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Opale Express 999

Opale Express 999 Brandw10
Mer 26 Juil - 16:20
Suite de Mirages. TCHOU TCHOUUU

La première classe de l'OE999 est une expérience à part entière. Déjà, quand vous vous installez dans votre compartiment, vous découvrez un échantillon de parfum opalin et une brochure destinée aux touristes fortunés, présentant les plus beaux hôtels et les plus croustillants points d'intérêts de la ville aux mille lumières.

La moquette des compartiments est maintenue impeccable et les vitres lavées deux fois par jour, avant chaque grand trajet. Les rideaux de velours vous donnent envie de vous enrouler dedans, la première fois que vous les touchez, vous ne voulez plus jamais avoir à abandonner leur texture délicate. Bien sûr, les banquettes rivalisent de douceur avec les rideaux, soyeuses et ingénieusement disposées pour assurer au mieux votre confort, que vous soyez en position assise ou couchée.

Dehors, la nuit est tombée et la pluie reste battante. Mais l'isolation des compartiments et les technologies innovantes de régulation de température font qu'ici, on a jamais trop froid ni trop chaud. Et on est jamais incommodés par les vibrations trop envahissantes du gigantesque serpent d'acier qui dévore les rails dans un boucan de tout les diables. Quel calme ! Quelle douceur !

Et puis quel service ! Vous n'avez même pas besoin de lever votre gros cul.

- Messieurs dames, je vous souhaite la bienvenue à bord de l'Opale Express 999 ! Nous devrions arriver aux alentours de 5h du matin à la gare centrale d'Opale. En attendant, j'espère que vous apprécierez votre voyage avec nous. Je vous invite à profiter des magnifiques paysages nocturnes que vous vous apprêtez à voir défiler à travers la fenêtre...

Dans son uniforme rouge de groom bien ajusté, raide comme un poteau, le commis fait irruption dans le compartiment n°7, tout sourire. Il y découvre un étrange duo : un colosse masqué apprêté comme un croque-mort, et une femme à l'allure dévergondée qui pose ses chaussures sales sur la banquette. Ces deux-là tournent la tête en sa direction, sans piper mot, dans une ambiance d'une gravité palpable. Le sourire du commis ne se décompose pas malgré tout : c'est qu'ici, en première classe, on est habitués à servir des excentriques et des sociopathes !

- Si vous souhaitez vous restaurer, vous trouverez le bar et le restaurant au wagon 19. Ils sont ouverts jusqu'à deux heures du matin et vous proposeront une sélection des meilleurs mets d'Opale, concotés pour vous par le célèbre chef Albino Renzi ! Si vous le désirez, nous pouvons aussi vous livrer un chariot directement dans votre compartiment, sans frais supplémentaire !

La position d'inspecteur de Jérémiah lui offre un grand nombre d'avantages en nature. Le partenariat technologique entre le Magistère et la direction de l'OE999, ce serpent d'acier dévoreur de rails et de myste, permet aux chercheurs et aux agents de terrain de profiter d'indécentes réductions sur les tickets et les consommations.

- Qu'en dis-tu, Lillie ? Tu as faim ? T'en fais pas pour le prix, c'est la maison qui régale.

Jérémiah propose, dans ce ton ambigüe qu'il a l'habitude d'employer avec ses suspects, situé entre la sincère gentillesse et le sarcasme. En vérité, il trouve ça plutôt sympa, de laisser Lillie savourer le faste des hautes institutions d'Opale, elle qui a du en perdre le goût à force de devoir survivre dans la puanteur xandrienne.

Si c'est une révolutionnaire, ce qu'il la soupçonne fortement d'être, ces dorures, cette soie et ces manières vont surement la rendre dingue.
Si elle ne l'est pas, elle saura peut-être apprécier ce raffinement, et se souviendra peut-être qu'au-delà de la présence infecte de son paternel, la vie à Opale est bien douce pour qui sait saisir des opportunités.

Dans les deux cas, Jerry y gagne...
Lun 31 Juil - 19:32
Lillie n'arrivait pas à déterminer ce qui lui faisait le plus drôle. Était-ce de quitter Xandrie pour Opale, des années et des années après avoir fait le chemin inverse, ou bien était-ce de le faire dans une telle débauche de luxure ? D'aussi loin qu'elle s'en souvenait, elle n'avait encore jamais vu de train si flamboyant. Il faut dire qu'au-delà de ses rares visite à Epistopoli – qu'elle effectuait toujours dans les classes économiques, quand ce n'était pas clandestinement – elle n'avait pas eu beaucoup d'opportunités de quitter la Juste. Elle aurait sûrement eu honte de l'admettre, mais le confort de son siège entrait en conflit avec la force de ses idéaux.

Il faut dire qu'être bras droit de la Révolution ne lui avait rien apporté de confortable, bien au contraire. Longtemps, elle s'était rassurée comme elle le pouvait, se répétant qu'elle ne pourrait de toute façon pas espérer combattre pour des gens dont elle ne partageait pas le train de vie. Elle avait même poussé la réflexion jusqu'à choisir volontairement les appartements les plus miteux, les quartiers les plus dangereux, les tripots les plus mal famés. En un sens, ses efforts avaient porté leurs fruits. Sa détestation pour la misère qu'elle côtoyait au quotidien n'avait fait que croître, ravivant son désir de lutter jusqu'à la mort pour un monde plus juste.

Mais la force d'un esprit et le confort d'un derrière sont deux choses bien distinctes, et Lillie ne put s'empêcher de soupirer d'aise en profitant du moelleux de son assise. Elle n'avait de toute manière rien à cacher : aux yeux de Jerry, elle n'était qu'une fugueuse. Si elle voulait rester couverte, elle n'avait qu'à laisser ses idéaux de côtés et profiter du voyage. En espérant que sa disparition ne réveille pas les bas fonds de Xandrie. Elle avait pensé à rendre à Jerry son apparence d'enfant et à prendre la poudre d'escampette. Mais elle n'aurait fait qu'éveiller ses soupçons et lui donner envie de revenir un peu plus tard. Elle allait à Opale, autant en profiter pour essayer d'en tirer quelque chose. D'un geste discret, elle activa la conque enregistreuse placée dans la poche de sa veste un peu lâche.

- Laisse-moi réfléchir... Comme tu as pu le voir, je nage littéralement dans les astras. Je mange gastronomique tous les jours que les Douze font et je m'essuie avec des feuilles d'or. Mais bon, je sens que ça te fait plaisir, de m'inviter alors... Donnons sa chance à Albino Renzi !

Elle se leva et, dans une révérence exagérée, invita Jerry à faire de même. Le train n'était pas complet. Jusqu'à la voiture 19, les compartiments offraient un bel avant-goût de la population opalienne. Les aristocrates aux vêtements bigarrés rivalisaient de vigueur pour parler plus fort que leurs voisins, les jeunes femmes en fleur semblaient tenir entre elles un concours de chapeaux hideux et les enfants en col blancs piaillaient plus fort que la locomotive hurlait. Lillie n'était décidément plus de ce monde, et ne regrettait pas un seul instant de l'avoir quitté. Qui sait ce qu'elle serait devenue si elle était restée l'enfant de Lester. Ses fesses l'auraient remerciée, à n'en pas douter. Quant au reste, il était préférable qu'elle n'y pense pas.

Tous ces acteurs semblaient jouer l'acte final dans le wagon restaurant. La nourriture passait de table en table dans un tintement de vaisselle plus blanche que les astres, les verres tintaient comme les plus hauts clochers aramilains et les langues se déliaient à mesure que l'alcool coulait. N'importe quel révolutionnaire ou affilié aurait vomi en voyant une telle débauche de luxure à quelques kilomètres à peine de la misère et de ce qu'elle engendrait. Lillie, elle, feint de s'en amuser, continuant à taquiner son accompagnateur en mimant des gestuelles alambiquées avant de prendre place à une table libre.

- Alors, alors, voyons voir ce qu'il y a de très cher... Tu dois manger pour quatre, toi, non ? Vu ta... Ta carrure.

Elle le considéra un instant. C'est vrai qu'elle était jusque là passer outre son apparence pour le moins inédite. Mais elle n'allait pas pouvoir l'ignorer, maintenant que la moitié du wagon les regardait du coin de l'oeil. Et puis, après tout, sa curiosité naturelle pouvait être un bon atout. En menant l'interrogatoire elle-même, elle détournait un temps l'attention qui pesait sur elle.

- D'ailleurs, on en croise pas tous les deux jours des comme toi. Tu me racontes ou tu préfères réciter un autre cours de politique opalienne ?
Mar 1 Aoû - 10:48
Lillie a l'air de s'amuser dans son sarcasme, c'est déjà ça. C'est surement nerveux, elle est dans le flou quant à l'accueil que lui réserve Lester. Difficile de profiter du temps présent quand tu sais pas si ton père va essayer de te "découper" demain. L'inspecteur espère qu'il va rester dans le cadre des protocoles officiels, forcément, mais qui sait ce qui peut bien se passer dans la cervelle de cet abruti ?

