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Trouzemille, le retour

Trouzemille, le retour Brandw10
Dim 18 Juin - 23:06
Elle était absolument ravie, la bête. Comme à chaque fois qu’elle s’était retrouvée complètement immergée dans la mer de brume, là d’où elle avait dérivé il y a une vingtaine d’années. Le problème, c’était que ces passages étaient extrêmement épisodiques, et qu’elle n’avait aucun espoir de pouvoir y revenir en s’arrachant de la carcasse de son hôte, pauvre petit tas de vapeur cadenassée qu’elle était.

Même maintenant, avec le proprio temporairement absent, elle ne parvenait pas à accrocher quoi que ce soit pour se hisser dans sa chair. Même pas un petit nerf ou recoin de cerveau. Habituée depuis le temps, elle n’insista pas.

Mais tant pis. Profiter de l’atmosphère, ça restait agréable. Et puis, avec un peu de chance, le gamin mourrait aujourd’hui, hein.

Allez, pitééééé, faîtes qu’il se fasse tuer, ça serait tellement simple.

*
*     *
*

Pour lui, c’était plus compliqué. Il ne savait même pas à quoi il ressemblait, en fait. Parfois, c’était une sphère de lumière aussi discrète qu’un sanglier imbibé de goudron brûlant, parfois une forme spectrale très semblable à son corps d’origine, et parfois, un petit amas de brouillard presque indistinguable de la brume ambiante.

Ce qui n’était pas le cas, en l'occurrence. Vu que les deux autres parvenaient à le suivre, sans difficulté, pendant qu’il les précédait dans la purée de pois environnante. Et qu’ils allaient bien trop vite à son goût. Il n’avait même pas le temps de déterminer si le chemin qu’il traçait au travers de la végétation à flanc de colline était praticable que déjà, ils le rattrapaient et protestaient vertement contre lui parce que non, ça ne l’était pas du tout.

Eh bien, vous n’avez qu’à aller moins vite et me laisser vous indiquer si c’est bon ou pas?

Le problème, c’est qu’il était à la fois sourd et muet, sous cette forme. Ce qui était parfaitement anormal, parce que toutes les sentinelles qui partagaient son pouvoir lui avaient assuré qu’elles gardaient tous leurs sens. Mais lui, une fois sur deux, il ne pouvait que voir, pas sentir ou entendre. Parler, c’était encore plus aléatoire. Et tout se déterminait à la seconde où il quittait son corps. Ce qui était suffisamment désagréable et laborieux pour qu’il refuse de s’y réessayer plusieurs fois.

Pas très pratique quand on sert d’éclaireur, quand même.

Mais il y avait toujours le langage des signes.

Les doigts d’honneur que la grande brune hystérique lui adressait en grimaçant devant la pente jonchée de brindilles qui l’avait arrêtée, par exemple. Ca, on le comprenait peu importe d’où on était né, pas de doute. Ou rien que le sourire narquois du grand rouquin joufflu aux écailles argentées, un triton de trente ans leur aîné, qui en avait vu bien d’autres et prenait ces déconvenues avec légèreté, depuis le temps qu’il œuvrait dans les sentinelles. Ca va, ils avaient de la marge.

Pour sa part, à l’état de petite boule étincelante, il pouvait évoquer un hochement de la tête pour dire oui ou non. Il n’avait qu’à flotter en métronome pour reproduire l’effet. C’était inconfortable, mais il pouvait le faire.

Avec ça comme principal outil d’expression, bonne chance pour expliquer aux gens qu’il venait de voir une autre crevasse, et qu’il faudrait la contourner s’ils voulaient arriver en amont des épistotes qu’ils poursuivaient.

*
*     *
*

-Putain mais quel trou du cul de m&#@§%. Tu veux qu’on fasse un saut de dix mètres, conn%&@?
-Allez, ça va aller. T’es fatiguée, une grande fille comme toi?
-Mmmrrrrghnon.
-Voilààààà. Il fait ce qu’il peut lui aussi, tu sais? Il a compris, il repart dans l’autre direction.
-Ah bah manquerait plus qu’il continue pour rire.
-Non, mais mets toi à sa place, c’est pas facile pour lui non plus. Et puis fais attention, c’est pas bien pour ce que tu as, de t’énerver comme ça.
-Teh. Uhuh. Ouais.

Elle avait besoin d’une clope. Enfin, de tabac, les clopes ils avaient pas ici. Trop révolutionnaire pour eux. Mais leur tabac et leurs herbes à rouler rendaient vachement mieux que ce qu’elle avait à la maison, en fait. Dommage que les briquets locaux (à silex, le truc de dinosaure quoi) et les contrefaçons pourraves d’allumettes premier prix qu’ils se tapaient soient de vraies saloperies à utiliser. Des bûchettes. De la merde, ouais.

Alors, elle se contentait de nerver. Mais crapahuter dans la nature, elle aimait, ça lui faisait du bien. Beaucoup moins quand c’était au-delà des frontières, et encore moins pour approcher d’une troupe de soldats armés et entraînés pour aller dans la brume. Ca, ça puait vraiment fort.

-Je me demande si on est pas trop au nord, songea le cinquantenaire en regardant aux alentours. Quoi que, en fait non, on doit être bien. La brume est moins épaisse, là-bas, ça doit être avec leurs appareils. Est-ce que tu peux aller voir, Ryo? Enfin… merde.
-Tiens, tu vois?
-Ca va rhooo, on va y arriver.

D’une succession de mimiques, pointant l’au-devant en contrebas avant de se désigner lui-même tout en haussant les épaules et en singeant un point d’interrogation de ses bras, Sensoph tenta de faire passer son propos au petit globe lumineux. Qui resta complètement immobile, perplexe.

-Ouais, on va y arriver.
-Oboro, ça ira, me pète pas les couilles non plus. Moi aussi je finis par grogner.
-D’accord, mais juste. Je sais pas pourquoi j’ai été assez conne pour ne pas aller prendre un carnet et un crayon quand tu m’as dit qu’on en aurait pas besoin.
-Parce que tu m’as fait confiance, c’est très bien. Mais oui, tu aurais pu. Leçon apprise?
-Uh. Je capiche.
-Bien. Moi aussi, leçon apprise.

*
*     *
*

Et en aval de leur position à tous les trois, en contrebas de la colline, il y avait une demi-douzaine de soldats aramilans, des sentinelles pour la plupart, menés par l’Inquisiteur de Hautebrume. Ou Judicaël Adhémar Cassien pour les intimes. Judicaël pour pratiquement tout le monde, narration incluse. Tous occupés à remonter la piste des pillards épistotes, en prenant bien soin de détruire, d’une manière ou d’une autre, toutes les balises anti-brume qui sillonnaient le sentier.  Ca les desservait peut-être en permettant à la brume de reprendre ses droits sur cette voie, mais ça contraignait leurs ennemis encore bien davantage, et ceux-ci s’en retrouveraient handicapés aussi bien sur le court terme quand il s’agirait de leur courir après, que sur le long quand ils reviendraient arpenter le territoire autrefois mille fois béni de Dainsbourg.

Ca, ou alors ils préféreront faire demi-tour sans se hasarder dans la brume, ce qui arrangera tout le monde.

-C’est quand même vachement agréable comme bruit que ça fait, ces merdes quand elles éclatent. Bonk. Avec le bruit de verre qui éclate. Mmmmmmh. Bonk.

Dans un dernier coup de hallebarde asséné joyeusement, l’une des aramilanes, pas sentinelle mais membre de la garde sacrée avec quelques expéditions à son actif, acheva de mettre à mort une autre des structures métalliques précités. Et à la voir déverser ses entrailles irradiant d’une substance bleu fluo de très mauvais augure, celle-ci était Opalienne, visiblement. Ce qui signifiait que…

-Euh on ferait mieux de s’écarter assez vite, celle-là c’en est aussi une dure genre à boomer quand on les casse. Le myste cay le mal, faudrait qu’Opale explose toute seule un jour ça leur fera comprendre. Allez hop hop hop plus vite! Madame, s’il vous plaît! Inquisiteur, au pas de course s’il vous plaît!

Par “Madame”, la soldate signifiait “la mère d’Oboro”, qui, sans la moindre formation quelconque en la matière, avait quand même réussi à imposer sa présence dans l’expédition. “Mais ça va être dangereux, Madame!”. “OUI, C’EST JUSTEMENT POUR CA QUE JE VIENS, JE NE VAIS PAS LAISSER MA FILLE Y ALLER TOUTE SEULE”. Ce à quoi le lecteur averti se dira : ah bah tiens, c’est de famille. Avec les insultes en moins. Elle n’avait pas la taille improbable de sa progéniture, mais lui faisait honneur en encaissant bien la marche, jusque-là. Pas autant que ce qui aurait été souhaitable vu le nouveau rythme imposé pour rattraper l’autre groupe, mais à la base, ça ne devait être qu’une expédition de routine, sans escarmouche prévue. Au final, elle avait reçu la bénédiction du chef de l’expédition, à savoir…

A trois mètres au devant d’elle, trottinant dans son uniforme trop grand pour lui, l’Inquisiteur progressait sans trop faire attention à ses mouvements, tout engoncé qu’il était à revoir son plan en permanence et se demander si l’une des quarante-douze variantes qu’il avait écartée ne serait pas préférable. Un groupe pour prendre leurs pillards à revers, est-ce que c’était suffisant? Mais ils n’étaient pas assez nombreux pour se séparer davantage.

-Attendez, j’ai changé d’avis, on peut faire mieux que ça.
-... encore?
-Oui. Comment ça, encore? C’est normal d’améliorer ses plans en continu!
-Pas quand nous…
Inquisiteur, protesta un autre sur un ton pédagogue. Avec tout le respect que je vous dois, les deux… trois… deux autres sont déjà partis. On ne peut plus changer quoi que ce soit sans nous mettre en danger. Eux et nous.

Hamzar. Une sentinelle expérimentée de longue date, qui passait beaucoup plus de temps aux frontières de la mer de brume, virevoltant d’une expédition à une autre en ne se reposant que rarement. Il n’avait pas revu Aramila depuis maintenant cinq mois, selon ses dires. Ce qui ne semblait pas le déranger plus que ça. Affecté à cette opération de routine afin de seconder Judicaël pour sa première mission au-delà des frontières. C’était lui, qui portrait le corps inerte de Ryosuke. Enfin, lui… plutôt, sa monture volante, un drake de taille modeste, apparentable à un cheval avec quelques appendices supplémentaires. Sans avoir été entièrement informé des détails, le jeune moine avait été ficelé et harnaché juste derrière la selle de l’animal. Avec suffisamment de soin et d’attention pour ne pas chuter ou se faire désarticuler sur un faux mouvement de la créature, certes. Mais ladite créature avait tout de même reçu pour consigne de faire attention. On ne sait jamais.

-Je l’avais aussi en tête, mais ça ne sera pas grand chose pour ce à quoi je pense, expliqua Judicaël. Juste pour vous prévenir, déclama-t-il en sortant un grand tube de sa besace, comme on parle d’explosions, j’ai récupéré une pile de myste sur le pylône précédent, tout à l’heure.

Ce qui interloqua tout le monde et fit reculer trois d’entre eux, qui dévisagèrent maintenant le grand dadais à lunettes comme s’il allait spontanément exploser d’une seconde à l’autre. Mais pour une raison ou pour une autre, lui-même ne sembla pas se rendre compte de l’effet qu’il produisit.

-Et je me dis que ça pourrait nous faire une excellente diversion ou arme psychologique si jamais on avait besoin de les menacer d’une grande explosion en plein milieu de leur groupe. En faisant attention à ne pas abîmer les reliques, bien sûr. Mais je pense m’en tenir à la simple menace, pas vraiment le faire. Qui pense pouvoir m’aider pour ça? Je peux la lancer sans souci, mais je pense que vous êtes tous meilleurs que moi à l’arc. Une flèche dedans une fois à terre et…
-Inquisiteur, cette chose est extrêmement dangereuse et… maudite et sacrilège. S’il vous plaît, vous devriez…
-Allons. "Rédigeant les premières lois, il les guida sur le chemin vertueux de la vérité et promit aux justes que nulle corruption ne les couvrirait d'opprobre." Ne vous inquiétez pas, je souhaite m’en tenir à cette ligne.
-Les cantiques de Bahlam, reconnu Hamza.
-Celui qui apporta l’intégrité aux peuples d’Uhr, renchérit Judicaël avant de se tourner vers la jeune femme à la hallebarde. Qu’est-ce que tu as dit tout à l’heure?
-Hein?
-Juste avant. Tu as dit qu’il serait souhaitable qu’Opale explose spontanément, à jouer avec le feu du myste dont elle se gorge voracement sur le dos et le sang de Xandrie. Qu’il était temps qu’elle subisse les conséquences de sa cupidité dans l’espoir que cela lui ouvre les yeux et la ramène dans le droit chemin. Que le monde en serait meilleur pour tout le monde. C’est bien ce que tu as dit?
-Euh… oui.
-Je préférerais que nous n’ayons pas à en arriver là, honnêtement. Les Douze nous encouragent à faire preuve de probité et de compassion, et il n’y a pas de raison que nous nous détournions des vertus qu’il nous enseignent, même ici dans la brume. Je ne prétends pas que nous n’aurons pas à nous salir les mains, surtout s’ils ne nous en laissent pas le choix, mais… la pile est intacte, et nos intentions sont pures. Tout va bien se passer. Alors, qui pour m’aider?


Dernière édition par Ryosuke le Sam 22 Juil - 11:17, édité 1 fois
Dim 9 Juil - 16:06
« Tout va bien, madame la maman d'Oboro ? Vous tenez le coup ? S'enquit aimablement Judicaël.
_ J'ai un nom, vous savez. » Soupira l'intéressée.

Peine perdue. Lorsque la petite équipe avait été présentée à l'Inquisiteur, celui-ci lui avait impudemment demandé qui elle était – pour sa défense, elle n'avait effectivement pas du tout l'air d'une baroudeuse de la Brume – et elle n'avait pu s'empêcher d'asséner hargneusement son argument d'autorité : « je suis la maman d'Oboro ! ». Évidemment, elle était loin de se douter qu'aux yeux du Prêtre, il n'existait pas de titre plus beau, plus noble et plus respectable que "maman" ou "papa".
La bonne nouvelle, c'est qu'alors que la majorité de l'équipe d'exploration voyait d'un mauvais œil la présence de l'incarnation de la ménagère de plus de [effacé pour des raisons diplomatiques] ans parmi eux, Judicaël, lui, constituait sans nul doute son plus fervent soutien : pas question de séparer la famille contre son gré !
L'inconvénient, c'est qu'il semblait impossible de lui faire l'appeler autrement que "maman d'Oboro", dorénavant.

