devrons rester sur place un moment, expliqua Elizawelle. Est-ce que nous pouvons laisser nos drakes au ranch de la falaise de Dred ?
– Oui, aucun souci ! Demande simplement Marvin, il sera prévenu.
– Tu es le meilleur, affirma Elizawelle, radieuse, plaquant un baiser sur la joue de son ami qui rougit en réponse.
Elizawelle ne vit pas le sourire triomphant qu’Asher adressa à Lewën. Écourtant leurs retrouvailles, elle l’incita à leur présenter rapidement les drakes. Fasciné par la puissance contenue qui se dessinait sous la peau cuirassée des draconides, toute l’attention de la jeune femme se focalisa sur eux. Elle s’avança vers la femelle qu’Asher lui désigna et qui se prélassait à l’écart de jeunes spécimens qui chahutaient. La bête était magnifique, ses écailles lustrées, son regard brillant. Elle s’en approcha respectueusement alors que le félin en elle s’écrasait au fond de sa conscience, intimidé par le prédateur que représentait le reptile volant. Respirant un coup pour juguler son anxiété, elle posa la main sur son cuir sombre. Elle appréciait les drakes, leur intelligence vive, leurs réflexes fulgurants. Pourtant, elle avait beaucoup de mal à apprécier l’altitude. Malgré tout, elle l’entraina d’une poigne autoritaire sur l’aire de décollage sur laquelle l’éleveur avait déjà amené le médecin ainsi qu’un jeune spécimen à l’air relativement docile.
Elle scella l’animal, heureuse de constater qu’elle se souvenait des petites particularités propres à ces selles. Elle l’enfourcha rapidement et la poussa à décoller. La féline mit un moment à retrouver ses aises sur la bête volante, mais conserva pour elle ses doutes et guida sa monture avec fermeté. Les mouvements lui revenaient en mémoire, pas suffisamment familier pour devenir mécanismes, mais assez coutumier pour qu’elle n’ait pas besoin d’assistance pour se faire obéir. Rapidement, la femelle au caractère revêche se plia à sa volonté et elle la mena d’une main quasi experte, se permettant même d’assister Lewën qui, lui, manifestait quelques difficultés à se faire obéir par la bête. Elle éclata d’un rire plein de fraicheur lorsqu’il tomba au sol, projeté par sa monture qui n’était pas très heureuse de son atterrissage. Ce dernier, d’abord offusqué, se joignit bien vite à son rire. Surprise, mais heureuse de le voir ainsi se dérider, elle se surprit à le regarder d’un œil nouveau.
Sautant souplement au sol, elle lui offrit la main pour l’aider à se relever, puis le prit sous les aisselles, refusant de quelques mots les protestations orgueilleuses du médecin. En riant, elle l’aida à récupérer sa jambe, mais ne se permit pas de l’aider à la remettre, comme si elle avait soudainement pris conscience de leur proximité. Légèrement embarrassée, elle se dépêcha de grimper à nouveau sur sa monture. Aussitôt, son trouble s’évapora et elle put sourire au médecin, lui procurant même certains conseils. Après quelques nouveaux exercices, ils purent finalement s’envoler. Elle prit à nouveau Asher dans ses bras pour le saluer, captant cette fois le regard de Lewën, sans toutefois en comprendre la signification.
Alors que le médecin, béat, profitait du voyage, Elizawelle, elle, cachait tant et bien que mal le malaise que lui procurait le fait de voyager à une telle altitude. Elle détesta encore plus devoir survoler la mer, ressentant un profond malaise à l’idée d’être si loin de la terre ferme. Pourtant, l’attitude quasi euphorique de l’épistote finit par être contagieuse et la jeune femme se laissa aller à sourire, s’amusant de son enthousiasme. Plus calme, elle put s’ouvrir à la beauté grandiose des paysages qu’ils survolaient et du lien particulier qui se créait entre elle et sa monture. Toutefois, elle gardait constamment un œil sur Lewën, sans qu’elle parvienne à comprendre pourquoi son regard refusait de s’en détacher.