Jérémiah n'a pas l'habitude de parler de lui. Son passé et sa nature ne le gênent pas, aucune honte d'en expliquer les raisons, mais c'est qu'il est surtout persuadé que c'est pas intéressant. Pourtant, si, ça l'est, alors va savoir pourquoi il croit que tout le monde s'emmerde lorsqu'il raconte sa vie. Donner des informations personnelles à un ennemi serait un faux pas, mais en filer deux-trois à Lillie pour la détendre et éventuellement la cuisiner plus tard à propos d'affinités révolutionnaires, ça semble être un pari intéressant pour notre gros Jerry.

- La zoanthropie est une condition difficile et j'en ai beaucoup souffert dans mon enfance. J'ai suivi des traitements expérimentaux pour m'en guérir. Malheureusement, les techniques n'étaient pas fiables à l'époque. Aujourd'hui elles s'améliorent très vite, donc j'ai bon espoir de repasser sur le billard d'ici quelques années et d'arranger tout ça.

Ils dénotent, les deux, sur ce cadre si contrôlé, lisse et conformiste qu'est la première classe de l'OE999. Les habitués reconnaissent l'inspecteur Mortyr puisqu'il prend régulièrement le train, mais ce n'est pas pour ça qu'ils trouvent sa présence rassurante. Jérémiah fréquente de temps en temps la haute société, que ça soit dans le cadre de ses missions ou lorsqu'il visite des galeries d'Art, mais il y est quasiment toujours une ombre menaçante, on sait que ce monstre bosse pour le Magistère mais on sait pas exactement en quoi consistent ses jobs, et on préfère pas lui demander.

Parfois il tient ses missions d'un petit chercheur minable de catégorie Lester, et parfois ses ordres viennent de bien, bien plus haut. Il paraît qu'il connaît les secrets les plus noirs du Magistère et qu'il en est parfois l'un des artisans. Il paraît qu'il fait disparaître des gens. Quand quelqu'un disparaît, c'était un dissident, ou un espion (des epistotes surtout), mais parfois, ça peut être un type qu'était juste là au mauvais endroit, au mauvais moment. Il paraît que s'il vous soupçonne de comploter contre les intérêts du Magi' ou contre ceux d'Opale, ça peut aller très loin, il vous lâchera jamais : ne JAMAIS laisser penser à Jérémiah que vous complotez quelque chose quand vous le rencontrez, c'est une règle tacite dans la petite bourgeoisie.

Les curieux sont discrets, évidemment. En direction de la table qu'ont choisi les deux compères, les beaux bourgeois bien élevés jettent des coups d'oeil furtifs qu'ils avortent dès qu'ils sentent un risque d'être repérés. On se demande surtout qui est cette femme aux côtés de Jérémiah, habillée n'importe comment, bruyante, dénuée de bonnes manières et qui sent comme Xandrie -c'est-à-dire pas super bon, malgré sa douche. Elle n'a rien à foutre là, avec sa dégaine de dealeuse de drogue, elle fait bien plus tâche que Jérémiah, qui lui est impeccablement vêtu.

- Ne te méprends pas, je me fiche de ce que les gens pensent de mon apparence, j'ai jamais été très beau de toute façon. Le vrai souci, c'est qu'hormis ma vue et mon ouïe, mes sens sont abimés, émoussés. Mes papilles sont presque détruites, et j'ai une odeur de soufre qui me squatte les narines en permanence.

Tu as déjà essayé de goûter ton plat préféré avec la langue anesthésiée, Lillie ? C'est amer et décevant.  


Les parfums et les plats dont Jérémiah est tombé amoureux jadis sont devenus des fantômes de sensations. Tout un pan de la beauté opaline lui est devenue distante. Mourir n'est pas si effrayant, mais vivre sans être capable de profiter des saveurs les plus subtiles de ce monde, ça c'est par contre une torture.

Le sommelier s'approche de la table. Bien qu'il jette un oeil à Jérémiah en arrivant, ce n'est pas du dédain ou de la peur qu'il lui adresse, mais un large sourire. Il dépose la carte des menus.

- Mademoiselle, bonsoir. Inspecteur, bonsoir. C'est un plaisir de vous voir à notre bord.
- Plaisir partagé, Jeoffrey. Que vas-tu nous proposer ?
- J'ai un Verger Valentin 1820. Une cuvée miraculeuse, je suis certain que je n'apprendrai pas à un connaisseur tel que vous la valeur de cet élixir.
- J'ignorais qu'il en restait en circulation. On est tombée sur la meilleure nuit possible pour prendre le train, Lillie.

Jeoffrey s'emploie à servir un fond du vin magique dans les flûtes de nos deux compères. Juste quelques centilitres pour se rincer la bouche. Emportant la bouteille, il adresse un radieux Bonne dégustation à Jérémiah, avant de s'en aller à la rencontre du client suivant.

- C'est un Verger Valentin 1820, la meilleure année. Tu as des papilles qui fonctionnent à pleine puissance, je suppose ? Alors goûte cette merveille et ose me dire que le raffinement opalin ne te manque pas.

Encore un ton de défi évident, visant à provoquer l'éventuelle révolutionnaire qu'il y a devant elle. Cependant, Jérémiah comprend clairement ce qui se passe, il a détecté la vraie racine du problème.

Lester a tellement dégoûté et effrayé sa fille qu'il l'a faite fuir. Résultat, elle associe Opale à son répugnant paternel, et elle a préféré aller se réfugier dans les bras de Xandrie (et d'un crétin comme Rico, mais ça, passe encore, on peut avouer que sa simplicité d'esprit lui confère un petit charme paysan) plutôt que d'essayer de refaire sa vie ailleurs sur le vaste territoire opalin. Détruisant son avenir au passage...

C'est atroce, quand Jérémiah y pense, Lester semble avoir la capacité de gâcher toutes les existences qu'il touche, il est comme un cancer qui aurait pris forme humaine. Il fait honte au Magistère, honte à Opale, honte au concept de honte. Sa place n'est pas dans un labo, mais dans un asile psychiatrique à en récurer les chiottes. S'il dérape encore, ça serait sympa que je puisse me charger moi-même de son cas.
Ven 4 Aoû - 15:41
Lillie l'écouta parler en regardant distraitement autour d'elle. Elle était soulagée de pouvoir lui arracher quelques mots qui ne la concernaient pas directement. Leurs voisins les plus proches faisaient de leur mieux pour paraître désintéressés par la discussion en cours, mais les oeillades répétées – et fort peu discrètes – de la femme face à Lillie trahissaient leur gêne grandissante. Il ne leur fallut d'ailleurs que quelques minutes pour appeler le chef de sale et lui expliquer bien maladroitement qu'ils préféreraient finalement dîner dans le confort de leur cabine avant de déserter les lieux au pas de course. Lillie afficha un maigre sourire.

- Tu penses qu'ils ont plus eu peur de toi ou de moi ? À moins que ce soit nos odeurs ? J'ai lu un truc, là-dessus, il paraît qu'on associe toujours l'odeur à la vue, si bien que si on croise quelqu'un qu'on trouve répugnant, peu importe qu'il se soit lavé ou pas, on aura toujours la sensation qu'il pue.

Elle haussa les épaules avant de laisser Jeoffrey et Jerry mener à bien leur courte interprétation des Raisins de la Colère. Cette débauche de politesse et de manières exacerbées accrocha définitivement son petit sourire narquois au coin de ses lèvres. Quel drôle de spectacle, pour qui sait les apprécier, que de voir un tas de muscle et un homme manifestement effrayé par ce dernier se perdre dans des singeries si distinguées. Elle remercia tout de même le serveur d'un simple mot avant de le regarder aller répéter les mêmes lignes quelques tables plus loin. Le regard perdu dans l'opacité du vin qu'on venait de lui servir, elle perdit un peu de son sourire.

- Je me fiche un peu de tes motivations réelles, de pourquoi tu travailles pour le Magistère, tout ça. Mais je n'y crois pas. Je ne crois pas un seul instant que quiconque puisse se foutre de ce que les autres pensent de lui. T'es pas bête au point de pas voir que tout le monde te dévisage, que les plus téméraires baissent le regard quand les autres fuient. Même ce pauvre Jeoffrey, il claquait tellement des genoux en te parlant que les Xandrie Brothers ont failli l'embaucher comme batteur.

Elle trempa ses lèvres dans son verre. Elle avait bien un palais fonctionnel, mais il n'avait jamais été dressé pour apprécier le vin. Elle se souvenait pourtant de sa mère, un verre à la main, siroter le précieux liquide avec une patience que les enfants ne pouvaient que questionner. Elle fit de son mieux pour ne pas faire disparaître l'intégralité du verre dans son gosier d'une traite.

- T'es absolument ravagé, en-dedans, de ce qu'on t'a fait et de ce qu'on pense de toi. Du coup, tu bosses comme un acharné pour inspirer le respect autrement. Tu te dis qu'à défaut d'amour, on te craindra, au moins. Je comprends. C'est un levier d'action comme un autre, hein. Mais personne peut me faire croire qu'il est blindé à ce point.