« Non mais sérieusement, vous allez bien ? Demanda l'Inquisiteur avec sollicitude. C'est votre première expédition dans la Brume, après tout.
_ Vous aussi, je vous rappelle.
_ Certes, mais j'ai l'expérience de missions périlleuses, rappela le Prêtre.
_ J'ai élevé deux enfants et traversé la moitié du continent pour sauver ma fille. Le péril, ça me connaît, se défendit la ménagère toujours soucieuse de justifier sa présence au sein de l'expédition.
_ Hahaha, s'amusa le Prêtre. C'est bien vrai ! Très bien, je m'incline devant votre expérience, je m'inquiète pour rien.
_ Si vous devez vous inquiéter, faites-le pour ma fille, le chapitra la civile. C'est elle que vous avez envoyé au-devant d'une horde d'Epistopolien armés jusqu'aux dents, je vous rappelle !
_ Allons, votre fille court plus vite que les balles. C'est probablement celle d'entre nous qui a le moins de risque de se faire blesser, ici.
_ Oui, ben excusez-moi de me faire un sang d'encre quand même.
_ Pas de mal, c'est dans vos prérogatives. Bien, si tout va bien alors je compte sur vous pour rester vigilante.
_ Vous craignez une entourloupe de la Brume ? S'alarma la mère en jetant des coups d’œils inquiets à la mélasse qui les entourait. Elle ne le reconnaîtrait jamais publiquement mais le manque de visibilité la mettait mal à l'aise.
_ Non, de la Corde, rectifia aussitôt Judicaël.
_ La corde ? Répéta la ménagère en fronçant les sourcils. Vous voulez dire, celle qu'on a utilisé pour franchir le précipice de tout à l'heure ?
_ Celle-là même, oui.
_ Vous pensez qu'elle ne sera plus là à notre retour ?
_ Je pense qu'elle nous poursuit et n'attend qu'une occasion pour se faufiler jusqu'à nous et nous étrangler, assura l'Inquisiteur mortellement sérieux tout en redressant ses lunettes.
_ Hahaha ! S'esclaffa l'ex-Epistopolienne. Vous savez détendre l'atmosphère, vous ! Petit plaisantin !
_ Je vous assure, je l'ai vu se faufiler sournoisement derrière nous quand on partait.
_ Hahah… Non mais attendez, mais vous êtes vraiment sérieux, là !? »

La maman d'Oboro n'eût malheureusement pas le loisir de creuser davantage son doute. Un brouhaha derrière eux leur signala le retour d'Hamza, précédemment envoyé en éclaireur. Celui-ci revenait d'ailleurs en portant le corps d'un Epistopolien en travers de l'épaule. Alors que le Prêtre et la Mère le rejoignait, il jeta son fardeau sans ménagement au sol.

« Ça n'a pas été simple, mais j'ai pu neutraliser l'une de leur sentinelle sans donner l'alerte, signala le baroudeur. Il y a maintenant un trou dans leur surveillance que vous pourriez pouvoir exploiter, Inquisiteur.
_ Parfait, bon boulot, Hamza.
_ Pourquoi s'embêter à rapporter son cadavre ? Demanda Jeanne, la sergente à la hallebarde.
_ Parce que l'Inquisiteur m'a demandé de ne pas faire de victimes, rétorqua la sentinelle avec une légère pointe de regret.
_ Sérieux !? N'en revint pas la sergente des gardes sacrées en jetant un regard incrédule audit Inquisiteur.
_ Essayons de limiter les meurtres autant que possible, signala le Prêtre.
_ … Ah ben putain, les Orthodoxes, c'est vraiment plus ce que c'était.
_ J'ai entendu, hein. Comment apparaissent les gros cons, Sergent ?
_ Hé, je vous permets pas !!
_ Non mais ce n'est pas une insulte voilée, c'est une vraie question : au départ, on a des tas de marmots gentils et adorables, et une fois adulte, une part non-négligeables d'entre eux deviendront ce qu'il est coutume d'appeler des gros cons. Pourquoi ? Par quel prodige ?
_ Ben…
_ Maman d'Oboro ?
_ Je ne m'appelle pas… Un souci d'éducation, si vous voulez mon avis, asséna l'intéressée.
_ Exact, abonda Judicaël. À tout le moins, d'environnement. Ces gosses grandissent entourés de gros cons et adoptent leurs modes de pensées par mimétisme et contagion.
_ Et le rapport de tout ça avec la capture de la sentinelle ? S'enquit Hamza, un peu perdu.
_ La Brume, répondit tout naturellement l'Inquisiteur d'un geste circulaire du doigt.
_ Non, je ne pige toujours pas, confia le baroudeur.
_ La Brume est sentiente, ajouta Judicaël comme si tout cela expliquait tout – ce qui était effectivement le cas, à ses yeux.
_ La Brume n'est pas un marmot gentil et adorable, c'est une saloperie qui essaye de nous tuer, objecta rigoureusement la Sergente.
_ Absolument pas.
_ On a failli tous crever en tombant dans le ravin qu'elle nous cachait !
_ Facétie. Une blague de gosse, répliqua l'Inquisiteur. Tout est dans le presque. Si elle voulait notre mort, nous ne serions pas là pour en parler, pas vrai, Hamza ?
_ Pas faux, admit la Sentinelle chevronnée. Mais si vous pouviez rassembler toutes les pièces du puzzle, parce que là, je ne vois toujours pas le lien entre toutes vos explications.
_ Nous avons laissé pendant des siècles la lie de la civilisation investir et corrompre la Brume. Nous avons donc sciemment laissé la Brume n'apprendre que ce que nous avions de pire à proposer. Il est de notre devoir de nous ériger en contre-exemple. Dans la Brume, nous nous devons d'être sans peur et sans reproche. Chacun de nous se doit, à chaque instant, de représenter ce que nous avons de meilleurs en nous.
_ Alooors… on ne tue plus les méchants ? S'inquiéta Jeanne.
_ Pas gratuitement, pas de sang-froid, pas par cruauté, pas quand il y a d'autres possibilités, acquiesça l'Inquisiteur. Entendons-nous bien, je ne vous demande pas de devenir des pacifistes convaincus. L'idée n'est pas de montrer à la Brume qu'être gentil et respectable est une invitation à se faire copieusement piétiner par tout à chacun. Mais de montrer qu'on peut s'en sortir et arriver à ses fins sans avoir à se soumettre à la bassesse et la vilenie, sans laisser la part sombre de notre âme avoir le dessus et dicter nos actes. Souvenez-vous toujours que dans la Brume, vous êtes en mission éducative.
_ … Ah ouais, non mais j'aurais vraiment tout entendu, là.
_ Admettons… Que fait-on, maintenant ? Demanda Hamza.
_ On attend le rapport de la seconde équipe, voyons. » Sourit Judicaël.

Tout le monde se remit à vaquer silencieusement à ses occupations. L'Inquisiteur s'écarta un peu à l'écart pour ruminer ses pensées. La sentinelle capturée et entravée par Hamza n'avait pas l'air ivre morte. Dommage. Le jeune homme avait envisagé qu'après leur petite victoire, les Epistopoliens se soient bourrés gaillardement la gueule pour fêter leur victoire. Tant pis : les variantes quinze à vingt-deux du plan – les plus drôles, accessoirement – tombaient à l'eau.

De petits coups de museaux sur l'épaule sortirent Judicaël de ses pensées. C'était le drake volant qui s'était approché pour quémander un peu d'attention et qui nicha sa tête dans le creux de l'épaule de l'Inquisiteur en sifflant de contentement tandis que le jeune homme lui flattait l'encolure. Le tout sous le regard mi-agacé, mi-amusé et mi-fasciné d'Hamza – cela faisait certes beaucoup de moitié mais il avait un regard vraiment très profond.

Le regard de Judicaël se posa sur l'enveloppe corporelle solidement arrimé de Ryosuke. Déplacement astral. Humhmmn… Était-on vraiment bien certain que son esprit était pleinement dissocié de sa chair ? Et l'âme, dans cette séparation. Où se trouvait-elle ? Certes, le moine assurait ne plus rien sentir une fois désincorporé, mais l'avait-il vraiment bien vérifié ? Après tout, l'Âme se trouvait dans la tête, peut-être qu'un stimulus suffisamment fort pouvait…
Tout en continuant de s'occuper du drake d'une main, l'Inquisiteur soupesa sa pelle. La distance n'était pas un problème quant à l'intensité du stimulus, hé bien, personne ne lui avait jamais reproché d'y aller avec le dos de la cuillère quand il les savatait à grand coup de son instrument fétiche. Judicaël souleva donc sa pelle bien haut d'un seul geste et Hamza ne put s'empêcher de se racler très ostensiblement la gorge.

« Mauvais timing… » chuchota-t-il en indiquant de l'index quelque chose derrière l'Inquisiteur.

Le Prêtre soupira en se retournant, pour constater comme de juste que la petite sphère luminescente qu'incarnait présentement Ryosuke les avait rejoint.

« Alors, je vous assure, il s'agissait d'un intérêt purement professionnel, affirma joyeusement Judicaël.
_ … répondit la sphère muette en flottant paresseusement sur place.
_ Tout le monde est en place, le repérage est fini ? S'enquit l'Inquisiteur en sautant du coq à l'âne.
_ … fit Ryosuke oscillant sur place.
_ Judicaël, il ne peut pas ni nous entendre ni nous répondre sous cette forme, crut bon de rappeler Hamza.
_ Bien évidemment, puisqu'il n'a ni bouche ni oreilles, opina gaiement Judicaël.
_ Non mais c'est pas du tout ça que…
_ Alors, dix ? Vingt ? Trente ? Cinquante ? Cent ? » Proposa le Prêtre tailladant la terre devant lui de sa pelle comme s'il maniait une gigantesque pelle à tarte, avant d'ajouter les nombres de quelques mouvements de va-et-vient supplémentaires.

Ryosuke vint se placer à peu près au milieu des entailles vingt et trente.

« Vingt-cinq ? Parfait ! Vous voyez bien qu'il peut répondre. C'est tout bon, on continue comme prévu.
_ Il ne les a probablement pas tous vu, objecta Hamza.
_ Et donc ? Vingt-cinq, vous n'auriez pas dit, mais vingt-six, pfioulàlà, c'est trop nombreux et il vaut mieux faire demi-tour ? Alors qu'il suffira juste de diviser pour régner et paf, on est dans les clous ?
_ Je dis juste que c'est potentiellement dangereux… soupira la Sentinelle blasée, sentant bien qu'il serait impossible de raisonner le fanatique. Faites attention.
_ "Sans peur et sans reproche" ! » Lui rappela Judicaël avant de s’éclipser joyeusement dans un dernier clin d’œil et un sourire rassurant.

*
*     *

« Wohputain, on ferait mieux de se grouiller ! S’exclama brusquement Oboro.
_ Pourquoi donc ? S’enquit le triton.
_ Les loupiottes rouges qu’ils viennent d’allumer, là, indiqua la jeune femme. C’est une piste d’atterrissage. Soit ils ont appelé des renforts, soit ils se préparent à décaniller. On a plus de temps à perdre, là, ‘faut y aller ! Kékifout’, les autres !?
_ Du calme. Pour l’instant, on s’en tient au plan, affirma Sensoph.
_ Quel plan !? Se récria la demoiselle. On s’est séparé y’a genre deux heures, on avait pas la moindre idée ce sur quoi on allait tomber et je suis sûr que l’autre rat de bibliothèque à genre jamais entendu le mot "zeppelin" de sa vie !
_ C’est le fait de rester allonger dans la boue plus de cinq minutes qui te rend aussi grincheuse ?
_ Oui aussi. Ça et le fait de s’être magnés le cul comme des dingues pour des prunes.
_ Si on commence à improviser, on ne pourra plus se coordonner, pontifia le vétéran. Donc on s’adapte, mais on s’en tient au plan.
_ Je comprends mieux comment on vous a botté le cul et piqué les Marches, maintenant.
_ J’ai entendu. Chuuut, regarde ! Ça commence. »

*
*     *

Le camp de la force expéditionnaire Epistopolienne rassemblait une dizaine de larges tentes carrées, disposée en arc de cercle face à la piste d’atterrissage improvisée, le tout au fond d’une cuvette afin que seuls des observateurs aériens puissent repérer le signal.

Ainsi que l’avait repéré Ryo pendant son furetage alentour – les halos lumineux des différents éclairages dans la brume lui conférait d’excellentes cachettes en dépit de son apparence de bouboule phosphorescente – le camp de base abritait un peu moins de trois douzaines de militaires. Et présentement, ils étaient tous de sortie et jetaient des regards hésitants à leur chef tout en tripotant nerveusement leurs armes. Ledit chef se frotta les yeux d’une main, se demandant un instant s’ils ne faisaient pas face à une hallucination collective provoquée par la brume – ça ne serait pas la première fois ni probablement la dernière.

Mais non, il y avait visiblement vraiment un grand type tout de pourpre vêtu qui s’avançait, seul, en sifflotant gaiement, une pelle négligemment jetée sur l’épaule et tractant de son bras gauche une épaisse couverture qu’il traînait derrière lui.

« Salut la compagnie ! S’exclama Judicaël lorsqu’il ne fut plus qu’à quelques mètres. Je suis venu vous rapporter votre ami ! »

Dans un dernier effort, l’Inquisiteur fit passer devant lui la couverture et son contenu, la sentinelle inconsciente capturée par Hamza. Quelques jurons étouffés retentirent dans la troupe et des regards à l’affût attendirent l’autorisation de faire feu séance tenante, mais l’adjudant-chef temporisa d’un geste. Personne n’était assez cinglé pour s’aventurer ainsi dans la gueule du loup, la méfiance était de mise.

« Pas d’inquiétude, il fait seulement un gros dodo, petite fatigue subite, ça arrive, les rassura le Prêtre. Je m’excuse, mais si je l’avais pas fait, il aurait donné l’alerte, vous auriez déclenché les hostilités, tout ça, et la situation aurait pris un tour qu’on aurait tous regretté… Alors qu'en définitive, je ne désire que vous parler, moi.
_ Juste parler ? Répéta le chef Epistopolien.
_ Oui. Écoutez, à titre personnel, je suis positivement ravi de voir des gens d’Epistopoli reprendre le chemin des Basiliques, assura Judicaël. Et je sais bien que vous n’avez pas l’habitude, notez ! Mais du coup, sachez qu'il y a tout de même deux-trois petites règles de bonne conduite à connaître. Comme… ne pas chouraver les Reliques qui s’y trouvent. Parce que sans relique, ce ne serait plus une basilique, par définition.
_ … C’est une blague ?
_ Non, non, c’est très sérieux, affirma l’Inquisiteur. La Basilique que vous avez pillée est sous la responsabilité d’Aramila, cette relique nous appartient, je vous demande donc bien gentiment de nous la rendre.
_ On l’a trouvé dans la brume, elle est à nous.
_ Du tout, vous l’avez trouvé dans une basilique d’Aramila, dans la brume, précisa le Prêtre. Elle n’est donc pas à vous. Ce n’est pas moi qui vais vous rappeler à vous que vous avez rejeté la Foi et, par là-même, tout droit de possession sur les biens cultuels afférents.
_ Ok, mec, je suis pas là pour pinailler sur tes conneries, s’échauffa l’adjudant-chef. Rien à foutre que ce soit une relique, un héritage royal ou que-sais-je, on est venu exprès pour le récupérer, alors…
_ Ah ! Je le savais ! S’exclama brusquement Judicaël en claquant des doigts. Les Hommes en Noirs, c’est forcément eux ! Il n’y a qu’eux pour pouvoir vous rencarder sur l’emplacement de la basilique. Plus la peine d’essayer de me le cacher, je sais tout !
_ Hein !? Je… Heu… Les hommes en noirs ? Mais…
_ Tsss… j’aurais du m’en douter, tout ça pue leur influence à plein nez !
_ Non mais ce que je veux dire, c’est que si t’essayes de te mettre en travers de notre mission, ça va mal finir, tenta de recadrer l’officier.
_ Pour qui ? Demanda benoîtement le prêtre.
_ Je sais pas : on est trente et armés de flingues et t’es tout seul avec ta pelle ? Donne-moi une bonne raison de ne pas t’abattre séance tenante ?
_ La voici, opina Judicaël. Et tadaaa ! »

L’Inquisiteur dévoila en grande pompe la batterie d’Opale qu’il détenait.