Un silence complice s’installa entre les deux compagnons après qu’ils eurent monté leur camp pour la nuit. Le feu crépitait, sans parvenir à masquer les millions d’étoiles qui se dessinaient au-dessus de leur tête. À leurs côtés, les drakes s’étaient allongés, rassurante présence. À nouveau, la zoanthrope s’était plongée dans l’un de ses moments de mélancolie, le fantôme de son père lui collant à la peau comme une ombre. Ce fut Lewën qui brisa le silence, sans qu’Eliza sache s’il cherchait à la sortir de son mutisme, ou seulement à assouvir sa curiosité. Elle se surprit à lui sourire, la connivence qui se créait lentement entre eux l’amenant à s’ouvrir plus qu’elle n’en avait eu l’intention.
– Vous… pardon, tu as toujours vécu sur Opale ?
– J’y suis née et j’y ai grandi, acquiesça-t-elle d’une voix lente. J’ai toujours habité le même quartier, tout près de la boutique d’Isydore. Mon père m’a élevé seul. C’était un homme drôle et attentionné, et même s’il partait souvent — c’était un aventurier — il s’est très bien occupé de moi. Il...
Pourquoi lui parlait-elle de cela ? Sa voix se brisa. Les yeux de la jeune femme fixèrent le lointain sans vraiment le voir. Elle se mordit la lèvre, s’interdisant de s’effondrer, puis poursuivit dans une direction moins douloureuse. Comme en réponse à son émotion, Lewën, qui avait sorti son rebec, en joua quelques notes.
– Isydore s’occupait de moi durant ses absences, réussit-elle à enchainer. Je le connais depuis toujours, pour ainsi dire.
Un petit sourire éclaira le visage de l’opaline lorsqu’elle pensa à son vieil ami. Reprenant contenance, elle eut le courage d’affronter le regard de Lewën et elle planta ses pupilles grenat dans celles du médecin.
– Et toi, demanda-t-elle spontanément, qu’est-ce qui t’a mené à Opale ?
– J’ai fait quelques expéditions dans la Brume, et... J’aimerais l’étudier. Opale me rapproche de Dainsbourg tout en me permettant d’exercer pour pouvoir financer une expédition par mes propres moyens.
À leur côté, l’un des drakes poussa un long soupir, faisait onduler l’air dans la nuit calme. Lentement, Elizawelle reprenait le contrôle de ses émotions. Elle prit pleine conscience du moment et s’y ouvrit, apaisée. La mélodie de Lewën, en parfaite harmonie avec l’ambiance douce du lieu, se liait à ses mots pour leur donner un sens plus profond.
– Ou au moins, faire quelques connaissances qui me permettraient d’y participer.
Ils échangèrent un regard.
– As-tu déjà été dans la Brume ?
– Oui, j’y suis allé plusieurs fois, surtout pour la Guilde, confia honnêtement la jeune femme. C’est chaque fois une expérience... unique. Elle sourit, pensive. La dernière fois, c’était lors de cette expédition à Dainsbourg, en Ioggmar. La Brume... je crois qu’elle n’aime pas beaucoup ceux qui sont comme moi.
– Comme toi ? J’ai l’impression que la Brume est réceptive à nos intentions, dit-il en choisissant ses mots. Peut-être est-ce que je me trompe.
La gorge d’Eliza se serra. Elle se sentait proche de Lewën. Plus proche, en quelques jours, qu’avec la plupart des compagnons qu’elle avait eus au cours de ses nombreux voyages. Pourtant, elle se savait vulnérable. Ainsi, malgré l’envie de lui dire la vérité, elle choisit d’ignorer sa question.
– Les histoires ne sont pas tendres avec la Brume. On l’appelait même Malice... Pour moi, elle n’a jamais été autre chose qu’une nuisance. Mais je dois dire que je l’ai vue accomplir des choses extraordinaires. Tu penses qu’elle est plus... gentille ? Si on n’a pas d’opinion négative à son sujet ?
– C’est ce que je souhaite découvrir, sourit-il. Qu’est-ce qui t’a amené à explorer Dainsbourg ?
Pendant un instant, Elizawelle hésita. Elle jeta un œil au médecin, rassemblant son courage pour lui confier franchement ses motivations.