Elle porta de nouveau son verre à ses lèvres. Elle avala une nouvelle gorgée en haussant les épaules. Elle laissa ses yeux traîner sur l'étiquette de la bouteille, lisant les descriptions pompeuses que ses propriétaires avaient décidé d’apposer là. Les associations mets vins, la température idéale de dégustation, les conseils de préparation... Tout ça lui paraissait tellement lointain, tellement obscène. Elle soupira en reposant son verre.

- Puis je vais te dire, j'ai des papilles qui sont assez bien foutues pour apprécier les pâtes instantanées mais visiblement pas pour comprendre le vin. À mon avis, ton Verger Valentin, tu lui enlèves son étiquette, sa date de naissance et la spéculation qui le fait vivre depuis des années, tu te retrouves avec juste des raisins écrabouillés. Un peu comme nous, quoi, tu nous enlèves ce qu'on dit de nous, on est juste de la chaire en mouvement qui a conscience qu'elle bouge. Enfin, encore que toi et moi, c'est un peu différent. Toi, t'as une gueule inédite et moi, j'ai comme un monstre qui vit sous mon nombril.

Les passagers s'étaient maintenant tous plus ou moins écartés. Certains avaient demandé à changer de table, prétextant une climatisation excessive ou une odeur dérangeante, d'autres avaient fini leur repas plus vite que le train avalait du pays.

- J'espère au moins que t'auras un cas de conscience, quand tu m'auras refourguée à mon papounet. Parce que si c'est pas lui qui me charcute, y aura probablement quelqu'un pour le faire, une fois que tout le monde saura ce que je sais faire.Tu crois que je sais pas ce qui anime tous les détraqués du Magistère ? Ce qui fait bander tous les fous d'Opale ? La vie éternelle, la panacée, toutes ces merdes ? Tu peux connecter les points, ou je te fais un dessin ?
Sam 5 Aoû - 1:06
Il faut savoir reconnaître qu'on a tapé à côté. Lillie s'est énervée, attaque personnellement Jérémiah, et continue à bouder férocement Opale. Elle se débat et souffre, en fait, comme si ce décor lui filait un ulcère, comme si ce luxe la blessait physiquement.

- L'avis de la petite bourgeoisie ne m'importe pas vraiment. Toi non plus, je pense ? Vu le raffut que tu fais.
C'est vrai que la plupart me craignent. La peur de certains d'entre eux est parfaitement justifiée, cependant.


Dit Jérémiah en souriant à la femme qui se glisse en vitesse à côté de lui, et qui tente de ne pas se faire remarquer. Elle est suspectée par les collègues de participer au braconnage et au trafic d'espèces issues de la Brume étudiées par le Magi'. Une bien vilaine personne à qui on viendra bientôt frapper à la porte.

- La peur est un outil de travail pour moi. J'ai un rôle à jouer auprès de ces gens. Un message à transmettre. Leur argent ne leur permet pas de manquer de respect à Opale. Les ambitions du Magistère ne doivent pas se trouver ralenties ou sabotées par des intérêts pécuniers. Le regard gêné de quelques bourgeois, c'est bien la chose la moins effrayante que j'aie à affronter au quotidien.

Au Magistère, mon apparence exotique ne choque personne. J'ai des collègues qui sont devenus d'excellents amis, beaucoup de copains dans les milieux artistiques opalins, et un job passionnant qui me fait à la fois voyager, et servir mon pays.

Je t'assure que je vais bien ! Mais c'est sympa de ta part de te soucier de mon équilibre personnel.


Jerry est un gardien d'Opale, un protecteur, un valeureux soldat ; mais aussi un monstre, un boucher, une ombre. Il assume tous les rôles nécessaires au triomphe de l'esprit opalin. Jerry voue à Opale un amour tendre et inconditionnel, comme envers une mère. Une confiance immense en cette gigantesque créature, faite de lumière et de musique, qui a trouvé Jérémiah et l'a élevé malgré ses difformités, qui en a fait un bon soldat et un brave gars.

Jerry sait dans ses tripes qu'il finira guéri par cette médecine opaline qui ne cesse de défier tous les pronostics.
Jerry sait qu'il vivra très vieux et en bonne santé, servant Opale avec passion jusqu'à sa mort.

- Tu n'es en paix ni avec ton père, ni avec Opale, ni avec Xandrie, ni même avec le morceau de Brume qui t'habite. Ce que je vois, c'est que le monde t'écrase. Mais bon. Tout problème finit par trouver sa solution. Mais il faut d'abord arrêter de fuir...

Le vin est bon mais lointain. Une douce humidité que Jérémiah invite à visiter les creux de sa mâchoire squelettique.

- Personne n'est dupe, tu sais. Au Magistère, personne ne l'aime, Lester. C'est une tique.

Et toi, tu as l'air d'être en pleine capacité de lui résister et de l'envoyer chier. Qu'est-ce que tu crois ? Qu'il va te poursuivre dans son labo avec un scalpel pour t'écorcher ? S'il fait ça, je suis légalement en droit de lui casser les deux bras, Lillie. Il n'est pas au-dessus des lois. C'est un taré, certes, mais pas un démon intouchable.

Tu peux arrêter d'avoir peur de cet abruti. Ce n'est pas de la faute d'Opale, s'il est abruti.


Vas-tu te comporter comme un sagouin avec ta fille, Lester ? Vas-tu contaminer le blason d'Opale de ta pourriture et faire mentir ce pauvre Jérémiah ?

- Tu vois, Opale n'est pas un immense strigoi assoiffé de sang et de jeunesse éternelle. Les opalins, y compris mes patrons, ne se lèvent pas tout les jours avec l'envie de vampiriser Xandrie ou d'enlever des gosses de bidonvilles pour leur injecter du panacée.

Si je connecte les points, comme tu dis, je retrouve la fiction construite par la propagande révolutionnaire xandrienne. C'est ce dont je te parlais dans ton appart'... Du rêve pas cher vendu aux miséreux.

Une princesse renégate avide de pouvoir vient convaincre le peuple que l'ennemi est Opale et que c'est ELLE qui mérite le trône ? Les ficelles sont grosses ! A l'instant même où elle obtiendra la couronne, elle vendra son peuple au plus offrant. Il faut être désespéré pour ne pas le voir venir.

Mais ses braves pantins viennent te faire la leçon, ils t'apprennent que tu es un monstre sans âme venu plonger leur peuple dans la misère. Des leçons prémachées par leurs généraux. Ceux-là sont incapables de renifler autre chose que leurs propres pets.


Qu'amène Jérémiah le plus naturellement possible, aussi naturellement que s'il affirmait que la nuit est noire, là-dehors.

- Pourquoi j'ai l'impression que tu me récites une leçon, Lillie ?

Les fanatiques se reconnaissent par leur incapacité à fermer leur gueule quand on attaque leur foi.

Le wagon restaurant est désormais quasiment désert. Jeoffrey guette l'action de loin, craintif. Il faudrait prendre les commandes de ces deux-là, mais ils ont l'air très absorbés par leur débat...
Mar 15 Aoû - 10:26
Elle ne bougea pas d'un millimètre, confortablement installée contre le dossier rembourré de sa chaise trop sophistiquée. Elle soupira, un peu déçue. Pour une fois qu'elle n'essayait pas de le brusquer, voilà qu'il se rebiquait comme une guêpe prise sous un verre. C'était de bonne guerre, pensa-t-elle. Au jeu du chat et de la souris auquel ils étaient en train de s'adonner, il était bien compliqué de savoir qui pourchassait qui. C'était comme dans les vieux dessins animés opaliens qu'elle regardait sans grand plaisir dans le salon trop grand de ses parents. La souris arrivait toujours à piéger le chat, si bien qu'on finissait par se sentir mal pour lui. Et là, quiconque s'intéressait à cet étrange duo pouvait tour à tour se sentir mal pour elle comme pour lui.

Elle leva les bras en l'air en signe de reddition. Elle secoua la tête. Les accusations d'appartenance au mouvement ne l'atteignirent pas plus que ça. Les attaques frontales de Jerry ne lui arracheraient plus rien. Elle s'en était accoutumée, à l'instar de n'importe quelle autre produit. Les insultes envers Elsbeth l'avaient d'abord mises hors d'elle, mais elle parvenait désormais à passer outre. Le train défilait toujours à toute vitesse, tout comme les jambes des derniers passagers quittant le restaurant. Elle les gratifia d'un sourire plein fortement exagéré.

- C'est un peu l'hôpital qui se fout de la charité, non ? Ta foi pour Opale est touchante, mais j'ai peur qu'elle t'aveugle plus que n'importe quel révolutionnaire de n'importe quelle ville. Lui dit-elle le plus calmement possible en faisant signe à Jeoffrey d'approcher. Le serveur se rapprocha, tremblotant. Jeoffrey, si je te demande quels sont les valeurs d'Opale, tu me réponds quoi ?

Il hésita un moment, probablement effrayé de dire une connerie plus grosse que lui devant Jerry. Il finit par dire, assez fièrement.

- La liberté par le progrès !