« "Attention, ne pas ouvrir, risque de brûlures, perte de connaissance, dislocation, implosion, mutation corporelle, possession démoniaque ainsi que chute brutale des cheveux" lut à haute voix le jeune homme tout en rajustant ses lunettes. Mmmh… Je me demande comment vous comptez me farcir de plomb sans toucher la batterie. D’autant que, même si vous parveniez à réaliser cet exploit… sachez que j’ai un tireur d’élite qui se fera une joie de faire détonner ce truc à distance.
_ Holà, holà, on se calme, temporisa l’adjudant. C'est méga-dangereux, ces saloperies d'Opale, déconne pas ! Discutons plutôt de tout cela bien calmement, évitons les conneries.
_ Ha ben oui, j’aime autant, vu que c’est moi qui la tiens, quand même, hein…
_ Ok, on a une excellente raison de ne pas te tirer dessus, mais tu te doutes bien que ta batterie ne constitue absolument pas un argument suffisant pour qu’on te refile la relique, poursuivit l'officier.
_ Argument ?? S’étonna Judicaël. Ah mais non, ce n’est pas un argument : c’est juste une diversion !
_ Une… »

Les yeux de l’adjudant-chef s’écarquillèrent d’horreur alors qu’il prenait conscience des implications de cette dernière affirmation.
Au même moment, les sifflets des sentinelles retentirent.

*
*     *

« Kékifé ? Fit Oboro en fronçant les yeux pour essayer de mieux voir l’Inquisiteur débarquer dans le camp, absolument et désespéramment seul.
_ Heu… fit Sensoph, plus très sûr de lui.
_ Super, notre chef va se faire farcir de plomb. Non mais bien joué, les gars, grosse stratégie, ch’uis épatée, vraiment.
_ Non mais…
_ … ça fait sûrement partie du plan ? À d’autres, t’as pas la moindre idée de ce qu’il prépare non plus.
_ Oboro, il faudrait que tu apprennes à faire un peu plus confiance aux autres. Il a forcément une idée derrière la tête et va nous envoyer un signal très vite.
_ Ok, ok, je me prépare. »

La jeune femme se releva légèrement et se mit en position, mains posées au sol, jambe d’appui replié sous elle-même, jambe opposée légèrement en arrière.

« Mais qu’est-ce que tu fiches ? S’étonna le triton
_ T’occupes, je me mets en condition. Donne-moi le top départ. »

Oboro se concentra et se prépara à relâcher le pouvoir de la saloperie qui essayait de la tuer à petit feu.

*A vos marques… prêts…*

« Vas-y Oboro ! » S’exclama Sensoph en voyant en contrebas le prêtre agiter ce qui ressemblait bien à une batterie d’Opale et devait vraisemblablement constituer le signal.

*PARTEZ !!*

D’une impulsion monstrueuse, la jeune femme se projeta à pleine force en avant. Si son départ n’aurait pas fait rougir un spécialiste olympique, ça ne fut rien comparé à ce qui suivit. À chaque foulée, la jeune Epistopolienne gagnait en vitesse, avalant chaque instant davantage de distance. Vite, très vite, plus vite, toujours plus vite !

Peut-être pas plus rapide qu’une balle, mais clairement dans le même ordre de grandeur.

Le temps que les soldats repèrent le mouvement flou qu’elle était devenue, elle avait déjà parcourue la moitié de la pente et arrivait à la lisière du camp. Ryo et un schéma de Sensoph dans la boue lui avait permis de visualiser « la tente à butin » et Oboro avait pris grand soin de l’avoir en pleine ligne de mire. À cette vitesse, non seulement elle manquait de contrôles, de réflexes et de temps de réflexions, mais en plus l’accélération entraînait un effet tunnel tel qu’elle ne voyait plus qu’un maelstrom flou au-delà de ce qui se trouvait devant elle.

En une fraction de seconde, la jeune femme s’engouffra dans la tente, repéra et attrapa instinctivement la boite de plomb scellé puis exécuta un dérapage contrôlé pour filer derechef sans demander son reste. Hit and run. Le plan était simple.

À un détail près.

*
*     *

En entendant les sifflets, l’adjudant-chef se retourna aussitôt et fut aux premières loges pour voir la tente à butin se faire la malle tout seule en hurlant et jurant comme un charretier, sous les yeux éberlués de la troupe. Qu’était donc cette nouvelle sorcellerie de la brume !?

Diversion !

Pour l’Inquisiteur, l’explication était évidente : la jeune portebrume avait visiblement fait un tout droit dans la tente, avec tant de force qu’elle en avait arraché les sardines et continuait sa course à l’aveuglette, empêtrée dans la toile.
Plus rapide que les balles, peut-être, mais pas forcément dans ces conditions. Il lui fallait donc intervenir.

« POOOOOOL !! »

L’adjudant-chef de la force expéditionnaire pivota d’un seul bloc, juste à temps pour voir le Prêtre jeter la batterie au-dessus de sa tête d’un revers de pelle. Encore sous le choc, une seule pensée parvint à se frayer un chemin sous le crâne de l’officier, poussé par un instinct de survie développé depuis des années : fanatique !

« A terre, ça va exploser ! » Beugla l’adjudant en se jetant au sol, aussitôt imité par ses gars.

Aramila était un repaire de fanatiques religieux. Des foux-furieux capables de se suicider sans sourciller pour leur foi, a fortiori si ça leur permettait d’emmener un tas d’infidèles avec eux. Cet enfoiré de prêtre n’avait jamais eu l’intention de s’en sortir vivant. Merdemerdemerde, il aurait du le faire abattre avant qu’il s’approche ! Et maintenant, ils allaient tous crever comm…

L’adjudant entrouvrit un œil alors que la mort imminente prenait un peu trop son temps. Le Prêtre était en train de filer comme un dératé au loin, la batterie d’Opale reposant dans l’herbe un peu plus loin de leur position. Que… Soit ce n’était pas un attentat suicide, soit c’était du bluff, soit un truc avait foiré.

« Debout ! Abattez-le, le laissez pas filer ! » Beugla l’adjudant en se relevant.

Le coup de tonnerre d’une arme à poudre se fit entendre et la batterie explosa, provoquant un réflexe de recul parmi la troupe, quand bien même elle était trop loin pour être touché par l’explosion de particules mortelles générées. Pendant un bref instant, un large nuage de Myste luminescent se détacha dans l’air ambiant, avant de progressivement s’évaporer dans la nature.
Trop tard : derrière elle, le prêtre n’était plus visible. Un rideau de fumée.

L’adjudant regarda un instant le paysage vierge où avait disparu le prêtre, puis la direction où la tente hurlante s’était elle aussi évanouie. Avant de réaliser l’étendue du fiasco.

« Retrouvez-les-moi ! Le Prêtre, la tente, la relique ! Retrouvez-les-moi maintenant ! » Hurla l’officier écumant de rage.

*
*     *

Hors d’haleine, Judicaël tentait de reprendre son souffle après sa cavalcade. Il avait enjambé-glissé la crête de la colline avant de dégringoler jusqu’à ses alliés. Derrière lui, il pouvait entendre les vociférations menaçantes de l’officier. Le prêtre inspira un grand coup et mit sa petite équipe au parfum.

« Ok, alors "sans peur et sans reproche", mais on va peut-être pas non plus s’attarder plus que nécessaire dans les parages, hein… »
Sam 22 Juil - 11:15
Il était sourd et muet, il n’avait pas la main pour décider sous quelle forme il apparaissait aux autres. Il était obligé d’observer et d’être très attentif pour comprendre ce qui se passait, quitte à combler les trous en devinant les choses, et…

-ADJUDANT-CHEF, ATTENTION, RECULEZ!, hurla une jeune militaire ornée de trois nattes blondes.
-Hein? Je ne veux pas que l’on recule, je veux que l’on avance et qu’on les rattrape.
-DEVANT VOUS, LA PILE, LE MYSTE, LE SPECTRE!

Sous sa forme de petite sphère lumineuse, Ryosuke n’avait aucun moyen d’être utile dans ces circonstances. Il était intangible, ça n’était pas comme s’il pouvait faire quoi que ce soit aux soldats épistotes. Leur passer au travers? Bien sûr. Alors, intervenir dans une bagarre, une escarmouche ou une course-poursuite…

-LA!, hurla un autre en pointant Ryo du doigt.

D’autant plus que ces soldats étaient des militaires rodés et lourdement équipés, rompus aux exercices éreintants en situation de stress intense. Pas des délinquants ou des malchanceux conscrits de force par un tribunal répressif pour aller mourir dans la brume, en bonne chair à canon. C’étaient des professionnels de formation, ils savaient ce qu’ils faisaient. Ils avaient vu pire.

-Oh merde, s’éteignit l’adjudant en voyant la lueur l’approcher au grand jour. Merde merde mer…

Ainsi, malgré la brume ambiante et sa sinistre réputation de faucheuse de vies, ils n’allaient pas avoir peur d’un simili fantôme qui émergerait lentement de la flaque de myste déversée aux abords de la pile. Et certainement pas lui, l’officier commandant la petite force, un modèle pour ses hommes. Pas même si ledit ectoplasme se mettait subitement à lui tourner autour par à-coups successifs, en ondulant agressivement de gauche à droite, semblant comme l’étudier attentivement - lui, sa potentielle victime - pour déterminer s’il s’agissait d’un sacrifice satisfaisant à consumer pour nourrir la Malice, ou si…

-Woh woh woooooh non non non me prends pas j’ai déjà une vie de merde ni riche ni aimé ni puissant qui est déjà bien assez dure comme ça alors trouve quelqu’un d’autre tu auras de quoi mieux beaucoup posséder chez moi tu te ferais chier et...

Pour la défense de cet homme, on rappelera que, contrairement aux myriades d’autres morts-vivants qui arpentaient la brume, un spectre, c’était une entité surnaturelle contre laquelle on ne pouvait absolument rien, et qui pouvait choisir de posséder absolument n’importe qui. Possession qui entraînait l’annihilation immédiate de la conscience de l’élu infortuné. Et même de son âme, pour ceux qui y croyaient. A moins que son sort ne soit bien plus terrible, parce que les récits divergeaient à ce propos. Et que la science épistote n’y apportait pas de réponse.

Donc, en dépit de la quantité affolante de saloperies en tous genres qu’ils avaient eu l’occasion de croiser et de mitrailler sur cette seule expédition, la petite troupe avait toutes les raisons d’avoir peur d’un fantôme.

Et c’est dans ces instants de panique qu’on pouvait voir le vrai visage de chacun.

-Attends attends, laisse l’adjudant tranquille, prends moi à sa place!, intervint la petite blonde en se précipitant au devant de son supérieur, bras tendus pour accueillir le spectre. Je suis jeune, je suis plutôt bien foutue, tu feras forcément beaucoup mieux avec moi!
-Sergente, reculez, c’est…
-Jamais, je refuse! Enfin, je refuse, mon adjudant, chef. Allez le spectre, rentre moi dedans, fais toi plaisir!

On rappellera que Ryosuke ne pouvait rien entendre de tout ce qui se disait. Mais que de ce qu’il voyait, c’était bon. C’était parfait. C’était justement ça. Et c’était vraiment, complètement, idiot.

En son for intérieur, le petit moine était absolument époustouflé que sa tentative marche. C’avait l’air impossible, mais il s’était dit, pourquoi pas. Le plan était de les inquiéter et de faire en sorte qu’ils progressent plus lentement, en se tenant sur leurs gardes, de les rendre nerveux. D’avoir l’air aussi lugubre qu’une manifestation soudaine de la brume. Qu’ils s’agitent autant que possible pour trois fois rien. Tout le temps et l’énergie qu’ils perdraient ici seraient autant de gagnés pour les aramilans.

Eh bien, il leur faisait encore plus peur que ce qu’il aurait cru.

-Ne vous inquiétez pas, j’ai ce qu’il faut pour ça!

Et un troisième individu accouru à son tour au devant de lui, une femme plus agée au teint mat chargée d’un appareil… indéfinissable. Manifestement lourd et encombrant, qu’elle portait en partie sur son dos. Avec un embout amovible qui évoquait à Ryo... pas vraiment un fusil, plutôt comme un tube. Creux. Comme pour faire rentrer des choses dedans.

-Tombe bien, j’étais pas sûre que ça allait servir mais j’l’aurais pas trimballé pour des prunes. Alors! VOUS VOUS FOUTIEZ DE MA GUEULE, EH BIEN REGARDEZ TOUS! LE FUTUR DE L’ARMEMENT ANTI-SPECTRE DES FORCES SPÉCIALES DE L’AMIRAUTE! LE FLÉAU DES FANTÔMES, L'ÉCLATEUR D’ECTOPLASMES, LE SURINEUR DE SPECTRES, LA PLUS GRANDE FIERTÉ DESIGNÉE PAR VERMEILLE ET SAÂDIN HOUARI, J’AI NOMMÉ…

Malheureusement pour elle, elle appuya sur la détente de son appareil, le Spectrogobeur RSX modèle A, avant de crier son nom. Un prototype d’aspirateur à fantômes tellement puissant que sa succion pouvait désarçonner un homme, tracter de gros éléments de mobilier, faire ployer des arbres centenaires, et… aspirer des fantômes.

Ils l’espéraient, du moins.

Mais Ryosuke, complètement déconcerté par l’étalage surdimensionné de moyens déployés pour venir à bout de lui, resta complètement immobile. Il ne comprenait pas. Normal : en bon aramilan, le concept même d’aspirateur lui était étranger. Et l’appareil, évidemment, ne l’affectait nullement. Il était intangible.

Tout ce qu’il pouvait voir, c’était que quasiment tous les soldats s’étaient soit éloignés précipitamment, soit fermement cramponnés à ce qu’ils pouvaient. Que l’adjudant et sa sergente avaient été happés sur plusieurs mètres avant de se stabiliser à plat ventre par terre, et que la succion avait été suffisamment puissante pour déchirer et arracher des pans entiers de leurs uniformes, dévoilant pour l’officier principal une musculature particulièrement avantageuse, de sorte qu’on pouvait soupçonner que son bras gauche soit aussi puissant que son bras droit, une prothèse robotique.