– Mon père a disparu à Dainsbourg, souffla-t-elle. Je voulais le retrouver. Alors lorsque la guilde a demandé des volontaires pour découvrir les secrets de cet endroit...
Elle ne termina pas sa phrase, le souvenir de son père lui serrant la gorge. La mélodie de Lewën résonna, se transformant, apportant un baume sur la douleur de l’aventurière. Elle leva les yeux vers lui, surprise de se sentir aussi bien à ses côtés. Lentement, sa gorge se dénoua.
– Je crois que la Brume nous a aidés, pendant le combat que nous avons mené dans les souterrains. Pendant un moment, elle s’est rassemblée, et le temps s’est arrêté. Je ne sais pas si nous aurions gagné sans cela.
– Parfois je me demande si la Brume n’est pas un être... Ou des êtres.
– Des êtres, oui... Les nebulas en sont la preuve, je crois. Ma seule certitude, c’est qu’elle est... qu’elles sont... conscientes.
– Que pensez-vous des Portebrumes ?
Elle ne releva pas le soudain vouvoiement, mais la manière dont la question était posée lui mit la puce à l’oreille. Elle répondit prudemment.
– Je crois qu’ils sont à la fois victimes d’une bénédiction et d’une malédiction. J’ai vu des Portebrumes accomplir des choses absolument extraordinaires, certains d’entre eux sont des personnes que j’estime beaucoup... mais j’ai aussi vu ce qui arrive lorsque c’est la Nebula qui l’emporte.
Elle baissa les yeux alors que Lewën reportait le regard sur les cordes.
– Je pense que c’est un compromis qu’il faut accepter. Que j’ai accepté tout du moins, annonça-t-il en portant le regard à nouveau sur Elizawelle, étudiant sa réaction. La Nebula m’emportera sûrement, dit-il d’une voix neutre. Parfois je sens qu’elle voudrait contrôler mon corps, il faut se montrer plus fort. La dompter... Il s’arrête un moment pour réfléchir. Non, cohabiter. Je lui apporte un corps, j’ai comme la sensation qu’elle étudie notre environnement à travers moi. Je ressens ça comme de la curiosité. En échange elle m’apporte son aide, son don.
– Je crois que je comprends, révéla finalement Elizawelle. En tant que zoanthrope, je suis constamment soumise à une sorte de lutte intérieure. Malgré tout, il m’apporte beaucoup.
Le Jaguar. Une part d’elle, mais aussi quelque chose de différent, d’étranger, avec qui elle avait dû apprendre à composer chaque jour.
– Lorsque j’étais enfant, il m’arrivait de me transformer contre ma propre volonté. Est-ce que c’est la même chose avec une Nebula ?
Malgré elle, son cœur se serra. Sa nature zoanthrope n’était pas quelque chose qu’elle dévoilait à la légère, mais la confiance que lui témoignait Lewën en lui confiant sa nature de portebrume l’encouragea à se livrer. Malgré tout, elle guettait nerveusement sa réaction. Leurs regards se rencontrèrent, ses yeux perçants la transperçant. Elle lut la surprise sur ses traits, mais aucun dégoût, aucune peur. Sans se laisser démontrer, il poursuit.
– J’ai dû lutter oui... C’était comme être perdu dans son propre corps. Nous travaillons main dans la main maintenant, comme si elle avait compris mes intentions. On s’utilise l’un et l’autre. Une lueur assombrit son regard. J’ai accepté qu’un jour mon corps ne m’appartiendrais plus. Le plus tard sera le mieux.
Elizawelle hocha tranquillement de la tête. La paix d’esprit de Lewën par rapport à son propre sort la surprenait. Aurait-elle pu être aussi sereine si elle se savait sue destinée à un tel sort ? A
– Quel animal abrites-tu ?