Lillie hocha la tête. Elle ne rigola pas, ne fit montre d'aucun sarcasme. Ses yeux se reposèrent sur Jerry, en face d'elle. Elle ne voulait plus jouer, ne voulait plus spécialement tester ses limites. À quoi bon, de toute façon ? Elle était dans ce train pour Opale, et à moins d'en sauter, elle ne rebrousserait pas chemin.

- Disons qu'Opale est effectivement la cité la plus glorieuse du continent. Disons qu'on y fait des progrès inestimés, que le Magistère œuvre pour le bien commun. Tu trouves être en adéquation avec tout ça en venant arracher une femme libre à ses choix ? Et puis, sérieusement... Une tique, un abruti que personne n'aime, et pourtant, on le laisse t'embaucher pour ça ? Ce n'est pas la faute d'Opale s'il est abruti, certes. Mais tout le monde sait très bien ce qu'il a fait par le passé. Et personne dans cette glorieuse cité n'a bougé le petit doigt pour le condamner ni le réprimander ? Qu'est-ce que ça dit d'Opale ?

La question était légitime. Elle l'avait posée sans animosité, aucune. Ce qui l'intéressait maintenant, c'était de comprendre les raisonnements du détective, rien de plus. Comme il voulait probablement comprendre les siens. Elle soupira à nouveau en se recoiffant nonchalamment. Elle était fatiguée de tout ça. Du passé, de ce voyage et de ce qui l'attendait au bout du chemin de fer.

- Tu vois, je crois qu'on se retrouve sur un point. On est des braves pantins.
Mar 15 Aoû - 23:30
- Tu as raison, on est des pantins. On l'est tous. Le seul pouvoir qu'on a, c'est de choisir notre marionnettiste. Moi, je suis content du mien. La majorité du temps en tout cas...

Tu vois ces situations où tu dois un service à quelqu'un qui doit un service ? J'ai commis l'erreur de me retrouver là-dedans. Résultat, je bosse pour Lester malgré moi, et me voici devant toi
répond Jérémiah dans une sorte de sourire, faisant craquer sa mâchoire.

- Les relations de Lester l'ont longtemps protégé. Des gens haut placés qui croyaient en ce qu'il fait. Le vent a tourné, ces gens-là ont fini par ouvrir les yeux. Très tard, trop tard, surement. Donne un peu trop de pouvoir à un dingue et il déraillera.

On appelle ça la bêtise, la paresse, et le vice, et tout ça, ça n'existe pas qu'à Opale.


C'est pour ça que des gens comme Jerry existent, même si leur présence dérange.
La voix de Jérémiah se calme, devient plus douce. Il essaye de vendre un peu de rêve.

- Je suis convaincu que l'idée d'une patrie peut transcender son peuple. "La liberté par le progrès". Si tu crois sincèrement en cette idée et que tu donnes tout pour la défendre, elle deviendra petit à petit réalité. N'est-on pas mieux lotis aujourd'hui à Xandrie qu'il y a un, deux siècles ? Crois-tu que tu pourrais y manger à ta faim sans les techniques agricoles importées là-bas par Opale ? Sans Opale, tu crois pas que t'aurais finie dans une rizière plutôt qu'au chaud dans ton cinéma ?

Il reste du chemin, bien sûr, mais nous avons trouvé la bonne direction. J'ai pas raison Jeffrey ?


Le sommelier bafouille un "Oh, oui, oui" timide, ni réfléchi ni sincère. C'est le souci, le manque de sincérité, le manque de foi. C'est ce qui rend les gens tièdes dans leurs actes et dans leurs mots. Jeffrey ne veut surtout pas donner l'image d'un mauvais patriote à Jerry, mais le bon patriote n'est pas un réciteur de leçon comme le sont les suiveurs d'Elsbeth. Le bon patriote a compris sa voie, résonne profondément avec, et fait corps avec l'idée d'Opale, n'hésitant pas à verser sang et sueur pour elle.

A ce titre, Jeffrey, il est sommelier à Opale, mais il pourrait aussi bien tenir un bar à nouilles à Xandrie. Il n'est pas animé par l'intérêt supérieur de sa nation. Un peu décevant ce gars, tout compte fait (mais ses connaissances en matière d'alcools de luxe restent essentiels à la civilisation opaline).

"La liberté par le progrès" n'est pas qu'un simple slogan publicitaire pour Jérémiah. Lorsqu'il l'entend, son coeur s'emballe.

Jérémiah s'est calmé, et sa voix transitionne vers son ton posé et serein habituel. L'agent est conscient de s'être emporté, et d'être sorti de son rôle professionnel. Ça peut arriver de déraper, quand on s'attaque à quelque chose qui te passionne. C'est drôle, non ? Les rôles se sont inversés. Non, c'est pas drôle du tout, en fait. Dans un jeu du chat et de la souris, Jerry tient à garder le rôle du chat. Là, il a merdé.

- C'est que tu as beaucoup de répondant, pour une "simple" ouvrière de cinéma. Je t'emmerde avec mes monologues.
Désolé, je t'empêche de lire ton menu tranquillement à cause de mes blablas. Vas-y, fais ton choix.


Il est temps de reprendre le contrôle, pour l'inspecteur. Les liens de Lillie avec l'organe révolutionnaire xandrien sont quasiment établis, elle l'a avoué à demi-mot. Mais sans preuve concrète ou sans aveu franc, et surtout sans exemples d'opération dans laquelle elle se serait directement impliquée, ça ne mène à rien de s'acharner.

Au pire, son rôle dans la cause doit être mineur, et lié à Rico. Elle pourrait être une propagandiste de bas étage qui colle des affiches, distribue quelques tracts et participe à des conférences clandestines. Du type habile, mais pas centrale. Il est inutile de l'interroger toute la nuit sur le sujet comme on interrogerait un félon suspecté d'être général.

Dans l'immédiat, Jerry commence à surtout avoir faim.

- Je prendrai un carpaccio aux saveurs d'Aliès, Jeffrey.
- Excellent choix, inspecteur. Vous apprécierez notre huile d'olive, importée d'Aramila et réarrangée avec nos épices.

Jeffrey est plus à l'aise sur les questions gustatives que politiques, heureusement à lui c'est tout ce qu'on lui demande.
Dim 20 Aoû - 14:58
- Pour moi, ce sera ce que tu as de plus cher sur la carte, Jeoffrey. Dit-elle en lui tendant la carte qu'elle n'avait même pas pris la peine d'ouvrir avec un grand sourire.

Le wagon désert n'était plus rythmé que par le cliquetis des roues sur les rails, ronron qu'avait bien du mal à couvrir la musique lounge des haut-parleurs dissimulés au niveau du bar. Cette étrange monotonie était parfois rompue par le bruit des cuisines, où le chef et ses commis devaient maudire les deux derniers clients incapables de commander avant l'heure prévue de fermeture des fourneaux. Lillie s'était tue, une excellente nouvelle pour quiconque l'accompagnait compte tenu de son incroyable propension à parler sans arrêt. Elle essayait de discerner dans la nuit xandrienne un quelconque paysage. L'épaisseur de l'obscurité l'en empêchait tout à fait. Elle se perdit alors quelques temps dans la contemplation du rien, se remémorant son trajet aller jusqu'à Xandrie, bien des années en avant.

Quitter Opale avait de loin été la partie la plus simple de son plan. Contrôlant parfaitement sa Nebula, elle avait pu se soustraire à la curiosité de bien des gardes et des passants, jouant sur son âge pour justifier sa promenade. Il faut dire qu'à l'époque, utiliser son pouvoir lui coûtait moins qu'aujourd'hui. Les problèmes avaient commencé dès les dernières limites de la ville franchies. Les avertissements concernant la brume environnante et ses conséquences auraient du la décourager, mais elle n'avait alors plus grand chose à perdre. La brume l'habitait déjà, et plus rien d'autre ne semblait compter. Elle avait voyagé seul jusqu'à l'Arbre Dieu, se mêlant parfois à des groupes de voyageurs le temps d'une nuit, ou les suivant à distance pour éviter les dangers les plus évidents.

À cause de la relative tranquillité du début de son voyage ou de son jeune âge, elle avait relâché sa vigilance lors du trajet jusqu'à Oman. Au guet des Croisées, alors qu'elle voyageait sous l'apparence d'une femme d'une trentaine d'années, une troupe de mercenaires l'avait embusquée, et son salut avait alors reposé sur l'intervention d'un groupe de la guilde des aventuriers pistant les premiers depuis des semaines déjà. Leur révélant son âge véritable, elle avait pu poursuivre son voyage avec eux, n'oubliant jamais les noms d'Ilkan, Bozur et Myra, et se promettant d'aider la guilde si tôt qu'elle le pourrait. Arrivée à bon port à Oman, elle stationna dans la ville plusieurs mois au début des années 1880.