Egalement, un sacré nombre d’arbustes alentours qui roulaient ou volaient en direction de l’aspirateuse, tous déracinés nets.

Mais les regards restaient tournés vers lui, à la fois nerveux mais aussi et surtout, plein d’espoirs. Ils attendaient quelque chose le concernant, visiblement. Ce qui lui suffit pour raccorder les wagons. Ils voulaient qu’il se fasse aspirer. Mais une fois aspiré, alors quoi? Il ne le savait pas, mais ça n’avait pas l’air important pour l’instant. Aussi décida-t-il de se prêter au jeu.

Faire mine d’être lentement mais sûrement attiré par le tube, sûrement? Oui, son public y réagissait très favorablement.

Ah, mais il devait probablement essayer de résister, alors? En effet, ils se montraient beaucoup plus tendus en le voyant s’éloigner de l’appareil.

Attendez, ça serait plus crédible s’il faisait semblant de devoir se débattre, même? Plutôt que de faire des mouvements linéaires? A en croire leurs yeux écarquillés, sans aucun doute.

Bon. Avec ça, il devait bien avoir de quoi les occuper un moment.



Quelle plaie.

Quelle bande d’abrutis.


*
*     *
*


-Bon, question à tout hasard, le branleur de pique frigide qui nous a mis sa plus belle robe pour jouer la belle au bois dormant, il va se réveiller ou pas? Il devait revenir avant la falaise, il s’est perdu ce blaireau?
-Kalem, ça n’est pas une façon de parler de nos nouveaux amis, sourit Claudia sans rien en penser.
-Pffff, ça va, j’ai même pas suggéré qu’il a probablement un goût pour les petits enfants...

C’était normal, qu’il râle. Parce que c’était Kalem, déjà. Mais aussi parce qu’à l’aller, le petit homme à la longue barbe grise - qu’on pouvait aussi appeler nain, même si c’était bien un homme - avait pu grimper sur le drake au moment de passer le précipice susmentionné par Judicaël. Pour lui, ce drake, c’était une sale bête puante et remuante vachement dangereuse qui méritait la gale, mais grimper dessus et se faire brinlebaguer comme tas de fripes sales, c’était mieux que de mourir dans un putain de gouffre. Alors que là, avec le corps inanimé de Ryosuke qui y était fermement harnaché, le nabot n’y avait plus sa place. Ce qui lui laissait la corde comme seul support pour traverser l’obstacle. Et devoir se farcir un quasi-à-pic mortel d’une soixantaine de mètres en ascension, perdu au beau milieu de la diarrhée surnaturelle qui dévorait le monde, eh bien non, ça ne lui plaisait pas. Pour le coup, il se sentait phénoménalement couillon - dans le genre, mongoloïde quadrisomique bercé trop près du mur par des gorilles trépanés en guise de parents - d’avoir accepté d’accompagner Claudia ici. Et s’il pouvait dire ça de lui, il avait encore énormément de marge pour exprimer ce qu’il pensait des autres. En mal, évidemment.

Ce qu’il ne se priva pas de faire en grommelant dans sa barbe, lorsque, pour la dix-huitième fois, la pente terreuse sur laquelle il prenait appui céda sous son poids, le forçant à s’aplatir contre la paroi pour ne pas basculer dans le vide.

Enfin, il y avait la corde pour éviter ça, bien sûr. Même si Judicaël avait ses doutes à ce sujet.

Son amie, elle (enfin, “amie” dans le langage commun, parce qu’il la qualifiait avec beaucoup d’autres termes moins élogieux), ne broncha même pas en recevant une pelletée de terre en plein visage. Claudia avait fermé les yeux à temps, et quant au goût, elle s’en accomodait. Au lieu de ça, elle campa sur ses appuis et tendit un bras pour assister Kalem. C’était facile. Pour elle. A son échelle d’un mètre vingt, il était en surpoids très prononcé, mais elle avait du muscle.

Et savait s’en servir : en témoignaient les carcasses désarticulées des cinq goules (jiangshi pour les puristes) qui les avaient attaqués tous les deux quand ils avaient monté la garde un peu plus en amont de la piste. C’était sur le conseil d’Hamza que Judicaël les avait laissés tous les deux en retrait, officiellement pour qu’ils s’assurent que la voie resterait dégagée quand la troupe devrait battre en retraite, officieusement parce que Kalem devenait infiniment trop grincheux et insupportable pour que le vétéran puisse rester concentré. Et, et peut-être, soupçonna Claudia, qu’il avait senti que quelques cadavres ambulants les pistaient depuis un moment.

Non pas qu’il espérait qu’ils dévoreraient le grincheux et qu’on ne l’entende plus jamais. Quoi que?

En tout cas, ils avaient attaqué le duo après un quart d’heure de quiétude, et avaient tous fini en pièces détachées (à défaut de pouvoir les tuer…) dans la vagétation à l’écart du sentier, de sorte que l’inquisiteur et ses grands principes d'amour et d'amitié n’en entendraient jamais parler.

C’était essentiellement pour ça, que la présence de cette Fille de la Sororité était la bienvenue. Elle était redoutable.

Alors qu’à l’inverse, presque à l’avant du groupe…

-Ca va, M’man?
-Bien sûr, ma Boubouille.

Gros silence, mais la grande brune se stoppa net dans sa progression pour regarder tout le monde : et effectivement, dans ceux qu’elle aperçut, il n’y en avait pas un qui n’affichait pas un large sourire à l’évocation de ce terme. Moqueur, attendri, nostalgique, elle s’en battait les trompes : ça lui glaçait l’échine.

-... alors ça va pas le faire Mamoune. Chais bien qu’à la maison t’y arrives pas mais ici, au moins, s’il te plaît par pitié, tu pourrais m’épargner les petits noms à la con devant tout le monde?
-Mais pourquoi tu parles tout doucement ma puce? Tu ne veux pas qu’on t’entende?
-Rhooo bordel naan mais arrête tes conneries je demande gentiment. Même que je reste calme. Tu vois?
-Non. J’aime beaucoup trop faire ça.
-...’tain mais c’est bon d’accord je sais que j’ai été une puterie à élever et que je le suis encore mais c’est pas une raison pour...
-Ne t’en fais pas mon amour, comme je le disais à Judicaël tout à l’heure, je peux me débrouiller.
-Et n’oubliez pas, surveillez bien la corde, il faut se méfier d’elle!, héla le concerné en contrebas.
-Je ne m’inquiète pas, mon bébé est là pour me protéger!, lui relança la maman sur un ton rayonnant.

Tout le monde explosa de rire, ou presque. Certainement de bon coeur, à quelques exceptions. Mais c’en fut trop pour Oboro, désormais rouge pivoine, qui fulmina en dégonflant de suite l’hilarité générale.

-’TAIN MAIS CA VA MERCI ‘SPECE DE %§$@&#*£&@ GROSSE P%$*§@SE DE CH&@#£E DE M%*$§&#E SI C’EST POUR ME TAPER L’AFFICHE COMME CA EN PERMANENCE T’AURAIS MIEUX FAIT DE ME LÂCHER DANS UNE POUBELLE QUAND J'ÉTAIS CHIOURME, SI JE TE PÉTAIS LES OVAIRES À CE POINT FALLAIT JUSTE PAS T'INFLIGER ÇA!
-EH BIEN PARLE MOI DONC DE MES OVAIRES, PETITE PÉRONNELLE CRIMINELLEMENT INGRATE ET IGNORANTE, MERCI!!!!! TU NE RÉALISES PAS QUE, JUSTEMENT, MÊME QUAND J'ÉTAIS ENCEINTE, TU ÉTAIS UN FARDEAU INFERNAL À PORTER!!!!! TON FRÈRE J’AI RIEN SENTI MAIS ALORS TOI!!!!! UNE ORDALIE A TOI TOUTE SEULE, JE DEVAIS ÊTRE TROP HEUREUSE AVANT ET LES DIEUX ONT REMIS LES COMPTES À L'ÉQUILIBRE!!!!!!!!!!!!
-EH BAH C'ÉTAIT UN SIGNE, T’AS PAS D’EXCUSE DE PAS M’AVOIR FOUTUE EN L’AIR À L'ÉPOQUE, COMME QUOI T'ÉTAIS DÉJÀ UNE VIEILLE CAFETIÈRE COURT-CIRCUITÉE DU BULBE QUAND T’AVAIS MON ÂGE!
-MA FOI JE TE TROUVE VRAIMENT AGRESSIVE MA FILLE, CA CHANGE BEAUCOUP DES DIX DERNIÈRES SEMAINES QUE TU AS PASSÉ À ME PLEURER DESSUS EN TREMBLANT EN PERMANENCE PARCE QUE TU…
-QUOI?!?!? TU CHIALAIS AUTANT QUE MOI ABRUTIE DE @%!&$# DE FAUX-CUL DE $%*&@#%£!!!
-EH BIEN BRAVO JEUNE FEMME, TRÈS BELLE PREUVE DE LANGUAGE QUE VOILA, CA ME RASSURE DE VOIR QUE TU ES BEAUCOUP PLUS EN FORME AU MOINS. ”PROMIS MAMAN, PLUS JAMAIS JE DIS DU MAL DE TOI, MERCI POUR TOUT CE QUE TU FAIS POUR MOI!“. TA PROMESSE AURA TENU VINGT JOURS CETTE FOIS, MES FÉLICITATIONS.
-KWAAA!? MAIS C’EST TOI QUI VIENS JUSTEMENT DE FAIRE EXPRÈS DE…

Elles auraient pu continuer longtemps, peut-être. Le problème, c’est que la température s’abaissa brutalement, de plus de quinze degrés en un instant, tandis que la brume se densifiait dans les mêmes proportions. Ce qui inquiéta tout le monde : plus personne, pas même le drake, ne pouvait discerner quoi que ce soit à plus de dix mètres de lui. Ca, et les délicates teintes bleu fluo qui parcouraient sporadiquement les effluves du brouillard, comme des veines électriques palpitant par à-coups sur un muscle bandé.

Les deux femmes le sentirent immédiatement, et cessèrent aussi vite leur dispute, des frissons dans la nuque. Elles se blottirent chacune contre la paroi, mais aussi chacune l'une contre l'autre, même si c'était futile.

Le vent, à moins que ce ne soit la brume elle-même, commença à siffler, et quelques bourrasques s'agitèrent succinctement contre le groupe. Ca n'était pas tant qu'elles étaient intenses, mais surtout qu'elles ne discontinuaient pas. Et à mieux y prêter attention, quelques-uns se dirent que peut-être, ça n'était pas du vent. Mais la pression que le brouillard exerçait dans l'espace.

Rapidement, un bourdonnement prolongé se fit entendre, ponctué de quelques notes de carillon très aigus (mais c'était impossible?), qui percèrent le néant. Seul le triton, Sensoph, réalisa que ce bruit ne provenait d'aucune direction en particulier. Pas d'en haut, pas d'en bas, pas de derrière lui. Et pas de partout en même temps non plus. Mais il n'y attarda pas ses pensées, trop à l'affût du reste.

L'atmosphère vibra. Pas l'air en lui-même, mais les volutes de brume, qui se mirent à se tendre et se gainer fermement en s'enroulant au plus près de la pente terreuse, comme si elle palpait le sol. Elle insista longuement aux abords des deux femmes, mais fini par glisser au travers d'eux pour continuer sa fouille. A la recherche de...?

Le tout sur une minute. Ca n'était rien du tout, mais ça pouvait aussi être désespérément long, une minute. En l’occurrence, chaque seconde traînait horriblement. Certains ne respiraient plus, et craignaient que les battements de leurs coeurs ne fassent déjà trop de bruit. Et malgré tout, au milieu de tout ça, Claudia esquissa un sourire, en réponse à une réflexion quelconque qu'elle venait de se faire.

Une minute au terme de laquelle, rien du tout. La brume s'apaisa quelque peu. Même si la température restait sinistrement fraîche. Au moins, elle ne les cherchait plus.

Mais même ainsi, personne n'osa piper mot, ni faire le moindre geste, de peur d'attirer l'attention. De se rappeler à la conscience de la brume. Ce n'était ni la première, ni la dernière fois que le groupe se fit rappeler que la Malice était à l'image d'un monstre gargantuesque, capable de les broyer en une fraction de seconde, et qu'ils n'y pouvaient rien. A part se faire oublier. En se faisant tous petits.

Mais il fallait bien reprendre à un moment donné. Alors, au bout de sept minutes qu'il avait passées à lever les yeux pour observer attentivement le phénomène, Judicaël conclut d'une voix résolument basse :

-Wouh. Eh bien. Mesdames. J’ai parfaitement conscience que dans une famille, une discussion honnête et à coeur ouvert est toujours bénéfique pour expurger les frustrations, renforcer les liens entre chacun, et souder la famille ‘fin la cardinale Victoria me le répète très souvent et j’en suis convaincu, mais pour le coup… ben c’est la brume qui le dit, ça sera pour plus tard. S’il vous plaît?
-Très bonne idée, acquiesça la maman, totalement mortifiée.
-Ouais, fit sa fille, aussi pâle qu'un cadavre.
-Parfait!, sourit l’inquisiteur. Allez, tout le monde. On reprend. Calmement.

Le tout dans un silence de mort que personne ne chercha à percer. A part peut-être Kalem, dont les grognements incessants marmonnés dans sa barbe sifflèrent longuement.
Ven 4 Aoû - 13:05
Immédiatement après les premières manifestations de la brume suite aux éclats de voix d’Oboro et sa mère, Claudia avait attrapé le petit chapelet qui lui pendait au cou et avait commencé à prier. Elle psalmodiait depuis avec une régularité déconcertante, répétant en boucle les quelques mots qu’elle adressait à la Mère. C’étaient principalement des bénédictions à l’égard des deux femmes ; elle lui priait de leur accorder miséricorde et compassion car la colère et l’emportement du sexe féminin ne sont que créations des sombres créatures impies ; les hommes. Dans leur cas, la naissance du conflit était certainement dûe à la nécessité d’élever seule une enfant, ce que Claudia imaginait de cette femme. Dès qu’elle en trouverait l’occasion, elle irait lui demander son nom. La réduire à son simple rôle de mère lui était insupportable. Elle était une femme avant tout.

Juste devant elle, quelqu’un d’autre semblait occupé à prier, mais si l’on tendait l’oreille un peu mieux, on pouvait percevoir que le bourdonnement sempiternel qui sortait de ses lèvres, relevait du flot d’injures et de grommellements dont la plainte était si bien maîtrisée par son énonciateur, qu’elle ne semblait s’arrêter que pour permettre à l’air de rentrer. Kalem était une machine à insultes, inventif, vif, explosif. Comme une partition extrêmement bien écrite, il dégueulait la mélodie avec une finesse que peu de personnes pouvaient égaler. Et si par malheur, quelqu’un attirait l’attention du petit bonhomme bougon, la musique s’adaptait pour y intégrer l’étranger, redirigeant l’orchestre en staccatos véhéments à l’encontre de l’importun.