Elizawelle se figea un instant. Elle évitait habituellement d’en parler, à tout prix. C’était son père qui lui avait inculqué cela, règle de sécurité de base pour que personne ne devine sa véritable nature. Pourquoi alors avait-elle envie de lui dire ? Un éclair traversa son regard lorsqu’elle fit un compromis avec elle-même. Elle ferma les yeux pour se concentrer. Depuis son aventure à Dainsbourg, elle n’avait pas retenté l’expérience incroyable qu’elle avait vécue avec le jaguar face au Reclus et il lui fallut quelques secondes pour retrouver le chemin vers ce pouvoir qu’elle n’avait plus cessé, depuis, de sentir papillonner en elle. Dans une situation beaucoup plus propice que la dernière fois, elle étudia comment elle arrivait à diviser sa partie animale de sa partie humaine. Ça lui semblait si évident. Si facile ! D’une simple pression de l’esprit, son corps animal prit forme près d’eux. Elle devait maintenant affronter la réaction du médecin.
Celui-ci avait arrêté de jouer, arrêté de bouger. Son regard était fixé sur le félin, sans que l’obscurité permette à Elizawelle de déchiffrer son expression. Le soulagement envahit la jeune femme lorsqu’il lui adressa un sourire détendu.
– Il est magnifique... Je savais les Zoans capables de se transformer, pas d’invoquer leur alter ego. Êtes-vous deux entités ou un seul être ?
– C’est... quelque part entre les deux.
Elle était incapable de l’expliquer autrement. En fermant les yeux, elle s’imprégna de la sensation. À voix haute, elle étudia la sensation, accordant une confiance irréfléchie à l’épistote.
– J’arrive à sentir ce qu’il sent. Les odeurs... les bruits... la terre entre ses griffes... tout me parvient comme lorsque je suis transformée. Mais il y a... un filtre. Il possède sa propre volonté. C’est le parfait reflet de la mienne, mais il demeure indépendant.
Elle ouvrit les yeux et le jaguar s’étira, s’étendant au sol.
– Je ne savais pas non plus que c’était possible, confia-t-elle. Ce n’est que la deuxième fois que j’y arrive. Et là... je ne crois pas que je pourrais me transformer. Ou alors, il disparaîtrait.
Les silences étaient sereins et dans la quiétude du moment, Lewën s’approcha du félin. Elizawelle frissonna. Avait-il conscience que c’était elle, et non un animal, qu’il approchait ainsi ? Sa part animale le couvrait des yeux et un doux ronronnement montait dans sa poitrine sans qu’elle soit en mesure de l’empêcher. La main de Lewën hésita au-dessus de sa tête et la jeune femme fut surprise de devoir retenir le jaguar de quémander une caresse. Pourquoi avait-elle envie qu’il la touche ? Personne ne la touchait ainsi, peu importe la forme qu’elle avait. Était-ce parce qu’elle avait maintenant deux corps ? Ou était-ce le médecin qui était différent ? Comme sentant sa réticence soudaine, celui-ci suspendit son geste.
– J’imagine que ses blessures sont tiennes ?
Le jaguar sentit prudemment la main de Lewën. Surprise par les odeurs, Eli sursauta et le félin disparut.
– Oui, répondit-elle en se remémorant son combat à Dainsbourg. Et sa présence est énergivore, remarqua-t-elle.
– Oui, confirma-t-elle. On voit l’Île aux Dragons, le renseigna-t-elle en désignant les montagnes à l’horizon. L’île de la Flatterie est plus proche, mais elle est si plate qu’on ne la verra qu’une fois dessus, s’amusa-t-elle, laissant la maussaderie derrière elle pour retrouver son éclat habituel.
* * * * *
L’île de la Flatterie était effectivement totalement dépourvue de reliefs. Immense, elle abritait un grand nombre d’exploitations agricoles, mais aussi de nombreuses terres d’élevage, dont celui d’un ami d’Eliza. Officiellement, l’élevage avait été racheté, comme la plupart des terres de l’île, par les Ozwinfield qui dominaient le marché dans le domaine. L’ami d’Eliza était toutefois toujours responsable de l’endroit, bien qu’il aille désormais des comptes à rendre à la famille opaline. Il n’avait repris l’élevage que deux ans auparavant, lors de la mort prématurée de son père. Avant cela, il avait passé de nombreuses années à errer comme mercenaire, époque à laquelle il avait fait la rencontre d’Eliza. Ensemble, ils avaient effectué plusieurs périlleuses missions et elle lui avait sauvé la vie si souvent qu’il lui avait assuré avoir une dette éternelle envers elle. L’aventurière lui avait donc envoyé un message par télégraphe et il s’était empressé de l’invite. Lewën et elle étaient à l’extérieur et traversaient une parcelle de terre à pied pour rejoindre les bâtiments principaux lorsqu’un large sourire éclaira le visage de l’aventurière.