La situation n'allait pas bon train là où la récente catastrophe avait fait lourdement chuter les activités commerciales liées au passage autrefois incessants de voyageurs. Gamine, elle dut se résoudre à chaparder, d'abord, puis à travailler au sein d'une grande famille d'Oman - les Piskerg - en tant que jeune fille de maison. Elle pensa un temps avoir trouvé sa place ici, sa condition de bonne adoucie par son amitié naissante avec la fille cadette des Piskerg, Allionta. Mais les parents de cette dernière, ne voyant pas d'un très bon oeil que leur fille se mélange à une crapule venue d'on ne sait où, firent le nécessaire pour remettre Lillie sur les routes. Prétextant une visite à Xandrie, ils lui demandèrent de charger quelques affaires dans une voiture. Lillie fut finalement conduite seule par un cocher aux ordres et déposée quelque part entre le Lac et l'Étang de Dred. Incapable de retrouver son chemin jusqu'à Oman, elle manqua de mourir de faim. Elle remonta le cours de l'Argenté jusqu'à atteindre Xandrie, sans plus aucune force, mais toujours prête à offrir un peu de sa naive croyance dans l'être humain à quiconque croiserait sa route.

Le bruit que fit Jeoffrey en déposant son assiette - une poularde rôtie aux champignons précieux - la tira de ses rêveries. Elle se recoiffa et reprit la parole.

- Et dis moi, Jerry. Ma chambre est comment ?

Lun 21 Aoû - 13:47
Jerry laisse Lillie vaquer à son introspection, savourant un peu de silence après cette journée bien agitée. Jetant de temps en temps quelques amabilités à Jeoffrey, il passe les minutes suivantes à regarder par la fenêtre tout en naviguant à travers ses propres pensées. A vrai dire, il est surtout traversé par une sorte de haine profonde envers Lester. Pour sa personne, pour ses actes déshonorants envers Opale, et pour cette mission ingrate qu'il s'est permis de lui donner en omettant certains détails.

C'est rare, très rare que Jerry se mette à haïr quelqu'un. Lorsque cela arrive, c'est toujours en de telles occasions, quand on le met en face du côté ténébreux de son métier. Le blindage de sa conviction ne s'érode jamais. C'est peut-être davantage une sorte de fierté. Jerry désire être un instrument de justice et de gloire. Pas un simple molosse. Alors Jerry se jure qu'il ne devra plus jamais de service à quiconque. Ce fut une erreur horriblement stupide.

C'est important d'analyser ses émotions et d'en tirer des leçons. C'est de cette manière que l'on devient meilleur en ce qu'on fait, et en ce qu'on est.

Jeoffrey pose le carpaccio devant Jerry. Le fumet est délicieux, même les narines nécrosées de l'inspecteur peuvent l'affirmer.

Le wagon restaurant voit arriver quelques nouveaux venus. Ceux-là n'ont pas assisté à la scène jouée par les deux larrons, et s'installent innocemment sur des tables non loin. La tension est bien retombée, la conversation semble revenir sur les rails de la trivialité ; mais un parfum de sarcasme flotte toujours dans les airs et ne semble pas prêt de se dissiper.

- C'est Lester qui s'occupera de ça. Le Magistère n'est pas une auberge.
J'ai aucune idée d'où vit ton père... En fait, j'ai l'impression qu'il mange et dort dans son labo
, que l'inspecteur explique tout en se resservant en vin.

Constatant quel plat a été servi à Lillie, Jérémiah se permet un important conseil de dégustation.

- C'est conçu spécifiquement pour se marier avec du champagne rouge, ce que tu as là. Si tu veux vivre comme l'élite d'Opale et profiter de l'expérience entière, on peut en commander à Jeoffrey.

Le sommelier jette un regard interrogateur à l'agent. Le champagne rouge est un luxe hors de prix, un odieux loisir qu'on ne retrouve que sur les tables des magnats de Myste, ceux qui ont plus de fric qu'ils ne pourraient dépenser en mille ans. C'est même pas si bon que ça, le champagne rouge, en fait, Jerry n'en a bu qu'une fois et a trouvé ça ridiculement barbare.

Mais c'est un marqueur social fort pour qui veut démontrer qu'il est capable de sacrifier des milliers d'astras sur l'autel de son ego.

- Inspecteur... ?
- Ne t'en fais pas, la facture reviendra à mon ami Lester.
- Eh bien ! Voilà un père qui doit beaucoup aimer sa fille, pour la gâter comme ça.


Que Jeoffrey commente en souriant à Lillie. Attentif le Jeoffrey, il a compris ce qui se tramait ici. En même temps, le fait que l'on se dispute dans son wagon à propos d'histoires de famille, ça a un brin détruit la "confidentialité" de la mission.

Lorsque le champagne rouge fut évoqué et maintenant qu'il est devenu clair qu'il va en être servi à cette table, les petits bourgeois qui viennent d'arriver jettent un regard interloqué à la compagnonne de Jérémiah. Qui est donc cette femme qui a devant elle ces mets que la Ville-Lumière ne réserve qu'à ses plus distingués élus ? Pourquoi est-elle si mal habillée ? Une dignitaire sous couverture ? La femme d'un grand nom ? Une génie excentrique du Magistère ?

Eh bien, ce n'est qu'une vulgaire ouvrière de cinéma aux penchants révolutionnaires, fille d'un chercheur minable réprouvé par ses pairs. Malgré le cadre toujours professionnel de ce dîner, Jerry se permet de savourer en silence l'ironie de sa situation.
Mer 30 Aoû - 15:26
Elle n'était même pas certaine d'avoir déjà connu fumet plus délicieux de toute son existence. Il faut dire que même à Opale, elle ne goûtait que très peu aux raffineries de la gastronomie locale. Ses parents n'étaient pas tout à fait portés sur de telles futilités, tant et si bien qu'ils se contentaient de dîner rapidement et le plus souvent sur le pouce. Une habitude qu'avait gardée Lillie et qui lui avait probablement donné cette morphologie d'escogriffe particulière. Les plats xandriens, souvent trop épicés pour elle, n'avaient pas vraiment réussi à développer son appétit. Et si cette poularde avait initialement pour but d'embêter Jerry, elle lui semblait finalement bien appétissante. Elle noua grossièrement sa serviette autour de sa nuque et hocha la tête. Elle n'avait jamais entendu parler de champagne rouge.

- Je serais bête de m'en priver, alors. Tu crois pas, Jeoffrey ? demanda-t-elle au serveur un brin trop intrusif. Amène deux verres, surtout, je déteste boire seule. Et une dernière chose... Tiens ta langue.

Elle le toisa avec un sourire franc qui contrastait avec le couteau à viande qu'elle pointait discrètement dans sa direction. L'évocation même d'un supposé amour paternel avait suffi à l'irriter au plus haut point. Elle balaya la salle du regard, passablement agacée, et grogna à l'attention des badauds qui n'avaient toujours pas digéré l'arrivé prochaine de la fameuse boisson de luxe.

- On ne vous apprend pas les bonnes manières, à Opale ? Occupez-vous de ce qui vous regarde.

La plupart firent mine de ne pas comprendre ce à quoi elle faisait référence. Ils retournèrent tous à leur repas - un brin moins ostentatoire - ou regardèrent leurs pieds. Ce n'est qu'alors qu'elle put enfin s'attaquer à son plat. Quelques secondes plus tard, la bouteille de champagne rouge fit servie. Elle y goûta avec une curiosité à peine voilée mais fut rapidement déçue. Les trop nombreux tord-boyaux ingurgités à Xandrie avaient - semble-t-il - brûlé assez son œsophage pour qu'elle ne puisse plus faire la différence entre le vin et l'eau. Elle hausse les épaules.

- J'ai une question, Jerry. Une fois que tu m'auras remise à Lester, ta mission s'arrête, c'est ça ?

Elle dépieuta une cuisse de poularde et la dévora avec appétit. Elle n'avait que faire de l'image de gloutonne qu'elle renvoyait, elle avait faim, et c'était une excuse suffisante pour manger sans se soucier du bruit ou de l'image.

- Je suis libre de repartir s'il ne me retient pas, on est d'accord ? Et il ne risque pas de le faire, puisqu'à Opale tout le monde est libre d'aller et venir, non ? Liberté de circulation, quelque chose comme ça. Loin de moi l'idée de te faire passer pour un idiot mais... Tu te demandes pas pourquoi il s'est pas contenté d'une carte postale ? Y'a rien qui fait tilt ? Tu trouves ça normal que le premier déglingué d'Opale embauche le grand Jerry pour... Faire un câlin à sa fille ?

Elle ne cherchait pas à se mettre Jerry dans la poche, elle avait compris depuis déjà longtemps qu'il était - sinon incorruptible - bien trop attaché à ses idéaux. Elle cherchait simplement à obtenir le moindre indice sur la façon dont elle allait être mangée. Toutes les options étaient sur la table. Avait-il de quoi neutraliser ses pouvoirs ? Avait-il trouver un moyen de les lui retirer, ou pire, de les lui dérober ? Avait-il besoin d'un cobaye pour une nouvelle expérience ?

- Je sais même pas comment tu peux croire un seul instant que tout ça va bien se terminer.