Pour l’heure, aucun des deux marmonneurs n’était dérangé par le reste du groupe. Les menaces de la brume avaient mis un froid dans l’assemblée et l’on observait avec crainte les volutes vaporeuses. La progression s’était faite plus lente et le petit groupe mené par Judicaël commençait à s’inquiéter de ne pas retrouver la basilique qu’ils avaient quittée plus tôt dans la journée afin d’en poursuivre les pillards.

« Juste une question, c’est peut-être idiot, mais… On devrait pas l’avoir atteinte depuis une bonne quinzaine de minutes votre église ?
-Basilique… C’est une basilique.
-Alors pour le vocabulaire chais pas, mais niveau orientation, vu que je m’ennuyais sec à l’aller, j’avais compté les pas entre la cathédrale et le ravin où on a mis la corde. Et on n’est pas raccords du tout.
-Je suis d’accord avec Oboro, mon nombre de Notre Mère ne concorde pas, approuva Claudia.
-Ca m’arrache le fion de devoir leur accorder ça, mais les deux perches ont raison, renchérit Kalem, j’ai quelques Ta Mère de trop.
-Je savais qu’on n’aurait pas dû confier à un homme la direction des opérations. Mais bon, ils savent toujours tout mieux que tout le monde.
-Pourtant j’ai suivi le chemin… Je le savais, c’est la corde qui s’est jouée de nous…
-C’est vrai que je ne reconnais pas le coin, déclara Sensoph qui semblait reprendre son rôle d’éclaireur alors que l’ensemble des membres de la compagnie se déclaraient chacun leur tour inaptes à s’orienter dans la Brume.
-Comment ce foutre de têtard à branchies peut oser dire qu’il reconnaît des coins dans ce merdier ? « Oh, je n’avais pas encore vu cette forme de nuage vaporeux qui nous pète toute la visibilité et menace de nous tuer tous dès qu’on bouge un poil de cul » J’ai l’habitude de pas aimer les cons, mais ceux qui en plus sont des Monsieur « je sais tout mieux que tout le monde », ça m’irrite comme un banc d’hémorroïdes prêts à faire leur coup d’éclat. Après je deviens désagréable et on vient râler… Non mais je vous jure…
-Kalem, tu as oublié la balise de taille, tout le monde t’as entendu…
-Qu’ils aillent se faire trépaner l’anus en Epistopoli, rien à secouer qu’ils m’ouïssent, ça leur apprendra qu’il faut être organisé quand on part faire du camping dans la nature.
-Cher Kalem, j’entends vos revendications, intervint Judicaël, mais nous allons nous en sortir, rejoindre la basilique au plus vite et y ramener la relique récupérée auprès de ces pillards. Je propose que nous fassions demi-tour et que nous retrouvions la corde afin de nous remettre dans le droit chemin. Si toutefois elle ne cherche pas une nouvelle fois à nous tuer… »

La réponse que lui adressa le nabot ne fut pas de toute évidence de l’enthousiasme qu’en attendait le prêtre. Mais un léger coup de la part de Claudia lui fit baisser le ton et ne l’entendirent plus râler que ceux qui auraient souhaité l’entendre, à savoir plus personne.

On rebroussa donc chemin. Le triton et la jeune Oboro reprirent la tête du cortège, tous deux chargés de repérer les endroits par lesquels ils étaient déjà passés afin de faire parvenir le groupe à bon port. Leur œil expert ne les trompait pas. Ce rocher, c'était évidemment certain qu'ils étaient passés devant, Oboro s'en souvenait, elle s'était concentrée dessus pour insulter mentalement sa maman après leur altercation. Et puis cette branche, sortant du sol et décrivant une courbe étrange, quelqu'un n'avait il pas fait un commentaire à son sujet pour plaisanter à propos de sa ressemblance avec une main qui indiquerait la direction à suivre ? En tout cas, le sol ne mentait pas, on pouvait nettement suivre le chemin de leur trajet aller, des traces de chaussures étaient restées imprimées dans le sol et suivre ce balisage était un jeu d'enfant.

Quand il fut bien clair qu'ils avaient marché deux fois plus longtemps sur leur propres traces qu'ils n'avaient pu le faire dans l'autre sens, la tension commença à monter dans le groupe. Chacun accusait l'autre d'être responsable de leur déroute. Judicaël seul tempérait les humeurs, ménageant la chèvre et le chou, comparant le groupe expéditionnaire à une petite famille, et tentant d'expliquer à quel point il était primordial, même en cas de crise, d'en préserver les valeurs.

Kalem avait profité de toute cette tension pour reprendre son déluge d'insultes, qu'il déversait à quiconque passait à moins de trois mètres de lui. Si l'on ne faisait pas attention aux paroles, on aurait presque pu croire à des encouragements, des mots de soutien. À sa manière, Kalem était extrêmement soudé au reste du groupe. Dommage que tous ne l'entendent pas ainsi.

Claudia, quant à elle, ne se préoccupait guère de l'attitude de son petit compagnon dont elle connaissait bien les éructations continues. La peur panique lui faisait toujours le même effet. Elle était concentrée sur l'abstraction de toutes les paroles que pouvait prononcer Judicaël. Son ton paternaliste l'énervait et ce n'était pas du tout le moment de céder à la colère. Elle ferma les yeux, pris de longues inspirations. Pourquoi la Mère lui envoyait elle cette épreuve ?

« Y a que moi qui ai remarqué qu'on avait une tronche de casse-croûtes ? Questionna Oboro en pointant le ciel. »

Au-dessus d'eux, oiseaux de mauvais augures, tournoyaient des vautours dont les trajectoires circulaires ne faisaient aucun doute sur l'objet de leurs attentions. Comme l'avait quelques temps plus tôt fait la manifestation brumeuse, le repérage des charognards mit un froid dans le groupe. Tous étaient désormais certains d'une chose, ils étaient perdus et ils sentaient la mort.

« Des nouvelles de notre sphère lumineuse ? S'enquit l'homme chargé de veiller sur le corps du moine.
-Il est crevé, tombé sur une bouboule plus brillante que lui. On l'descend de la monture, on l'attache à un caillou et on lui fout du miel sur la tronche. Comme ça les vautours peuvent graille. Vu l'épaisseur du merdeux, ça tiendra bien deux minutes. Large le temps que j'enfourche la bestiole et que j'aime chercher les secours.
-Eh minus, t'es conscient qu'en plus d'être naze, ton plan ne sauve que tes fesses ?
-Eh grognasse, t'as capté que j'en ai rien à foutre de ce que tu parviens à penser quand tes deux neurones se touchent ? Je cherche une solution moi au moins.
-MAMAN ! LE NABOT IL ME MENACE !
-Ptain mais t'as quel âge pour appeler ta mère à la rescousse ?
-Ce n'est pas pour me sauver moi, c'est pour écarter les deux éléments pénibles du groupe le temps qu'on trouve une solution.
-Les deux ..?
-C'EST CE MALOTRU QU'IL FAUT QUE J'EDUQUE MA PUPUCE ?
-Oui Maman… Mais si tu pouvais faire ça plus loin ce serait super.
-Poufiasse !
-JE N'AI PAS BIEN ENTENDU ? »

Oboro se fendit d'un large sourire en voyant sa mère attraper le nain par l'oreille et l'emmener quelques pas plus loin sous lez injures et les protestations dudit bonhomme. Elle se retourna en direction du reste du groupe qui s'était figé pour regarder la scène. Elle capta certains regards amusés ainsi qu'un hochement de tête approbateur de la part de Claudia. Tout le monde se rassembla ensuite afin de discuter des possibilités pour la suite.
Jeu 17 Aoû - 7:14
« Distorsion de l’espace ?
_ Et la Basilique ? Disparue ?
_ Un arbre fait-il du bruit quand il tombe si personne n'est là pour l'entendre ?
_ L'arbre qui s'écroule fait beaucoup plus de bruit que la forêt qui pousse.
_ Plus crédible qu’une dislocation spatio-temporelle.
_ Qui ? Quand ? Comment ? Pourquoi ? À quel moment ? Dans quel but ?
_ La faute à la corde. Elle roule pour Epistopoli, je le savais…
_ Personne n’a jamais mentionné ce phénomène !
_ Toujours.
_ Pour qui ? Quelle distance ? Limite ?
_ La Brume. Au diable le rationalisme.
_ La règle de trois : Besoin, opportunité et moyen.
_ Les Hommes Noirs sont forcément dans le coup.
_ L’important, c’est le pourquoi.

_ Chut.
_ Non, écoute-moi.
_ Regarde. »

Le flot de chuchotements de Judicaël s’interrompit tandis qu'il fit exécuter un demi-tour à sa pelle pour en orienter la tête – et donc son reflet présent dessus – vers ce que lui-même voyait. En pure perte, aurait tiqué un esprit rationnel : son propre visage ne fit naturellement que se refléter sur l’envers de la tête de pelle au lieu de rester sur gentiment sur l’autre face. Ce qui n’empêcha pourtant pas le dit reflet d’écarquiller les yeux alors que ses lèvres s’agitaient pour former un ooooh aussi silencieux qu’abasourdi.

Devant lui s’étendait la Brume. Ou plutôt s’était étendue la Brume. Car pour une raison insaisissable, le panorama venait de subitement changer. Particularité naturelle ? Hallucination ? Effet de bord d’un quelconque phénomène explicable ? Peu importait : à cet instant, la luminosité venait de changer et une chaleureuse lueur embrasait brusquement la scène, la nimbant d’une douce aura dorée, transmutant instantanément l’apparence de toute chose visible.

Les vieux cailloux qui parsemaient la zone se révélaient soudainement être d’antiques monolithes de pierre, témoins des éons passés. Les arbres, de nobles géants millénaires, sages et imposants. Un oiseau, irradiant d’une énergie mystique, prit son envol à la périphérie du champs vision, à peine discernable et pourtant tellement évocateur d’une quelconque bête mythologique. Le tissu de la réalité s’était soudainement déchiré, laissant la place à la trame même des légendes ; un espace en dehors de l’espace et du temps, où il n’était pas difficile d’imaginer les Esprits évoluer en personne. En cet instant, en tendant l’oreille, on pouvait clairement entendr…

« Hé ! Le cléricafard ! Au lieu de rester planté comme un con à bayer aux corneilles, tu pourrais peut-être t’occuper un peu de ton expédition de merdeux ! »

Fini. Sous la verve enflammée du nabot de l’expédition, l’instant magique s’était brutalement rompu. Le rayon de soleil passa, les vieux cailloux n’étaient plus que de bêtes caillasses, les arbres mornes et déprimés se perdaient dans nouveau dans la mélasse imperméable à l’œil, des oiseaux s’éparpillaient dans un chaos de plumes et de cacophonie disgracieux. La Brume et la frustre réalité reprenaient leurs droits.

Judicaël soupira. Assis sur une souche fossilisée, à l’écart du groupe, il avait espéré pouvoir avoir un peu de répit pour réfléchir tout son aise à la situation. Mais comme le signalait Kalem avec ses gros sabots, le répit et le calme étaient finis.

L’Inquisiteur se releva et se composa un visage avenant et souriant avant de se retourner vers la Bête.

C’était plus fort que lui, l’insolent nabot le mettait singulièrement mal à l’aise. Ce n’était pas tant du fait de son physique contrefait et ingrat, contrepoint à son intellect hors norme et juste rappel que ce que la Nature donnait d’une main, elle le reprenait inévitablement d’une façon ou d’une autre par ailleurs. Non. Ce n’était pas non plus son caractère de cochon, son verbe acide et sa capacité à maugréer, maudire et injurier en continu son prochain, son environnement, la moitié du monde vivant – et même ceux trépassés pour faire bonne mesure – de façon vulgaire, imagée et choquante sans jamais se répéter ni se lasser. Non plus. C’était une caractéristique autrement plus effroyable et perturbante.
Car Kalem était un médecin.

Judicaël n’avait donc même pas besoin d’y réfléchir pour savoir que ce monstre, comme tout le reste de sa sale engeance, n’attendaient donc qu’une occasion, un instant d’inattention de sa part, un moment de vulnérabilité, pour le neutraliser, le restreindre et le découper en morceaux afin d’exhiber ses organes dans des pots de formols alignés sur une étagère pour ensuite leur faire faire des trucs de médecins dessus.
Le Prêtre serra un peu plus fort que nécessaire ses phalanges autour de sa fidèle pelle, repoussant toute velléité de frappes préventives qui auraient pourtant eu le mérite de mettre un point final à cette menace latente. Mais même s’il ne pouvait frapper le premier sans preuve, il restait paré à riposter séance tenante au moindre mouvement suspect de ce danger ambulant.

« Hé bien, Kalem, que puis-je pour vous ?
_ Que t’assumes un peu ta position, ‘spèce d’étron en soutane. Un chef, c’est fait pour cheffer ! Alors tu te radines fissa et tu dis à l’autre pimbêche de me lâcher la grappe parce que j’ai autre chose à foutre que de materner des connasses hystériques qui servent à rien !
_ Heu… Juste pour être sûr, de quelles "pimbêches" parle-t-on, là ?
_ Oboro, sa poufiasse de daronne, l’autre conne avec sa hallebarde aussi... Ah ! Pis rajoute Sensoph aussi, même si c’est un mec…
_ Ok, je vois le topo… Vous savez, Kalem, plaida l’Inquisiteur, si nous voulons que cette expédition fonctionne au mieux, il faut que nous soyons tous capables de…
_ Mais ta gueule, le coupa le médecin avec véhémence. J’te demande pas un préchi-pécha bisounours façon "aimons-nous les uns les autres" ! Fais péter un peu ton autorité ! Tu sers à quoi, à la fin, merde !?
_ Je suppose que ça signifie que vous et la maman d’Oboro n’êtes pas parvenu à trouver un terrain d’entente ? Soupira Judicaël.
_ Bien joué, Sherlock ! Railla le nabot. Vu qu’elle veut rien entendre quand ça vient de moi, dis-z-y à cette trimardeuse qu’elle est juste là en touriste, alors elle a pas son mot à dire et son opinion, elle peut se la carrer…
_ C’est elle qui a raison, arbitra instantanément le Prêtre.
_ Pardon !?
_ C’est une maman, elle a donc forcément raison, maintint Judicaël avec aplomb.
_ …
_ Ben quoi ? Je fais péter mon autorité.
_ Putain, mais c’est la Brume qui t’as fait dégouliner la cervelle par les oreilles ou bien !? C’est qu’une mégère d’Epistopoli !! Elle…
_ Je ne vous écoute plus. » Signala distraitement l’Inquisiteur en s’en retournant vers le groupe.