– Asher ! le héla-t-elle en agitant la main pour le saluer.
L’homme se retourna et son visage s’éclaira. Il trottina jusqu’à eux, un grand sourire sur le visage, et prit Elizawelle dans ses bras avec familiarité, la soulevant du sol. Celle-ci rit de bon cœur, heureuse elle aussi de revoir son vieil ami. Elle lui tapa amicalement dans le dos et il la déposa au sol.
– C’est toujours un plaisir de te revoir, Liz, apprécia-t-il en la détaillant. Tu es toujours aussi jolie !
Elizawelle ne perçut ni les intentions charmeuses de son vieil ami ni la lueur de réprobation qui s’était allumée dans le regard de Lewën. Elle rabroua Asher à la blague avant de se tourner vers le médecin.
– Je te présente Lewën, dit-elle. C’est lui que j’escorte à Xandrie.
Ce n’était pas tout à fait vrai. Mais il n’avait pas besoin de tout savoir, pas vrai ?
– Ah oui ! Enchanté, dit-il en tendant la main au médecin, non sans l’évaluer au passage.
– Nous devrons rester sur place un moment, expliqua Elizawelle. Est-ce que nous pouvons laisser nos drakes au ranch de la falaise de Dred ?
– Oui, aucun souci ! Demande simplement Marvin, il sera prévenu.
– Tu es le meilleur, affirma Elizawelle, radieuse, plaquant un baiser sur la joue de son ami qui rougit en réponse.
Elizawelle ne vit pas le sourire triomphant qu’Asher adressa à Lewën. Écourtant leurs retrouvailles, elle l’incita à leur présenter rapidement les drakes. Fasciné par la puissance contenue qui se dessinait sous la peau cuirassée des draconides, toute l’attention de la jeune femme se focalisa sur eux. Elle s’avança vers la femelle qu’Asher lui désigna et qui se prélassait à l’écart de jeunes spécimens qui chahutaient. La bête était magnifique, ses écailles lustrées, son regard brillant. Elle s’en approcha respectueusement alors que le félin en elle s’écrasait au fond de sa conscience, intimidé par le prédateur que représentait le reptile volant. Respirant un coup pour juguler son anxiété, elle posa la main sur son cuir sombre. Elle appréciait les drakes, leur intelligence vive, leurs réflexes fulgurants. Pourtant, elle avait beaucoup de mal à apprécier l’altitude. Malgré tout, elle l’entraina d’une poigne autoritaire sur l’aire de décollage sur laquelle l’éleveur avait déjà amené le médecin ainsi qu’un jeune spécimen à l’air relativement docile.
Elle scella l’animal, heureuse de constater qu’elle se souvenait des petites particularités propres à ces selles. Elle l’enfourcha rapidement et la poussa à décoller. La féline mit un moment à retrouver ses aises sur la bête volante, mais conserva pour elle ses doutes et guida sa monture avec fermeté. Les mouvements lui revenaient en mémoire, pas suffisamment familier pour devenir mécanismes, mais assez coutumier pour qu’elle n’ait pas besoin d’assistance pour se faire obéir. Rapidement, la femelle au caractère revêche se plia à sa volonté et elle la mena d’une main quasi experte, se permettant même d’assister Lewën qui, lui, manifestait quelques difficultés à se faire obéir par la bête. Elle éclata d’un rire plein de fraicheur lorsqu’il tomba au sol, projeté par sa monture qui n’était pas très heureuse de son atterrissage. Ce dernier, d’abord offusqué, se joignit bien vite à son rire. Surprise, mais heureuse de le voir ainsi se dérider, elle se surprit à le regarder d’un œil nouveau.