Elle termina son verre de champagne rouge et attrapa la bouteille. Elle bascula sur sa chaise jusqu'à la table juste derrière elle. Un jeune couple endimanché partageait un repas romantique qu'elle avait contribué à gâcher. Elle tapa sur l'épaule de la jeune rousse en robe blanche et lui offrit un grand sourire et la bouteille entamée.

- Tenez, pour le dérangement. Mais, ne placez pas la barre trop haute, c'est passable.
Ven 1 Sep - 9:49
- Eh bien, tu as disparue douze ans. Tu aurais pu être n'importe où dans le monde, transformée ou morte. C'est pour ça que Lester m'a appelé, il sait que je suis bon quand il s'agit de retrouver les gens.

C'est une fierté personnelle d'être devenu la hantise des trafiquants, des espions et des révolutionnaires. Les ennemis du Magistère savent que s'il envoie Jerry à leur trousse, ils ne pourront plus jamais dormir tranquille ou traverser une rue sans avoir à regarder obsessivement derrière leur épaule, et qu'ils vont devoir cavaler des semaines, des mois dans la pampa en espérant qu'Opale se lasse d'eux et rapatrie leur Jerry.

- Je pensais être parti pour des semaines de recherche et je doutais quant à l'issue de l'enquête. Par miracle, notre ami commun Rico m'a permis d'avancer bien plus vite que prévu.

Rico est pratique, la Révolution semble aimer lui confier une quantité surprenante d'informations malgré son idiotie évidente. Il n'est officiellement pas un indic du Magistère et encore moins une taupe, et pourtant, ses rencontres avec Jerry ont souvent des conséquences fâcheuses pour son propre camp.

- Je suis d'un naturel optimiste, ment Jérémiah, Je préfère penser que lorsqu'un père cherche sa fille, c'est pour essayer de renouer des liens, pas pour la charcuter. Mais je connais Lester. Et s'il s'amuse à faire ce que tu penses qu'il va faire, c'est lui qui va au devant de sales problèmes, pas toi.

Je vais te filer un numéro. Si tu surprends Lester à déraper hors des protocoles ou s'il te menace directement, tu pourras toujours me prévenir pour que je passe contrôler ça.

Si lui filer son numéro pro ressemble à une démonstration spontanée de gentillesse, n'oublions pas que Lester est aussi passé du statut de collaborateur à celui de suspect pour malfaçons dans la tête de Jerry. Et Jerry est comme ça, il aime laisser traîner des yeux et des oreilles un peu partout. Il surveille même ses rares amis. Alors un tocard comme Lester, ça ne lui pose aucun cas de conscience d'utiliser sa fille pour le coincer et l'évincer.

Et ça ne posera pas problème à sa fille elle-même non plus, probablement. Malgré les efforts qu'elle semble déployer pour lui faire avaler, l'inspecteur peine à gober la version de la pauvre petite fille sans défense qu'on ramène à son père monstrueux. Il est monstrueux, le père, oui, mais la fille, sans défense ? Une portebrume armée aux activités suspectes dans les ghettos de Xandrie, sans défense face à un vieillard maniaque qui se nourrit de ses propres croûtes depuis vingt ans ?

C'est définitivement difficile à imaginer. Et ça l'est d'autant plus quand on voit la détente et la défiance dont elle fait preuve face aux élites d'Opale qui cohabitent douloureusement avec elle dans ce wagon. Si elle tombait sur un aristocrate mal luné décidé à ne pas laisser passer d'offenses, elle pourrait déclencher une scène qui mettrait Jerry dans le pétrin, et l'obligerait à déployer des trésors de diplomatie après une déjà longue et pénible journée de travail.

Cependant, le couple à qui Lillie a offert la bouteille est absolument ravi de pouvoir verser cette pisse de chèvre dans leurs verres, ils gloussent en bafouillant un remerciement timide. Ces gosses de bourgeois doivent se penser au sommet du monde maintenant.

- Je constate que tu commences déjà à te faire des amis dans la haute société. Tu es toujours une opaline pur jus, on dirait qu'il y a que Lester qui t'empêche de revenir à tes racines, fait remarquer narquoisement l'agent, tout en croquant son délicieux carpaccio.
L'image des Moynihan est désastreuse, certes ; mais leur capital, lui, est encore là. Tu devrais être plutôt excitée qu'inquiète. Je crois que tu ne penses pas assez aux opportunités qui pourraient s'ouvrir à toi.

On est bien obligés d'y penser, pas vrai. Lester n'attend qu'un coup de grâce qui pourrait survenir bien plus tôt qu'il ne le pense. A qui reviendrait le capital Moynihan si le patriarche termine derrière les barreaux ou six pieds sous terre ? A sa fille unique et dernière survivante de sa stupide lignée, peut-être ?

Jérémiah n'exprime pas plus clairement son idée, mais il se demande si elle l'a envisagé... Si Lester venait à tomber, de quoi va-t-elle hériter ? Le risque de tomber dans une expérience sordide du paternel existe, mais ne cohabite-t-il pas avec le risque de devenir soudainement petite bourgeoise ?
Lun 4 Sep - 11:21
Jerry venait de lui couper l'appétit. Elle repoussa son assiette et recula sa chaise. Elle avait à peine touché à son plat, mais c'était déjà plus que son estomac - habitué aux rations infimes - ne pouvait supporter. Elle récupéra son numéro, plia le papier sur lequel il était inscrit en quatre puis le rangea dans la poche de son pantalon. Il n'était pas question qu'elle s'abaisse un jour à appeler celui qui était venu la traquer jusque dans les bas quartiers de Xandrie. Quelque chose clochait dans toute cette histoire et elle savait précisément quoi : rien de ce que racontait ce vieux dinosaure n'avait le moindre sens. Ce n'était pas qu'il vivait avec des contradictions - c'était à peu près la tare de tout le monde - c'est qu'il n'était qu'une contradiction géante.

Jerry était, selon ses dires, un enquêteur privilégié du Magistère. Il était un fervent admirateur d'Opale et de ses lumières et semblait ne porter aucune rancune vis à vis de la ville, de ses habitants ou de ceux qui lui avaient donné cette... Gueule. Soit. Dans le même temps, ce grand inspecteur se retrouvait piégé comme un bleu par un scientifique déchu, selon ses dires, à tel point qu'il se retrouvait à faire sa basse besogne. Rien de tout ça ne semblait le déranger, bien au contraire, sa mission était, toujours selon ses dires, légitime. Alors pourquoi diable semblait-il emprunt de ce léger doute quant aux buts réels de Lester ? Pourquoi diable venait-il de proposer son aide à Lillie ? Et pourquoi diable venait-il de lui parler à mots à peine voilés d'un parricide qu'il devrait honnir au plus haut point ?

- T'es vraiment un drôle de type. C'est probablement ton truc, mais j'arrive pas à te cerner. Dit elle en se redressant. Mais y'a un truc dont tu peux être certain. Je ne suis pas un assassin. Je ne l'ai jamais été, et je ne le serai jamais. Ni à Opale, ni à Xandrie, ni sous une foutue mer de brume.

Et c'était vrai. Lillie n'avait jamais tué de sang-froid, n'avait jamais prémédité le moindre meurtre. Si elle avait déjà ôté la vie à plusieurs créatures, c'était toujours pour assurer sa survie, soit dans des mines englouties, soit lors de ses excursions entre Xandrie et Epistopoli. Elle n'en avait jamais tiré le moindre plaisir.

- Mais je remarque que la jolie toile de ta propagande est toute percée. Et qu'à Opale comme ailleurs, on sait fermer les yeux sur les saloperies quand ça nous arrange. Son argent, je m'en contrefous. Qu'il vive ou qu'il meurt, je m'en contrefous. Je veux juste qu'on me foute la paix. Et si tôt que j'aurai compris comment, je mettrai les voiles. Je préfère être franche avec toi. On jouera longtemps au chat et à la souris si tu crois pouvoir me garder là-bas. Et j'ai pas prévu de coucher avec Rico à vie.

Elle déposa sa serviette sur la table et se releva. Elle adressa un signe de la main à Jeoffrey, qui pouvait enfin souffler un peu. Le pauvre avait passé une soirée absolument abominable.

- Mais je te rassure, maintenant que je suis là, je ne vais pas sauter du train en marche. Si tu me l'autorises, monsieur le geôlier, je voudrais aller me coucher. J'ai une grosse journée demain, je revois mon papounet.

Elle fit quelques pas en direction de la porte, non sans adresser un vibrant "Bonne soirée m'sieurs dames" au couple à qui elle avait fait don de sa bouteille.
Mer 6 Sep - 20:24
Décidément, le pauvre Jérémiah n'arrivera pas à lui faire ouvrir son coeur. Elle avait interprété sa proposition de la pire des façons possibles : le meurtre de son papa. Est-ce comme cela qu'elle se figurait Jerry et son job ? Elle se figurait donc qu'il n'était qu'une sorte de bourreau kidnappeur de princesses.

L'assassinat, d'accord, mais pas sans ordre officiel, cela va de soi. On ne tue pas des gens comme ça au Magistère, le protocole est important pour ne pas basculer dans la sauvagerie des règlements de compte. Jerry n'est pas un molosse fou qui saute au visage de tout ce qui ne lui revient pas, mais un brave chien de chasse au service du Magistère, qui renifle les suspects et les mordille gentiment sur ordre de son maître si besoin est.