Une petite agitation y régnait effectivement, consécutive au retour de la paire d’éclaireurs. Hamza, la Sentinelle expérimentée, avait proposé d’aller jeter un coup d’œil en avant, estimant pouvoir se déplacer bien plus vite que le groupe et parcourir ainsi une plus grande distance sur le même laps de temps. Claudia – qui n’avait pourtant aucune compétence en la matière – avait insisté pour l’accompagner. Qu’elle veuille acquérir de nouvelles compétences par la pratique, estime qu’il soit plus sûr de ne pas laisser quelqu’un s’aventurer seul dans la Brume ou se refuse à laisser un type masculin faire étalage de sa supériorité. Judicaël n’était sûr de rien sur ses motivations mais s’en tenait à l’adage qu’il ne fallait jamais entraver les gens de bonne volonté.

Avant même qu’ils n’ouvrent la bouche, l’Inquisiteur sut à leurs mines dépitées qu’ils n’avaient rien retrouvé. Ils étaient littéralement perdus au beau milieu de nulle part, quelque part entre la Basilique et la Faille, sans pourtant aucune possibilité d’atteindre tant l’un que l’autre. La situation déroutait même Hamza et Sensoph, ce qui n’était pas bon signe. Une certaine anxiété commençait à agiter les membres de l’expédition.

Les avis divergeaient. Certaines voulaient repartir en direction de la Basilique, d’autres de la Faille, certains suspectaient un maléfice de la Brume et proposaient d’essayer de retrouver un repousse-brume d’Epistopoli ou d’Opale, d’autres voulaient faire de grands signaux sonores et lumineux pour appeler à l’aide.

Judicaël laissa Sensoph policer le débat tout en écoutant en silence. Une astuce pour asseoir l’autorité que lui avait glissée Victoria. En tant que chef, il fallait d’abord écouter toutes les propositions mises sur la table puis seulement après prendre la parole pour trancher en faveur d’une solution. Simple, efficace et facile à retenir. Et comme de juste, lorsque tous ceux qui le voulaient eurent exposés leurs opinions et asséner leurs arguments tout leur saoul, toutes les têtes se tournèrent finalement vers l’Inquisiteur.

« Très bien, nous allons nous remettre en route, déclara Judicaël.
_ Par où ? Demanda Hamza. La Basilique ou la Faille ?
_ Ni l’une ni l’autre, révéla l’Inquisiteur, nous allons aller par là ! » Signala le jeune homme en pointant une direction du bout de sa pelle.

Silence et consternation.

Ce fut Sensoph qui se fit le porte-parole de l’opinion générale.

« Heu… pourquoi cette direction particulière ?
_ Parce qu’elle en vaut une autre, tout simplement, répondit naturellement le Prêtre.
_ Et du coup, le plan, c’est d’aller se paumer à l’aveuglette en pleine nature ? Explicita Claudia d’un ton acide.
_ C’est une façon de voir les choses, admit Judicaël. L’important, c’est surtout de ne pas avoir de destination précise. »

Murmures et regards dépités.
Bon, là, comme ça, ce n’était visiblement pas gagné. Mais comment faisaient donc bien les gens pour être aussi peu intuitif ?

« Mais réfléchissez, enfin, c’est évident, s’enflamma Judicaël. La Brume tente d’attirer notre attention pour nous mener quelque part, nous montrer quelque chose. Tant que nous tentons d’atteindre un objectif, que ce soit la Basilique ou la Faille, nos volontés respectives entrent en collision. Nous n’arrivons pas à la destination que nous voulons et la Brume ne parvient pas non plus à nous amener là où elle le voudrait. Nous n’arrivons donc logiquement nulle part. Laissons-la nous guider là où elle le veut et nous n’aurons ensuite plus aucun problème à rallier la Basilique.
_ Hermmm… C’est une solution comme une autre, admit Sensoph.
_ Pourquoi pas, approuva Hamza. On tourne en rond, il faut bien qu’on tente quelque chose.
_ Heu… Attendez, vous êtes d’accord avec ça ? S’inquiéta subitement Oboro en fronçant les sourcils.
_ Sûr : c’est un théologue, il sait réfléchir à ces trucs, approuva Jeanne.
_ Non mais vous êtes complètement malade !? Explosa la transfuge d’Epistopoli. On va partir comme ça, sur une vague intuition ? MAIS C’EST TROP DÉBILE ! SÉRIEUSEMENT, ELLE TIENT PAS DEBOUT UNE SECONDE, SA PUTAIN THÉORIE !
_ Ah. Vous pourriez me le démontrer ? Demanda sincèrement Judicaël.
_ QUE JE VOUS DEMheeuuu… ? Que je vous le démontre ? Qu’elle est fausse ?
_ Oui.
_ Avec des mots et tout ?
_ Oui.
_ … Heuuu… Non mais d’accord, elle est peut-être logique et plausible, j’dis pas, capitula Oboro. Mais elle repose sur rien d’autre qu’une intuition, on a aucune certitude ! Contre-attaqua derechef la jeune femme.
_ Non, aucune, convint Judicaël. Mais j’ai la certitude qu’elle est juste, aussi vais-je la suivre.
_ Mais c’est complètement dingue !
_ Non, c’est ça, avoir la Foi, pontifia l’Inquisiteur.
_ Et nous, on devrait vous suivre aveuglément, juste comme ça ? Grimaça Oboro.
_ Voyez cela comme un acte de foi, proposa le Prête.
_ MAIS J’AI PFmmmmphmmphmphpphhh ! »

Personne ne saurait jamais ce qu’allait dire la jeune femme qui se retrouva promptement bâillonnée de la main par sa chère maman – qui, elle, voyait très bien venir ladite diatribe étouffée et ne perdait pas de vue que tout gentil qu’il soit, hé bien, Judicaël n’en restait pas moins un Inquisiteur Orthodoxe, tout de même, hein, alors elle n’allait pas tenter le diable non plus…

« Ce que veut dire ma fille, traduisit donc diplomatiquement la mère d’Oboro, ce que nous sommes assez peu expérimentées dans la Foi, alors les actes de foi ça… heu… ça met la barre un peu haut, pour nous, là, comme ça, d’entrée de jeu.
_ Il y a un début à tout, compatit Judicaël. Mais ne vous inquiétez pas, vous êtes bien entourées. Ayez confiance, tout se passera bien, vous verrez.
_ … Vous me le promettez ?
_ Avec des certitudes, il n’y aurait pas besoin de Foi, pointa l’Inquisiteur. Néanmoins, je peux vous promettre que nous ferons tout notre possible pour assurer votre sécurité et celle de votre fille.
_ Oh. C’est mieux que rien, je suppose… Pas d’objection, nous vous suivrons bien gentiment. Pas vrai, ma pupuce ?
_ MMPHPMMPHPHMPH !!
_ Mais putain, tu sers à rien, ‘spèce de chieuse au QI de bigornot ! Explosa Kalem. T’as qu’une chose à faire, une seule, et même ça tu la foires !
_ Pardon ?
_ Toi, il t’aurait écouté ! "Gnagnagna les mamans ellezontoujouraison !" Et vous tous, tas de mollusques !? Prit-il à partie le reste du groupe. Le mec, il vous balance une idée moisie tout droit sortie du trou du cul qui lui sert de cervelle et vous opinez bien gentiment avant de courir à la mort avec le sourire !? Hé, ho ! On se réveille : c’est un plan de merde ! La Brume, c’est dan-ge-reux !!
_ MMPHPMMPHPHMPH !!
_ Allons, Kalem, c’est pourtant bien vous qui avez dit qu’un chef, c’était fait pour cheffer, rappela le Prêtre.
_ Un chef, c’est fait pour être destitué ! Lança le nabot à la cantonade dans une brusque bouffée d’espoir.
_ … secoua tristement la tête ladite cantonade.
_ Putain de Pnjs de merde, vous servez à rien. M’en fous, moi je bougerais pas, déclara le médecin. Allez donc vous faire atroçorribiliser la gueule dans la pampa si ça vous chante, mais c’est sans moi !
_ C’est impossible, Kalem, répondit avec patience Judicaël. C’est tous ensemble que nous devons y aller : nous ignorons si c’est l’un d’entre nous en particulier que la Brume veut amener quelque part ou montrer quelque chose. Si s’agit de vous et que nous vous laissons en arrière, nous n’arriverons à rien. Nous devons y aller, nous tous, ensemble, ou cela n’aura aucun sens.
_ Ah ! Donc si je viens pas, personne n’y va ! Fit remarquer le médecin, une lueur de triomphe au fond des yeux. Alors, c’est vite vu, moi, j’héééé ! »

Claudia, bien placée pour savoir qu’ils auraient tous le temps de mourir de leur belle mort avant de bouger s’il fallait compter sur la coopération bienveillante ou l’usure de la volonté de Kalem pour qu’il les accompagne, venait de prendre les choses en main. Par le col, même, pour être plus précis. Le soulevant d’une main, elle le fit passer dans son dos comme un vulgaire sac à patates, totalement sourde et imperméable aux récriminations fleuries du nabot.

« C’est bon, on est paré à y aller, fit laconiquement la jeune femme.
_ Bien, il nous reste un dernier détail à régler, alors, signala Judicaël.
_ Lequel ? Soupira une Claudia qui commençait à être à bout de patience – Mère, donnez-moi la force!
_ Ryosuke. » Rappela le Prêtre en le désignant de sa pelle.

Beaucoup de monde avait oublié presque jusqu’à l’existence du Porte-brume, quasi-relégué au rang de bagage, ligoté comme il l’était sur le Drake de la Sentinelle.

« Et ? Demanda Claudia qui ne voyait pas bien où était le problème.
_ Comment ça marche, son pouvoir ? Demanda Judicaël. C’est un genre de rembobinage automatique qui le ramène directement à son corps ? Ou bien il faut qu’il le retrouve par ses propres moyens ? Peut-il localiser son corps tout seul ou va-t-il devoir le rechercher par lui-même ? Bref, comment qu’on le récupère, l’esprit du monsieur ?
_ …, se tortura le reste du groupe, en pure perte : personne n’avait la réponse.
_ Nan mais on s’en fiche, balaya Oboro relâchée par sa mère une fois calmée. Si c’est automatique, on a pas de question à se poser. Si ça ne l’est pas, c’est un grand garçon, il doit bien savoir que quand on est perdu, il faut rester là où on va se faire retrouver. Au pire, il nous attendra à la Basilique, ayez confiance. Acte de foi, tout ça, tout ça, tout pareil.
_ Notons qu’étant nous-mêmes perdus, on s’apprête à faire pourtant exactement le contraire, hein… Autre question, intervint Claudia. Quid des Epistopolistes ? Si la Brume les dédaigne – voire les aide – ils pourraient investir la Basilique avant nous.
_ Ce n’est pas un souci, balaya l’Inquisiteur. Nous avons la Relique, ce qui est le principal. Et même s’ils désacralisent l’enceinte, Sensoph et moi sommes qualifiés pour la sacraliser de nouveau lorsque nous les aurons boutés hors du bâtiment.
_ Ok, je vois le genre. On est du type sans-soucis, hein ?
_ Bon, hé bien si tout est réglé, en route ! » S’exclama joyeusement Judicaël.
Sam 2 Sep - 22:30
-Alors, qu’est-ce que je vous avais dit?, sourit-il de bon coeur.
-Nan.
-La Foi, rayonna Judicaël. Ce qui guide les hommes devant le doute et l’incertitude. Le questionnement est utile, car il conduit naturellement à trouver des réponses. Mais le doute est un venin qui paralyse ses proies, et les rend vulnérables. La réponse est la Foi. Épîtres de Sarabhai, XIIème.
-Naaaaaaaan, répéta Oboro d’un ton signifiant va-te-faire-foutre. Tu te fous de ma gueule. N'a eu de la chance, c'tout.

Et malgré tout, elle souriait elle aussi. Peu importe le pourquoi du comment, le soulagement immense qu’elle ressentit à la vue de l’imposant dôme bombé de la basilique, et des trois minarets qui la coiffaient, étouffait toute envie de protester contre quoi que ce soit. Sentiment partagé par tout le groupe. Les sceptiques ne pouvaient pas se plaindre d’avoir eu de la chance, encore moins quand eux-mêmes n’avaient pas de solution.

-”Et ils récompenseront les pieux jusque là où l’espoir a renoncé”, récita Jeanne. Merci les Douze. ‘Fin, loués soient les Douze.
-Gnagnagna gna les douze. Putain, tuez-moi.
-Eh, du respect s’il te plaît. On dit “Gnagnagna gna les Douze”, avec la majuscule.
-Alors la valseuse, j’peux te dire que si je me gène pas pour insulter sa mère, fut le nain en désignant Claudia, c’est pas tes bouses qui vont gagner au change. Gnagnagna gna les bouses.
-Kalem, ta gueule s’il te plaît, lâcha Oboro.
-Ben alors l’autruche, t’es plus de mon bord d’un coup?
-Ils ont raison, appuya tranquillement Claudia. Arrête de provoquer tout le monde. Montre-leur plutôt comme tu es agréable quand tu leur fais la tête.
-Jeeeeeeeeee… tsss.

C’est qu’il commençait à taper sur les nerfs de pas mal de monde, à force. Même le triton, toujours de bonne humeur, bienveillant et dispensant énormément de conseils à tous ceux qui vivaient leur première expédition, l’évitait soigneusement, au point de ne lui adresser ni regard ni parole même quand sollicité. Le sentiment était partagé par les autres sentinelles, chacun le manifestant à sa manière. D’autant plus que contrairement aux apparences, ils n’avaient pas eu la chance d’avoir juste une ligne droite à suivre depuis que leur meneur avait pointé une direction. De fait, leurs nerfs étaient trop en pelote pour qu'ils aient encore la patience de se coltiner un connard ronchonnant.

En bonne partie parce qu’ils avaient dû faire un détour pour s’épargner un énième précipice. Et un autre pour contourner ce qui leur était apparu à tous comme une gigantesque saloperie translucide hérissée de picots, que la brume leur avait masquée jusqu'à ce qu'ils arrivent à une soixantaine de mètres d'elle - dangereusement près vu la taille de la chose, mais pas encore trop tard. Tous s'étaient instantanément figés en distinguant les contours mal dessinés de la créature au corps allongé, un genre de serpent géant au derme proche de celui d’un homme, flottant dans la brume à hauteur de canopé, bardée d’une trentaine de pattes, de crochets et d’antennes sur les anneaux qui composaient son tiers antérieur. Un peu comme la crinière d'un lion... façon pattes d'araignée. C'était... grand? Pour ce qu'ils en voyaient de là où ils se tenaient, la bête pouvait bien faire trente mètres de long. Et ne les avait pas vus. A moins qu'elle n'ait simplement pas réagi à leur présence ; le corps de l’ophidien était ponctué, à intervalles réguliers de peut-être cinq mètres, d’écailles amovibles rouge vif qui ressemblaient désagréablement à des pupilles dans leur façon de pivoter autour d’un point central. Mais c’était impossible?