Sautant souplement au sol, elle lui offrit la main pour l’aider à se relever, puis le prit sous les aisselles, refusant de quelques mots les protestations orgueilleuses du médecin. En riant, elle l’aida à récupérer sa jambe, mais ne se permit pas de l’aider à la remettre, comme si elle avait soudainement pris conscience de leur proximité. Légèrement embarrassée, elle se dépêcha de grimper à nouveau sur sa monture. Aussitôt, son trouble s’évapora et elle put sourire au médecin, lui procurant même certains conseils. Après quelques nouveaux exercices, ils purent finalement s’envoler. Elle prit à nouveau Asher dans ses bras pour le saluer, captant cette fois le regard de Lewën, sans toutefois en comprendre la signification.
Alors que le médecin, béat, profitait du voyage, Elizawelle, elle, cachait tant et bien que mal le malaise que lui procurait le fait de voyager à une telle altitude. Elle détesta encore plus devoir survoler la mer, ressentant un profond malaise à l’idée d’être si loin de la terre ferme. Pourtant, l’attitude quasi euphorique de l’épistote finit par être contagieuse et la jeune femme se laissa aller à sourire, s’amusant de son enthousiasme. Plus calme, elle put s’ouvrir à la beauté grandiose des paysages qu’ils survolaient et du lien particulier qui se créait entre elle et sa monture. Toutefois, elle gardait constamment un œil sur Lewën, sans qu’elle parvienne à comprendre pourquoi son regard refusait de s’en détacher.
* * * * *
Un silence complice s’installa entre les deux compagnons après qu’ils eurent monté leur camp pour la nuit. Le feu crépitait, sans parvenir à masquer les millions d’étoiles qui se dessinaient au-dessus de leur tête. À leurs côtés, les drakes s’étaient allongés, rassurante présence. À nouveau, la zoanthrope s’était plongée dans l’un de ses moments de mélancolie, le fantôme de son père lui collant à la peau comme une ombre. Ce fut Lewën qui brisa le silence, sans qu’Eliza sache s’il cherchait à la sortir de son mutisme, ou seulement à assouvir sa curiosité. Elle se surprit à lui sourire, la connivence qui se créait lentement entre eux l’amenant à s’ouvrir plus qu’elle n’en avait eu l’intention.
– Vous… pardon, tu as toujours vécu sur Opale ?
– J’y suis née et j’y ai grandi, acquiesça-t-elle d’une voix lente. J’ai toujours habité le même quartier, tout près de la boutique d’Isydore. Mon père m’a élevé seul. C’était un homme drôle et attentionné, et même s’il partait souvent — c’était un aventurier — il s’est très bien occupé de moi. Il...
Pourquoi lui parlait-elle de cela ? Sa voix se brisa. Les yeux de la jeune femme fixèrent le lointain sans vraiment le voir. Elle se mordit la lèvre, s’interdisant de s’effondrer, puis poursuivit dans une direction moins douloureuse. Comme en réponse à son émotion, Lewën, qui avait sorti son rebec, en joua quelques notes.
– Isydore s’occupait de moi durant ses absences, réussit-elle à enchainer. Je le connais depuis toujours, pour ainsi dire.
Un petit sourire éclaira le visage de l’opaline lorsqu’elle pensa à son vieil ami. Reprenant contenance, elle eut le courage d’affronter le regard de Lewën et elle planta ses pupilles grenat dans celles du médecin.
– Et toi, demanda-t-elle spontanément, qu’est-ce qui t’a mené à Opale ?
– J’ai fait quelques expéditions dans la Brume, et... J’aimerais l’étudier. Opale me rapproche de Dainsbourg tout en me permettant d’exercer pour pouvoir financer une expédition par mes propres moyens.
À leur côté, l’un des drakes poussa un long soupir, faisait onduler l’air dans la nuit calme. Lentement, Elizawelle reprenait le contrôle de ses émotions. Elle prit pleine conscience du moment et s’y ouvrit, apaisée. La mélodie de Lewën, en parfaite harmonie avec l’ambiance douce du lieu, se liait à ses mots pour leur donner un sens plus profond.
– Ou au moins, faire quelques connaissances qui me permettraient d’y participer.
Ils échangèrent un regard.
– As-tu déjà été dans la Brume ?
– Oui, j’y suis allé plusieurs fois, surtout pour la Guilde, confia honnêtement la jeune femme. C’est chaque fois une expérience... unique. Elle sourit, pensive. La dernière fois, c’était lors de cette expédition à Dainsbourg, en Ioggmar. La Brume... je crois qu’elle n’aime pas beaucoup ceux qui sont comme moi.