Alors prêter d'instinct ce genre de meurtre pulsionnel à un agent assermenté tel que Jérémiah était vexant, voire insultant, et finit de le convaincre qu'il avait en face de lui une femme bornée à la tête totalement hermétique, une sorte de miroir déformant de lui-même. Quiconque porte les couleurs d'Opale semble être démoniaque à ses yeux. C'est frustrant, elle me fera jamais confiance, pense Jérémiah, cela pourrait signifier que Lester va continuer à courir un moment et peut-être encore déféquer sur la réputation du Magistère à sa guise...

L'agent ne se prive pas de manifester sa vexation avant qu'elle ne parte se coucher.

- Je ne te parlais pas de tuer quelqu'un, Lillie. Ton père a des comptes à rendre auprès d'Opale et de sa justice, et tu aurais pu être un facteur déterminant pour le faire tomber. C'est précisément une issue qui te foutrait la paix, en plus de te rapporter un magot.

T'aider, c'est aussi dans mon intérêt. Tu devrais accepter des alliés de circonstances quand ils se proposent à toi.
Et tu devrais arrêter de me voir comme un monstre, même si j'en ai l'apparence.


Et suite à cette fin houleuse, Jerry se retrouve seul à table, deux plats rien que pour lui. Cette altercation n'a pas affecté son appétit, et il reprend ainsi son repas comme si de rien n'était. S'il avait du s'arrêter de manger pour chaque discussion enflammée qu'il a tenu avec un sceptique d'Opale, le pauvre agent n'aurait que la peau sur les os.

Quoiqu'il puisse lui dire, il n'arrivera pas à la convaincre qu'Opale n'est pas l'enfer sans foi ni loi qu'elle visualise. Il n'y arrivera pas, et ce n'est pas son rôle. Son rôle s'arrêtait à la ramener à Lester, et au passage, à sonder si elle ne dissimulerait pas quelques idéaux révolutionnaires ici ou là. Sa véhémence est un aveu, mais ensuite ?

Ensuite, rien du tout. Il ne reste que demain, le retour à Opale, la fermeture du dossier, et un avertissement franc et puissant qu'il faudra glisser à Lester. Jerry n'est pas une assistance sociale, mais un exécutant du Magistère : il aurait voulu utiliser Lillie pour évincer Lester, mais si elle refuse son aide, alors il doit l'accepter. Ca n'a rien à voir avec Opale, avec la révolution, et encore moins avec Jerry. Détester sa patrie et ses idéaux ne sont qu'un prétexte. Lillie se fout de tout cela.

Au final, Jérémiah trempe dans une sordide affaire de famille et de père abusif. Voilà un job décidément bien ingrat. Quelle tuile, non ? Lester mériterait bien une ou deux grosses fessées, mais il faudrait attendre l'ordre officiel de les lui administrer.

Persuadé que le cas de Lillie n'est plus rattrapable et qu'elle ne l'aidera pas sur le cas Lester, Jérémiah poursuit donc son délicieux carpaccio, abordé par un Jeoffrey à l'apparence plutôt blasé. Il faut le comprendre, il est tard, lui aussi a sa journée de boulot dans les pattes ; et franchement il n'a pas l'habitude de gérer des clients aussi turbulents.

- Hum, la demoiselle ne finira pas son assiette, fait remarquer le sommelier. C'est une situation pour le moins inédite.
- Ca n'a rien à voir avec la nourriture si ça peut te rassurer.
- Dois-je la débarrasser ou pensez vous qu'elle reviendra...?
- Je m'occuperai de cette assiette. Il me restera de la place.


Effectivement, si on ne peut rien reprocher à la qualité gustative des oeuvres d'Albino Renzi, force est de constater que la quantité, elle, n'est pas au rendez-vous. Il en faudra davantage pour remplir l'estomac d'un reptile assommé par sa journée de travail.

Quelques heures plus tard

Jerry n'a pas dormi. Il ne pourra fermer l'oeil que lorsque le dossier sera bouclé, et qu'il sera capable de regagner son appartement pour profiter d'une petite pause. Jerry, il dort jamais beaucoup. C'est parce que, pendant que tu dors, le monde continue de tourner sans toi. Pendant que tu dors, tu es un poids inutile, impuissant, une variable nulle. Alors pendant que tu dors, tout peut arriver, une mission peut échouer sans que tu sois capable d'y faire quoique ce soit, un train peut dérailler ou subir un attentat sans que tu n'aies eu le temps d'en percevoir les prémisses. Pendant que tu dors, c'est comme si tu n'existais plus ; alors tout peut survenir, même ta propre mort.

Jerry, il dort jamais beaucoup, et souvent assez mal, parce que sa condition semble avoir aussi atteint ses circuits du sommeil. Alors, il a passé le reste de la nuit à mater le paysage, immobile comme une statue dans le couloir devant le compartiment, tout en guettant des sons suspects. Mais Lillie, semble-t-il, a bien dormi et n'a pas fait plus de chichis.

Elle dort peut-être encore, ou elle fait semblant. Peu importe.

A la fenêtre défile l'horizon des bâtiments grandiloquents du centre-ville opalin, plongés dans une douce aurore. Jerry les contemple avec apaisement, bien heureux d'être enfin à la maison. Il peut d'ailleurs distinguer de loin la tour dans laquelle il habite, saillante et lumineuse. Son appartement, un grand logement de fonction sobre et silencieux, qu'il n'a jamais pris le temps de meubler ou de décorer, c'est le seul endroit dans lequel il est capable de bien dormir. Il ira faire un tour au bar avant de rentrer, tiens, ce matin. Un petit billard et du whisky suffiront à le mettre d'humeur à s'affaler sur sa couette et à oublier ce séjour désagréable à Xandrie la puante.

Quelques voyageurs excités galopent dans les couloirs, glissant parfois un timide bonjour à l'agent qui les calcule à peine. Soudain, le signal d'arrivée du train résonne autour de nous, on s'apprête à rentrer en gare.

Jérémiah ouvre la porte du compartiment, annonçant un sobre et sonore << On descend >> à Lillie, sans se préoccuper de si elle est encore dans les vapes ou pas. D'ici quelques minutes, on va effectivement descendre. S'agira de pas traîner une demi-heure dans la gare, il reste du boulot avant la pause et Jerry commence à avoir bien hâte de boucler cette affaire.
Lun 25 Sep - 10:45
La nuit, Lillie ment. Elle prend ce train à travers la plaine. Elle aimerait s'en laver les mains. N'avoir que faire de tout ce qui lui pèse sur les épaules. Elle aimerait parfois n'avoir jamais connu tout ça, Opale, Xandrie, la Révolution, Jerry, Lester. Peut-être même qu'elle aimerait parfois ne plus exister. Revenir au grand tout, ne plus être rien. Elle envie un peu la brume. Parce que personne ne la connaît vraiment mais que tout le monde la craint. On la traite avec respecte, qu'importe que ce soit pour les bonnes raisons. Comme elle traite le morceau de brume qui s'est logé il y a si longtemps sous son nombril. Elle passe sa main gauche sur son ventre, comme souvent avant de dormir. Elle ne prend pas la peine de se glisser sous le drap blanc de sa couchette. Elle ne se déshabille pas. Elle le fait rarement. Elle a trop l'habitude qu'on vienne la réveiller au milieu de la nuit, en catastrophe. Sa main glisse de son ventre à sa ceinture. Elle laisse ses doigts se nouer autour de la cross de son revolver. Elle ferme les yeux. Le sommeil ne la fuit pas longtemps. C'est l'avantage de vivre des journées aussi compliquées.

Le ronron de la locomotive la berce. Les quelques secousses de la cabine ne la réveillent pas. Elle rêve à des jours meilleurs. Elle rêve à une vie plus simple. Elle ne sait pas trop dire où, ni quand. C'est un Uhr lavé de ses pêchés. Tout y semble plus beau. Moins crasseux. Les gens, aussi, semblent plus heureux. Ils lui sourient, la saluent d'un signe de la main ou d'un sourire. Dans le reflet d'une fontaine, elle se trouve belle. Le réveil n'est pas brutal. Il est simplement douloureux. Le jour perce au travers des persiennes de la cabine. Jerry n'est pas là. Elle se laisse glisser de sa couchette, regarde par le hublot. Le choc la fait reculer de quelques centimètres. Opale s'étale dans toute sa magnificence devant ses yeux impuissants. La dentelle des tours se découpe dans le ciel. Les lumières du monde entier semblent s'être réunies ici, concentrées en un conglomérat de bâtiments tous plus élancés les uns que les autres. Lillie n'a conservé aucun souvenir d'Opale. Son cerveau a fait le vide. La redécouverte la submerge.