Sans un mot, Hamza avait ostensiblement levé la main et amorcé un demi-tour, rapidement imité par les autres. Seul Judicael traina à réagir, forçant Jeanne et Claudia à le tracter de force - en douceur mais fermement - pour qu'il leur emboîte le pas. Et même ainsi, le grand dadais se retourna trois-quatre fois pour contempler la bête, la tête pleine de questions. Questions qu'il n'avait pas besoin de formuler pour comprendre que les autres y avaient répondu d'un grand “nope” unanime. Et ils avaient raison, pas besoin de le convaincre. Même s'il était déçu.

Ce n'est que trois kilomètres plus loin qu'ils osèrent enfin se remettre à parler, seulement à voix basse. Scolopendre à tête de mort, lamproie tricéphale, anguille à dents de sabre, chacun y était allé de sa propre impression sans que rien ne les mette d'accord. Parce que le crâne de la créature, que seuls certains avaient entraperçu (ou cru voir?) pendant quelques secondes, n’avait rien de descriptible tant elle puait la mort. En tout cas, ça les avait calmés, et mis sur le qui-vive. Une leçon d'apprise à peu de frais pour les débutants, et un rappel de bon ton pour les autres. Dans la brume, il y avait des horreurs impossibles à décrire, en plus de la brume elle-même.

Après ça, ils avaient simplement marché trois quarts d'heure sans que rien d’inquiétant ou du moins de carnivore ne se présente à eux, un répis le bienvenu. Même les charognards qui planaient dans leurs environs avaient fini par s’en aller. Et cette fois, aucune plante aux fruits gorgés de gélatine mielleuse sur les abords de leur route - des essences aux parfums toxiques, comme le leur avait signalé Sensoph sur le trajet aller. Pour prospérer, ces arbres carnivores nourrissaient eux-mêmes la terre environnante en usant des carcasses de leur victimes comme engrais, leurs racines se contentant de puiser passivement sur un large périmètre. Et si un charognard approchait d’une carcasse dans l’espoir de se repaître… eh bien, tant pis pour lui.

Indépendamment de cette anecdote, c’était l'idée de s'être définitivement perdus qui commençait à poindre dans les esprits, et à semer l’inquiétude. Les deux experts du groupe savaient qu'ils finiraient par retomber sur leurs pattes, mais ce serait fastidieux.

Jusqu'à ce qu'ils arrivent finalement non loin de la basilique, impossible à rater au milieu de la campagne. D’une manière ou d’une autre, ils avaient réussi. Doublement soulagés. Malgré l’envie de presser le pas, le groupe s’autorisa une halte le temps de boire et de souffler un peu.

Comme les épistopoles il y a une heure de cela, ils aperçurent une petite lueur fuser dans leur direction, depuis la basilique. Mais contrairement à ces derniers, les aramilans n’eurent pas à paniquer. Personne n’eut la présence d’esprit d’aller détacher Ryosuke lorsqu’il commença à remuer, étrangement. Pas avant qu’il n’en fasse la demande. Ou plutôt, qu’il se mette à tousser abondamment en essayant de s’exprimer. La gorge sèche, le timbre scié.

-Re!, lui lança joyeusement la sergente.
-’éta’hez-’oi.
-Qu’est-ce qu’il y a?, lui demanda la sergente. J’ai pas entendu.
-...
-Je plaisante. Euh, quelqu’un pour m’aider?

Maintenant qu’il avait retrouvé son corps, se faire transporter sur le dos d’un dragon apparaissait comme une une idée immensément stupide, qu’il n’était pas près de suggérer ou d’accepter à nouveau. Pour avoir déjà eu plusieurs fois l’occasion de dormir à la dure, à même le sol, sur des dalles de pierre ou des coins terreux entremêlés de racines qui lui rentraient dans le dos… eh bien, se faire bringuebaler comme un sac de céréales par un lézard volant qui faisait juste le minimum pour ne pas lui disloquer le cou par mégarde, c’était inconfortable. Ses muscles hurlaient de douleur, il avait la nausée jusque dans les narines et un mal de crâne intarissable. En temps normal, il abandonnait son corps sur un lit, un siège, un tapis, ou allongé sur de l’herbe.

-Et ‘e ‘eau.
-Cadeau, glissa Claudia en obtempérant.
-Merci.
-Ça va ?
-Non.
-J’arrêtais pas de me dire que ça devait être hyper horrible pour toi, sourit Jeanne sur un ton étrangement enjoué. A un moment ton corps s’est mis à remuer et tu faisais des bruits j’ai cru que t’allais vomir tout seul. Hamza a ralenti.
-Nikol a ralenti, précisa le concerné en cajolant l’encolure de son drake.
-...

Il ne réagit pas. Peu lui importaient les détails. Soutenu par Claudia, Ryosuke se laissa tomber un peu plus loin, quelques pas en retrait du dragon auprès duquel il ne se sentait pas à l’aise. Déjà que les animaux n’étaient pas son fort et qu’il en faisait de même avec les chevaux, alors une grosse bête aussi intimidante que celle-ci, encore moins volontiers.

Sans le vouloir, il allongea la halte à lui seul, visiblement trop faible pour pouvoir se lever et tellement sonné que les autres le prirent en pitié. Personne n’osa proposer de reprendre la route, même si la majorité d’entre eux avaient hâte de retourner dans l’abri (somme toute très relatif, mais bien mieux que le reste) des murs de la basilique.

-Question pour ma culture sur les portebrumes, comment tu nous as retrouvés?, demanda Judicaël. On se posait plein de questions. Est-ce que tu peux sentir où est ton corps quand tu es en bouboule?
-Non. J'étais en haut de la tour, je vous guettais.
-Ah. Pas pratique, ça.
-Je sais que certains le peuvent. Ca viendra peut-être.
-Et le fait que tu ne nous aies pas rejoints, demanda Sensoph. On a hésité à t’attendre. Tu restais derrière pour espionner les épistopoliens?
-C’était l’idée. Au début. Je leur ai fait perdre du temps et de l'énergie, en fin de compte.
-Ah?
-Mh.
-...
-...
-Qu’est-ce qui s’est passé?, continua le triton.
-Ils ont dû croire que j’étais une nebula, un bout de brume agressif, un spectre ou je ne sais pas quoi. Alors j’ai insisté.
-Euh. Et tu as..?
-...
-... fait quoi?, compléta Judicaël pour l’inviter à répondre.
-J’ai juste… fait le fantôme.

Une image improbable traversa le crâne de l’inquisiteur en cet instant fugace. Ryosuke, recouvert d’un drap blanc avec deux trous pour laisser passer ses yeux inexpressifs, qui tendait les bras en ouuuuhant sans conviction pour intimider une bande de soldats.

Naaan.

Au regard qu’il échangea avec le triton, pourtant, il comprit qu’il n’était pas le seul. Et à l’expression hilare d’Oboro située un peu derrière, à faire le guet avec Jeanne et Claudia, qu’ils étaient au moins trois.

-Combien de temps?, gloussa le triton.
-Aucune idée.
-Quoi, vraiment aucune idée?
-Je n’avais pas de montre sur moi pour regarder, rétorqua le moine. Ca a duré un bon moment. Et vous, qu’est-ce que vous avez fait? Vous auriez dû arriver avant moi. De beaucoup.
-Ah. Eeuh…

A tour de rôle, les deux aramilans relatèrent leur parcours et les quelques déconfitures rencontrées sur le chemin. Et qui, rétrospectivement, leur semblaient d’autant plus étranges que le moine leur expliquait maintenant avoir simplement tracé une quasi ligne droite en remontant leur trajet initial jusqu’à la cathédrale sans jamais se retrouver à devoir se poser des questions sur le chemin à suivre. Malheureusement, il était incapable de dire s’il avait vu leurs traces à eux, si celles-ci avaient disparu à un moment donné, ou si elles n’avaient simplement jamais été sur ce sentier.

Ce qui lui semblait particulièrement étrange, réalisa Ryosuke en l’expliquant placidement aux deux autres. Parce qu’il y avait fait attention, et qu’il avait bien observé la piste et ses alentours. Et pourtant, il était incapable de se prononcer sur ce qu’il avait constaté. Ca n’était pas qu’il ne s’en souvenait pas, s’il les avait vues ou pas, ces traces. Mais le sentiment était proche. C’était juste qu’il ne le savait pas. Ou qu’il ne le savait plus.

-J’ai pas compris, demanda Sensoph. T’as oublié?
-... on peut dire ça, éluda finalement Ryosuke. Mais ça n’est pas normal.
-T’as observé et tu n’étais pas sûr?
-Non. J’ai su et j’étais sûr.
-Et maintenant tu ne sais pas?
-Oui.
-Alors… j’imagine que c’est la brume qui t’a tapé le cerveau. Ca arrive, des fois. Ou probablement plus souvent qu’on pense, en fait, juste qu’on le remarque pas. Intéressant de voir que ça peut même arriver aux esprits, par contre. ‘Fin, aux portebrumes en forme astrale, quoi.

Le petit moine ne réagit pas. Oui, c’était à peu près ce sur quoi il s’était arrêté, au final. Comme conclusion. Ca restait intéressant de voir l’avis partagé par quelqu’un qui avait de l’expérience. Mais comme bien souvent, il ne ressentait pas le besoin de discuter davantage du sujet, de poser des questions, d’émettre des hypothèses, de partager des idées. C’était comme ça. C’était tout.

Judicaël, au contraire, en avait des tonnes, des idées, des hypothèses et des questions qui fusaient dans son crâne. Un peu trop en même temps, comme toujours. Si la brume était capable de déplacer les gens sans qu’ils ne s’en rendent compte, comme ils soupçonnaient que ça leur était arrivé… et de jouer avec leur mémoire de court terme, comme Sensoph le suggérait… alors de quoi pouvaient-ils être sûrs? Si ça se trouve, c’était bien pire que ça. Il pourrait commencer à prendre des notes, des mesures, à tenir un journal… mais si ça se trouve, la brume pourrait aussi changer ça? Mais en fait, heureusement qu’ils exploraient en groupe, parce que seul, ça devait être la mort!

Fascinant, tout ça.

-Et les épistopoles, du coup?, continua le rouquin.
-Je les ai laissés au moment où ils se sont fait approcher par des bêtes. On aurait dit des cerfs. Sauf qu'ils étaient… très épais. Un peu comme… des taureaux. Larges. Très musclés.
-Des wargs?
-Pas des wargs. Plus petits, en meute. Plus intelligents? Ils commençaient à encercler les soldats en faisant profil bas quand on les a repérés. Comme des loups ou des lionnes. En chasse.
-”On” les a repérés. Tu les as aidés?
-Ils les ont vus tous seuls, mais j’ai fait un petit tour pour les mettre en valeur. Avant de partir. Il valait mieux que je ne sois plus là pour les distraire.

Le reste, c'était de leur ressort. Mais nul doute que face à une menace faîte de chair et de sang, donc parfaitement sensibles aux balles, la bande de soldats s’était sentie beaucoup plus à sa place. D'autant plus que les bêtes n’étaient pas suicidaires : face à un ennemi trop fort, elles allaient battre en retraite, pas bêtement insister. Et avec leurs canons d'acier, Ryosuke ne se faisait pas de souci pour eux.

Non pas que leur mort serait regrettée si elle devait arriver. Ils étaient dans la brume, et ils étaient ennemis.


*
* *
*


-Regardez-moi ça, commenta Claudia en pointant une grande mosaïque qui occupait toute une alcôve de la basilique. Vous qui pourriez être mes Soeurs. Qu’est ce que vous voyez?
-Représentation du sacre de Parnashi, la Brève Éclatante, reconnu Jeanne.
-Qui donc?, demanda la maman d’Oboro.
-Une figure historique célèbre, canonisée de son vivant sous la bénédiction des étoiles d’Azoriax et de Raphalos, je crois, pour avoir organisé la résistance de Sancta… en 1634. En gros, elle a sauvé des milliers de vies en organisant et conduisant personnellement l’arrière-garde des caravanes des bannis qui ont dû fuir la cité. C’était une prédicatrice et une guerrière dainsbourgeoise très respectée à son époque. Crainte, aussi. Ou surtout. Plutôt surtout en fait.

1634, c’était la date qui constituait l’an zéro d’Epistopoli la scientifique. Qui avait commencé par un génocide sans sommation de ses communautés religieuses qui se montraient activement réfractaires à la révolution laïque. Pas besoin d’épiloguer pour quiconque avait des notions respectables d’histoire épistote ou panthéiste. Ce qui était le cas de tout le monde ici, d’un coté comme de l’autre.

-Ah. Oui. Non. Je vois de qui vous parlez. Mais chez nous, c’est plutôt le contraire, on en a l’image de… d’une fondamentaliste extrême, du genre guerre civile et massacres de foules. Quelqu’un dont les discours et les actions ont fait infiniment plus de mal que de bien. Un exemple souvent cité pour mettre en évidence les défauts de la religion. Et de la foi, expliqua délicatement Mme Muromachi. Ca et les centaines ou milliers de morts qu’on lui attribue directement de notre côté.
-Oh tiens. Chez vous aussi ça surenchérit sur les prouesses guerrières?
-Chez nous on l’appelle la Brève Sanglante, pas l’éclatante. On ne sait pas pourquoi on l’appelle la brève. Mais on devine le reste.
-La même chez nous!

Heureusement, s’agissant d’évènements qui avaient eu lieu il y a des lustres, personne ici ne s’empara du sujet pour accuser qui que ce soit. Après, certaines personnes étaient plus fines que d’autres :

-Ca n’est pas ça que je voulais dire, rejeta Claudia. Mais je ne savais pas qu’il s’agissait de la Sainte Éclatante. Merci beaucoup.

Le plus naturellement du monde, elle adressa une rapide succession de gestes rituels en direction du mur, en respect à une femme qui n’avait pas été une Fille au service de la Mère, mais qui avait tout autant de mérite que la majorité d’entre elles, et certainement bien plus. Et en sa qualité de Soeur Claudia Amugenze, elle était naturellement ravie de rencontrer cette figure. Morte il y a trois siècles, certes. Mais toujours louée à ce jour. Et toujours inspirante. C’était donc un honneur.