– Comme toi ? J’ai l’impression que la Brume est réceptive à nos intentions, dit-il en choisissant ses mots. Peut-être est-ce que je me trompe.
La gorge d’Eliza se serra. Elle se sentait proche de Lewën. Plus proche, en quelques jours, qu’avec la plupart des compagnons qu’elle avait eus au cours de ses nombreux voyages. Pourtant, elle se savait vulnérable. Ainsi, malgré l’envie de lui dire la vérité, elle choisit d’ignorer sa question.
– Les histoires ne sont pas tendres avec la Brume. On l’appelait même Malice... Pour moi, elle n’a jamais été autre chose qu’une nuisance. Mais je dois dire que je l’ai vue accomplir des choses extraordinaires. Tu penses qu’elle est plus... gentille ? Si on n’a pas d’opinion négative à son sujet ?
– C’est ce que je souhaite découvrir, sourit-il. Qu’est-ce qui t’a amené à explorer Dainsbourg ?
Pendant un instant, Elizawelle hésita. Elle jeta un œil au médecin, rassemblant son courage pour lui confier franchement ses motivations.
– Mon père a disparu à Dainsbourg, souffla-t-elle. Je voulais le retrouver. Alors lorsque la guilde a demandé des volontaires pour découvrir les secrets de cet endroit...
Elle ne termina pas sa phrase, le souvenir de son père lui serrant la gorge. La mélodie de Lewën résonna, se transformant, apportant un baume sur la douleur de l’aventurière. Elle leva les yeux vers lui, surprise de se sentir aussi bien à ses côtés. Lentement, sa gorge se dénoua.
– Je crois que la Brume nous a aidés, pendant le combat que nous avons mené dans les souterrains. Pendant un moment, elle s’est rassemblée, et le temps s’est arrêté. Je ne sais pas si nous aurions gagné sans cela.
– Parfois je me demande si la Brume n’est pas un être... Ou des êtres.
– Des êtres, oui... Les nebulas en sont la preuve, je crois. Ma seule certitude, c’est qu’elle est... qu’elles sont... conscientes.
– Que pensez-vous des Portebrumes ?
Elle ne releva pas le soudain vouvoiement, mais la manière dont la question était posée lui mit la puce à l’oreille. Elle répondit prudemment.
– Je crois qu’ils sont à la fois victimes d’une bénédiction et d’une malédiction. J’ai vu des Portebrumes accomplir des choses absolument extraordinaires, certains d’entre eux sont des personnes que j’estime beaucoup... mais j’ai aussi vu ce qui arrive lorsque c’est la Nebula qui l’emporte.
Elle baissa les yeux alors que Lewën reportait le regard sur les cordes.
– Je pense que c’est un compromis qu’il faut accepter. Que j’ai accepté tout du moins, annonça-t-il en portant le regard à nouveau sur Elizawelle, étudiant sa réaction. La Nebula m’emportera sûrement, dit-il d’une voix neutre. Parfois je sens qu’elle voudrait contrôler mon corps, il faut se montrer plus fort. La dompter... Il s’arrête un moment pour réfléchir. Non, cohabiter. Je lui apporte un corps, j’ai comme la sensation qu’elle étudie notre environnement à travers moi. Je ressens ça comme de la curiosité. En échange elle m’apporte son aide, son don.
– Je crois que je comprends, révéla finalement Elizawelle. En tant que zoanthrope, je suis constamment soumise à une sorte de lutte intérieure. Malgré tout, il m’apporte beaucoup.
Le Jaguar. Une part d’elle, mais aussi quelque chose de différent, d’étranger, avec qui elle avait dû apprendre à composer chaque jour.
– Lorsque j’étais enfant, il m’arrivait de me transformer contre ma propre volonté. Est-ce que c’est la même chose avec une Nebula ?