La porte s'ouvre. Jerry apparaît. Une larme coule le long de la joue de Lillie. Elle est désemparée. Elle se reprend, essuie son visage d'un revers de la main et hoche spontanément. Elle n'a rien à récupérer, aucune affaire, quelques souvenirs effacés, tout au plus. Elle le suite dans le wagon qui désemplit à vue d'œil. Ils descendent sur le quai bondé, quittent la gare. Tout de Xandrie devrait avoir préparé Lillie au capharnaüm d'Opale. Elle connaît les rues peuplées, les cris, le bruit. Elle connaît les artères, les ruelles, tout ce qui fait d'une ville une ville. Elle ne devrait pas rester bouche bée devant ce spectacle. Mais elle ne peut faire autrement. Elle est née ici. Quoiqu'elle en dise. Ses racines vivent encore, quelque part sous cet amas spectaculaire de béton. Un homme la bouscule. Elle ne réagit pas, mais sa main est toujours près de sa hanche. Elle se sent tellement vulnérable maintenant. Elle prend conscience de la réalité de la situation : personne ne viendra la chercher. Personne n'est ici pour elle. Elle ne peut pas compter sur la Révolution pour se sortir d'ici. Elle est seule.

- Et maintenant, Jerry ? J'imagine que tu dois me tenir la main jusqu'à chez lui, pas vrai ?
Ven 13 Oct - 10:03
- Si ça te rassure, oui, je peux le faire, répond Jerry tout à fait sérieusement.

Elle avait pas beaucoup parlé jusque là. Pas du tout en fait. Rien d'étonnant vues les circonstances, et c'est pas plus mal car ça faisait des vacances à Jerry.

La gare centrale d'Opale est un beau bâtiment, remplie d'histoire et de parfums haut de gamme. Elle n'accueille pas seulement des trains, mais aussi un immense centre commercial abritant une myriade de boutiques de luxe. On y dépense des centaines de milliers d'astras par jour paraît-il, Jerry n'a aucun mal à le croire au vu des prix affichés pour le moindre petit café.

Il est tôt mais il y a déjà foule, Opale c'est une ville insomniaque qui ne s'endort jamais même si ce serait bon pour sa santé. Les deux compères se frayent sans mal un chemin, car dans les foules Jerry est comme un requin déboulant dans un banc de poissons. Les magasins de haute-couture sont déjà en train d'ouvrir pour les lèves-tôt, ce qui permet à Jérémiah de se souvenir qu'il devra un jour ou l'autre venir y faire recoudre sa chemise, percée par un surin il y a deux mois.

Devant la gare, les vapeurs de myste forment un joli panache iridescent. Crachées par les pots d'échappement des dizaines de taxis posés devant, moteurs rugissants, toujours prêts à partir. Une escouade de taxis aux couleurs bordeaux, notamment, restent aux aguets. Ceux-là sont plus puissants, plus grands et plus luxueux ; réservés aux notables du gouvernement opalin et de son Magistère, ils sont en permanence laissés en attente, répartis autour des grandes administrations, et ont des voies de circulation dédiées dans la ville. T'imagines bien que les grosses têtes qui font tourner Opale ont mieux à foutre que d'attendre une heure un taxi puis de rester coincées dans un bouchon.

C'est le cas de Jerry. Hey, qu'il hèle l'un des taxis rouge sang, montrant son badge au conducteur qui fume adossé contre sa bagnole. Voyant le colosse s'approcher, il écarquille les yeux, mais ne s'en fait pas plus que ça. Il a déjà embarqué des dignitaires plus inquiétants qu'une brute masquée de deux mètres de haut. En plus, cette brute-là lui sourit et lui adresse un salut poli. Ce n'est pas le cas de tout les clients, loin de là.

- Où va-t-on en cette douce matinée, inspecteur ?
- Magistère, porte Carter.
- En route,
que le chauffeur répond en écrasant sa clope, avant d'ouvrir la porte de son véhicule aux deux zozos.

A l'arrière, deux grands fauteuils se font face. De par sa carrure, Jerry va devoir en monopoliser un pour lui tout seul. Après avoir laissé Lillie rentrer, le bon inspecteur s'installe ans une série de craquements gracieux, il finit par caser son corps massif sur son fauteuil en pliant sa tête contre le plafond.

Une fois la porte claquée derrière eux, la puissante bagnole se met en branle dans une accélération surprenante, pétaradant sa propre moutarde bleuâtre qui viendra se joindre au smog opalin.

Lillie tire la gueule et doit voir cette caisse comme une charrette de condamnés mais que veux-tu ? Elle est enfin arrivée en enfer, du moins c'est ce qu'elle croit. Les odeurs de myste envahissant le parvis de la gare centrale avaient effectivement quelque chose d'infernal. Mais maintenant elles sont remplacées par des relents de cuir froid ; c'est déjà mieux.

- Chauffeur, tu peux nous brancher radio Swango ?
- Bien sûr, monsieur.


Et ensuite un parfum de jazz envahit la voiture.
Opale, dans ses lumières, ses fumées, ses klaxons, sa science, son art et ses crimes. Opale inonde chacun de tes sens. Dans ce chaos Jérémiah est capable de contrôler quasiment tout ; c'est SON chaos. Jerry est de retour auprès de sa Mère.

- Bienvenue chez toi, qu'il déclare à Lillie avec une pointe de sarcasme -mais aussi beaucoup de sincérité.
Jeu 2 Nov - 15:07
Elle ne savait expliquer ce qui la retenait. Ce qui la retenait de tendre la main vers l'inspecteur, de le toucher, simplement, et de lui donner l'apparence d'un enfant, ou d'un vieillard. Peut-être qu'au fond, elle savait qu'il n'était que le messager, et que comme tous les messagers, il ne pouvait être touché. Que même si elle parvenait à le fuir, ou pire, à le tuer, le message lui resterait. Et qu'il prendrait toutes les formes possibles pour arriver jusqu'à ses oreilles, jusqu'à Xandrie, jusqu'à elle. Elle avait fui son passé pendant plus de dix ans, c'était déjà une prouesse. Même si elle avait fini par repousser l'inévitable, une partie d'elle avait toujours su qu'au fond, elle finirait par revenir ici. Tout comme une partie d'elle savait à cet instant, dans ce taxi, qu'elle finirait par repartir. Tout ce qui existait entre ce moment et son retour, en revanche, lui était tout à fait inconnu. C'est pourtant là que se jouerait probablement toute sa vie à compter de ce jour.

Lillie n'a jamais été une mélomane. Même avant de devenir le chef d'un groupe armé, même quand elle était petite enfant, elle n'a jamais eu le moindre attrait pour la musique. Probablement parce que ses oreilles n'y ont jamais été exposées. Les Moynihan - comme toutes les familles de la petite bourgeoisie opalienne - voyaient l'art comme une perte de temps. Les professeurs des écoles de Lillie étaient bien heureux d'entretenir cette idéologie pour le moins absurde. Le cursus général ne comprenait pas d'initiation à la musique, à le peinture ou à l'écriture. Les élèves apprenaient les sciences dures et les langues, au cas où il leur prendrait l'idée saugrenue de devenir diplomates. Les plus bêtes rejoindraient les forces armées. Tous les autres aspiraient à des postes au Magistère - il n'est d'ailleurs pas rare à Opale de trouver ci et là un merchandising assez poussé aux couleurs de l'organisme. La science fait vendre, au moins autant qu'elle fait progresser.

- Merci, Jerry. Ça ira très bien pour mes petites vacances, lui répondit-elle avec le même sarcasme, dénué de sincérité.

Le Magistère imposait son immense silhouette dans la grisaille du jour. Sous le peuple brusque des antennes dressées sur les toits, l'immense rotonde compartimentée n'avait rien d'accueillant. Le taxi s'immobilisa. La file de véhicules qui voulaient rentrer dans l'enceinte de l'établissement s'allongeait. Pénétrer dans le Magistère était sans doute plus compliqué que franchir une frontière. Le bâtiment, lourdement gardé par les Tartares, filtrait ses flux de voyageurs avec rigueur. Arrivé à hauteur de deux gardes en arme, le chauffeur de taxi baissa sa vitre.

- Identités, motifs et durée de la visite, débita le plus blasé des deux.

Jerry prit de court le chauffeur en montrant son badge et en répondant à ses questions sur un ton au moins aussi sommaire. Lillie crut voir le sourcil du soldat s'arquer en entendant son nom de famille. Le taxi pénétra dans le Magistère et en fit le tour par la droite, au pas. Au-dessus d'une double porte blindée trônait un panneau bien trop sobre pour ce qu'il renfermait.

MAGISTÈRE. DÉPARTEMENT DE MYSTIQUE. PORTE CARTER.

- J'imagine que c'est ici qu'on se dit au-revoir, Jerry ? Il faut que je laisse un commentaire quelque part ? Je ne voyage pas souvent, mais la bouffe était incroyable. Si je pouvais choisir la destination la prochaine fois, ce serait encore mieux.

Elle lui tendit sa main. Elle savait qu'il était trop tard pour tenter quoi que ce soit maintenant. Quitter cet endroit, plus protégé encore que les textes sacrés du panthéisme, lui prendrait du temps et un peu de réflexion. Sans compter que vivait ici celui qu'elle aurait aimé ne plus jamais revoir.