Malgré elle, son cœur se serra. Sa nature zoanthrope n’était pas quelque chose qu’elle dévoilait à la légère, mais la confiance que lui témoignait Lewën en lui confiant sa nature de portebrume l’encouragea à se livrer. Malgré tout, elle guettait nerveusement sa réaction. Leurs regards se rencontrèrent, ses yeux perçants la transperçant. Elle lut la surprise sur ses traits, mais aucun dégoût, aucune peur. Sans se laisser démontrer, il poursuit.
– J’ai dû lutter oui... C’était comme être perdu dans son propre corps. Nous travaillons main dans la main maintenant, comme si elle avait compris mes intentions. On s’utilise l’un et l’autre. Une lueur assombrit son regard. J’ai accepté qu’un jour mon corps ne m’appartiendrais plus. Le plus tard sera le mieux.
Elizawelle hocha tranquillement de la tête. La paix d’esprit de Lewën par rapport à son propre sort la surprenait. Aurait-elle pu être aussi sereine si elle se savait sue destinée à un tel sort ? A
– Quel animal abrites-tu ?
Elizawelle se figea un instant. Elle évitait habituellement d’en parler, à tout prix. C’était son père qui lui avait inculqué cela, règle de sécurité de base pour que personne ne devine sa véritable nature. Pourquoi alors avait-elle envie de lui dire ? Un éclair traversa son regard lorsqu’elle fit un compromis avec elle-même. Elle ferma les yeux pour se concentrer. Depuis son aventure à Dainsbourg, elle n’avait pas retenté l’expérience incroyable qu’elle avait vécue avec le jaguar face au Reclus et il lui fallut quelques secondes pour retrouver le chemin vers ce pouvoir qu’elle n’avait plus cessé, depuis, de sentir papillonner en elle. Dans une situation beaucoup plus propice que la dernière fois, elle étudia comment elle arrivait à diviser sa partie animale de sa partie humaine. Ça lui semblait si évident. Si facile ! D’une simple pression de l’esprit, son corps animal prit forme près d’eux. Elle devait maintenant affronter la réaction du médecin.
Celui-ci avait arrêté de jouer, arrêté de bouger. Son regard était fixé sur le félin, sans que l’obscurité permette à Elizawelle de déchiffrer son expression. Le soulagement envahit la jeune femme lorsqu’il lui adressa un sourire détendu.
– Il est magnifique... Je savais les Zoans capables de se transformer, pas d’invoquer leur alter ego. Êtes-vous deux entités ou un seul être ?
– C’est... quelque part entre les deux.
Elle était incapable de l’expliquer autrement. En fermant les yeux, elle s’imprégna de la sensation. À voix haute, elle étudia la sensation, accordant une confiance irréfléchie à l’épistote.
– J’arrive à sentir ce qu’il sent. Les odeurs... les bruits... la terre entre ses griffes... tout me parvient comme lorsque je suis transformée. Mais il y a... un filtre. Il possède sa propre volonté. C’est le parfait reflet de la mienne, mais il demeure indépendant.
Elle ouvrit les yeux et le jaguar s’étira, s’étendant au sol.
– Je ne savais pas non plus que c’était possible, confia-t-elle. Ce n’est que la deuxième fois que j’y arrive. Et là... je ne crois pas que je pourrais me transformer. Ou alors, il disparaîtrait.
Les silences étaient sereins et dans la quiétude du moment, Lewën s’approcha du félin. Elizawelle frissonna. Avait-il conscience que c’était elle, et non un animal, qu’il approchait ainsi ? Sa part animale le couvrait des yeux et un doux ronronnement montait dans sa poitrine sans qu’elle soit en mesure de l’empêcher. La main de Lewën hésita au-dessus de sa tête et la jeune femme fut surprise de devoir retenir le jaguar de quémander une caresse. Pourquoi avait-elle envie qu’il la touche ? Personne ne la touchait ainsi, peu importe la forme qu’elle avait. Était-ce parce qu’elle avait maintenant deux corps ? Ou était-ce le médecin qui était différent ? Comme sentant sa réticence soudaine, celui-ci suspendit son geste.
– J’imagine que ses blessures sont tiennes ?
Le jaguar sentit prudemment la main de Lewën. Surprise par les odeurs, Eli sursauta et le félin disparut.
– Oui, répondit-elle en se remémorant son combat à Dainsbourg. Et sa présence est énergivore, remarqua-t-elle.