-Mais vous cherchez trop loin, je ne parlais pas de ça, continua-t-elle au sujet de la mosaïque. Simplement de ce que vous pouvez voir. Rien qui ne vous saute aux yeux? Quelqu’un?
-C’est très beau, commenta la mère d’Oboro. J’aime en particulier ce choix d’utiliser des coquillages pour mettre en valeur le cadre de l’oeuvre. Et les détails que l’on peut voir dans la foule qui l’acclame. C’est vivant. Ca attire le regard. Ca rend curieux. Pas du tout le genre de choses que l’on voit à Epistopoli. Nous n’avons pas beaucoup de musées, et encore moins de musées d’art. Et encore moins d’arts anciens.
-On a quasi que du street art, ouais, précisa sa fille.
-Enfin, appeler ça de l’art, c’est au-delà de généreux.
-Dixit le dinosaure. C’est une forme d’art, M’man, ptêtre pas ce qui te plaît mais c’est ce qui se fait.
-Ce sont des racailles qui salissent des espaces publics avec des peintures vulgaires jusqu’à ce l’on abandonne l’idée de nettoyer les murs. Ca n’est pas de l’art.
-Y’a de ça, beaucoup, mais y’a aussi des gens qui font des trucs infiniment plus oufissimes que tout ce qui se trouve dans cette pièce.
-Des tags et des graffitis.
-Et y’en a qui déchirent.
-Qu’est-ce que c’est que vous parlez?, demanda Jeanne. Street art?
-Euh… j’te monterai un jour, si tu veux.
-Ah, tu sais en faire? Je t’aurais pas cru artistique toi.
-Ah bah bravo, merci!
Queud, j’ai essayé quelques fois sans plus avec des copains mais j’ai pas trop poussé. Mais j’peux quand même te montrer. Mais mon truc c’est plutôt… j’aime bien scribouiller au crayon, j’ai commencé ado’.
-Mais non ma puce, tu as commencé quand tu portais encore des cou…
-P’tain M’man commence pas.
-Mais si, même que tu savais tenir un crayon correctement avant de monter sur le p…
-LALALALALALALALALA PERSONNE NE T’ENTEND ‘SPECE DE VIEUX BOUDIN SENILE.
-JE NE SUIS PAS VIEILLE!
-BAH NON, TU VAS JUSTE FÊTER TON VINGTIÈME ANNIVERSAIRE POUR LA V...
-LALALALALALALALA PERSONNE NE T’ENTEND CRETINE D’ASPERGE ECERVELEE.
-...TIÈME FOIS CONSÉCUTIVE!

Elle avait beau faire deux, trois têtes de moins que sa fille, la fière épistote n’avait aucun mal à déployer autant d’envergure que cette dernière quand elle se tenait droit. D’autant plus qu’un affront impardonnable venait d’être commis.

Qu’on ne connaisse pas son prénom, c’était déjà quelque chose. Mais c’était tolérable.

Qu’on révèle son âge, par contre. C’était hors de question. Strictement hors de question. Indiscutablement. Hors. De. Question.

-D’accord pour que je ferme ma gueule, M’man. Mais alors toi aussi tu coucouches panier gentiment les provocs, négocia la grande brune.
-...
-...
-...
-...
-Va.
-Yeeeeees.

Et aussi vite qu’elles s’étaient enflammées au quart de tour, les deux femmes se calmèrent d’un seul coup, sans que la moindre trace d’animosité ne soit distinguable dans leur nouvelle tenue. Elles avaient tout de même laissé quelques relents d’atmosphère électrique dans l’humeur ambiante. Jeanne et Claudia n’étaient pas sûres de ce qu’elles venaient de voir, mais commençaient à s’y habituer - à peine. Quant à ceux qui se tenaient plus loin, certains s’étaient brièvement retournés avant de laisser couler, pas vraiment intéressés. Seul Hamza s’était rapproché, intrigué et méfiant.

Pour rompre le silence, Claudia, légèrement peinée que toutes échouent à son test, prit sur elle de dévoiler ce qu’elle tenait tant à faire remarquer sur la fameuse mosaïque :

-Je veux dire, regardez les bien. Les archevêques qui dominent tout le monde depuis leur promontoire. Les masses des fidèles amassés à leurs pieds. Ils ont la parité, mais vous avez vu comment les hommes se tiennent systématiquement devant les femmes? Ils occupent les trois quarts de l’espace qu’ils partagent. A chaque fois.
-Aaaaah çaaaa? Ouais, typique, j’y faisais même plus gaffe.
-Classico-classique, même.
-Par les hommes, pour les hommes.
-Mais la femme est plus belle, signala naïvement Hamza.

Ce qui lui valut, évidemment, de se faire instantanément fusiller du regard par le peloton qu’il venait de rejoindre. Forcément, il comprit son erreur. Ca ne lui ressemblait pas. A lui, le respectable vétéran des sentinelles, plus souvent dans la brume qu’en dehors, d’un genre réservé mais toujours arrangeant, fiable et efficace. Et puis, grand et fort comme un roc, avec une musculature fort bien entretenue.

Il venait de rétrécir à vue d’oeil face à l’aura de mort émanant des quatre harpies malveillantes.

-Euh… L'archevêque, je veux dire... Ses cheveux sont magnifiques… On dirait… Une traînée… de… Une traînée…
-Un traînée?, menaça Claudia.
-Une traînée d’épis de blé blondis sous le soleil d’été, compléta l’autre précipitamment. C’est une très belle couleur. Et c’est systématiquement le cas. Plus bas, L'Éclatante est splendide, mais toutes les femmes le sont. Les hommes sont fades, en comparaison. De toutes les femmes.
-Mais ils ont tous les attributs de la puissance. Et sont représentés comme tels, appuya la Soeur. Alors que les femmes ont pour seule vocation d’être belles.

En dépit des huits yeux qui le toisaient avec insistance, Hamza ne répondit pas. Parce qu’il n’avait pas envie de répondre. Parce qu’il n’avait rien à répondre. Parce qu’il n’avait pas à répondre, d’abord. Est-ce que c’était sa faute? Est-ce qu’il y avait une faute? Il ne comprenait pas. Alors il tenta autre chose :

-Claudia. Je sais, et tu sais que je sais, et je sais que tu sais que je sais, que tu pourrais me tuer à mains nues sans problème plusieurs fois d'affilée. Alors pas besoin de ça. Je m'excuse. Bien sûr que non, les femmes n’ont pas juste vocation à être belles. Tu as raison, c'est injuste que le tableau présente ça.
-Non. Ce n’est pas ça le problème.
-Hein? Merde.
-Bon, dévia Jeanne qui le prenait en pitié, ben je note : “Hamza : fétiche blonde aux yeux bleus. En robe longue de préférence. Cf l'archevêque. Avec de petits pare-chocs”. Je me trompe?
-Mh?, dit-il, inhabituellement gêné.
-Ça fait Judicael en femme quoi.
-Oh putain c’est vrai qu’il pourrait être terrible en travelo, ricana Oboro. Avec du maquillage! Je veux voir.
-On parle de moi?, demanda le concerné depuis l’alcove d’en face, occupé à jouer avec un écureuil.
-Des bêtises, Monsieur l’Inquisiteur. Oublie!

Très subtilement, la sergente embrigada la mère d’Oboro pour continuer le débat avec Claudia, laissant à son maladroit (étonnamment maladroit, se reprit-elle) supérieur le temps de battre en retraite. Un peu pataud et perturbé, il alla se réfugier auprès du triton, assis sur un vieux banc dépoussiéré tant bien que mal, occupé à grignoter un morceau de saucisson. De l’énergie en bloc à mâcher, comme il disait souvent.

-T’en veux un bout?, lui proposa Sensoph.
-Ca ira.
-J’ai des gâteaux aux lentilles sinon. Pas de viande, si c’est ça le problème.
-Merci. Mais pas besoin. Je n’ai pas faim. Je me sens bien.
-Ca je dis pas, mais jeûner pendant une expédition, ça peut être dangereux. Après, je peux comprendre que manier Soeur Marave ça demande autre chose que d’avoir le ventre plein, donc c’est pas le bon exemple.
-La manier. Oh pitié.
-Promis, je fais pas de blague quand elle peut m’entendre.
-Oh, ça sera ton problème, pas le mien.
-Bah, si elle me tue, elle aura affaire à ma femme, je m’inquiète pas.
Bon. Sûr que même pas des fruits secs?
-... non. Je préfère être pur, dans la brume.
-C’est réglo. Mais je te surveille, grand.

Ca allait faire deux jours, qu’Hamza n’avait rien mangé. De même pour Jeanne, en fait. Sans que personne dans le groupe ne s’en offusque outre mesure. Sauf les deux épistotes, qui avaient simplement accepté la chose sans vraiment la comprendre, et encore moins y adhérer. Pour cause : c’était une pratique courante au sein d’Aramila, autant comme acte de foi du quotidien que comme technique pour se prémunir contre les affres de la brume. Sur une durée de quelques jours, et en consommant une quantité respectable d’eau, de jus et bouillons de légumes, le jeûne purifiait le corps, lui donnant le temps de se débarasser de toutes ses impuretés. Et purifiait l’esprit, en plus de le renforcer. Pendant un temps, on résistait à la tentation de se précipiter sur la nourriture, et on arrêtait de vivre aux dépends des autres formes de vie. Notamment animales.

En fait, l’idée que cette pratique pouvait être bénéfique quand on s’aventurait dans la brume rejoingnait, sur un angle différent, l’idée qui avait conduit Judicaël à leur demander de ne pas tuer gratuitement leurs ennemis tant qu’ils pouvaient se le permettre. La différence, c’est qu’ils étaient habitués à opérer à jeûn le temps de quelques jours, et qu’ils connaissaient parfaitement leurs limites. Chacun y allait à sa hauteur. Pour sa part, Ryosuke se contentait de manger maigre le temps de l’expédition. Pas de viande, de poisson ou de fruits de mer tant qu’ils avaient autre chose à se mettre sous la dent. Mais lui devait manger, pour tenir les longues marches.

C’est pourquoi il accepta les biscuits aux lentilles que lui tendit le triton, le temps qu’ils se reposent. Bientôt rejoints par Oboro, elle aussi attirée par les victuailles de Sensoph. Qui partageait d’autant plus volontiers qu’il aimait discuter en même temps qu’il mangeait.

-Alors, vous le vivez comment jusque-là? La brume, l’expédition, tout ça? Pas trop horrible?
-Toujours beaucoup de marche, résuma Ryosuke. Mais ça va. Mieux.
-Euh… ben comme il dit en fait. Mais j’encaisse, c’est pas dur. Le pire c’est le manque de sommeil, j’ai hyper mal dormi, trop la flippe. J’avais l’impression que la brume me léchait la tronche toutes les deux minutes, c’était hyper chelou. Comme des moustiques en pire. Et si on fait une nuit de plus je sais déjà de quoi je vais rêver ce soir, j’ai vraiment trop pas hâte.
-La lamproie géante?, devina le triton.
-La putain de ventouse à tronche de crochets, ouais.
-Vu sa taille, j’ose même pas imaginer la taille de ce à quoi elle est équipée pour s’accrocher.

Oboro ne releva même pas, se contentant de mourir intérieurement à l’idée de… non, ça se saurait, si ça existait. Ouais, plutôt pas en parler, hein.

-’Fin à part ça, au global… en fait c’est zarb, je m’attendais à ce que ça pullule de merdes à unga bunga, mais c’est pas du tout ça.
-Unga bunga?
-Ah. C’est… avoir un problème et taper dessus tellement fort que y’a plus de problème.
-La science épistopole, commenta distraitement Ryo.
-Oh bah là tu serais surpris mon coco. Nan mais j’veux dire, on envoie des soldats dans la brume, tu t’attendrais à ce que ça se fritte H24. Mais quand le problème c’est de se paumer complètement parce que le paysage change d’un coup en mode sorti de mon cul, de tomber sur des fleurs qui sniffent bon le somnifère ou des nids de saloperies hypertrophiées qui se planquent dans les arbres, ben tu peux pas, et ton fusil tu le trimballes pour queud’. Et ça c’est avant de parler de ce que la brume fait de chelou. J’blaire vraiment vraiment pas quand elle joue bleu fluo.
-Mmh. Et ta brume à toi, tu la sens comment?, demanda le moine.
-C’est Ryo l’humain ou c’est le prof de yoga qui me pose cette question?
-...
-’Videmment. Oui prof’. Bah ça va très bien en fait. Je le sens moins que d’hab, et quand il bouge il est… moins… pas violent… et détendu, ce qu’est pas du tout habituel? Chuis sûre que ce connard est content d’être là. J’imagine que c’est l’histoire du nebula qui est content d’être tout proche de la brume d’où il vient et qui est en chien maintenant qu’il est tout prêt du but. Mais du coup il devrait être cinquante fois plus vénère que d’hab pour tenter de prendre les commandes pour passer l’arrivée, non? Là on dirait un tox’ qui a eu sa dose de came et qui est dans les vappes. Ca fait ça une brume, normalement?
-... je ne sais pas. Mais tant mieux.

En fait, il avait peur que ça se passe mal pour elle. Que le scénario qu’elle venait de décrire aie précisément lieu. Mais visiblement pas, contre toutes ses attentes. Les sous-prieurs, qui avaient proposé qu’Oboro se joigne aux expéditions pour se rendre utile de la meilleure manière possible, tout en continuant à apprendre à vivre avec son bout de brume, savaient donc ce qu’ils faisaient.

Ce qui ne faisait aucun doute, en fait. Pour ce qu’il avait toujours pu constater.

Mais quand ils lui avaient demandé son avis, il avait refusé, arguant que c’était impossible. De toutes leurs tentatives, elle n’avait pratiquement aucun contrôle sur sa brume et ils ne faisaient que tricher et user d’artifices pour engourdir son parasite autant que possible. Alors maintenant… il ne comprenait pas. Tout le monde était différent, il l’avait vite appris. Mais elle, c’était trop différent.

-Toi ça te fait quel effet?, demanda-t-elle à son tour.
-...

Quelque part en Ryo, dans les tréfonds de son corps, le parasite de brume qui nichait là depuis qu’il avait quatre ans remua vigoureusement en réponse à ces mots, s’accrochant aux maigres tissus de muscles et aux quelques brins de pensée qu’il pouvait agripper. En vain. Il ne parvint pas à se hisser d’une quelconque manière, aussi bien physiquement que métaphoriquement. Comme toujours. En fait, il ne savait même pas pourquoi il venait d’essayer. Bon. Tant pis. Ne restait que le plan Z, que son hôte finisse par mourir d’une manière ou d’une autre. Ca viendrait forcément, s’agissait juste d’attendre.

Le plus tôt serait le mieux. Quand vous voulez.

-Rien du tout, conclut-il. Mais c’est la quatrième fois que je viens dans la brume.
-Même pas à force d’utiliser tes pouvoirs?
-Non. Je vérifierai plus tard. Rien pour l’instant.
-Bah ‘tain. ‘Fin c’est bon signe. ‘Têtre j’en serai là un jour.

Probablement pas, songèrent les trois sans le formuler. Même pour le triton, Ryo apparaissait comme un cas extrême. Avec des défauts en conséquence, à voir sa piètre maîtrise de son don de portebrume. Toutes les limitations qui le frappaient, il ne se souvenait pas que les autres avaient à s’en soucier. Mais il n’en avait pas du tout rencontré assez pour se faire une idée.

-Au fait, rien à voir. Regarde Judicaël.
-Ouais?
-L’écureuil qui est en face de lui.
-Ouais? ‘Ttends, il est en train de lui parler ou je rêve? ‘Tain ce mec. Il est très bien hein, j’dis pas. Mais je sais pas s’il est marrant ou s’il fait pitié, quand il vire en autiste. ‘Fin toi aussi, l’moinillon. Et puis Claudia aussi. Et puis Kalem auss… et Hamz… ah putaaaaiiiiin.
-Peu importe. Tu saurais l’attraper? L’écureuil.
-Proba’. Pourkwa?
-Juste comme ça. Je trouve ça bizarre. Un écureuil qui se tient aussi près d’un humain, pendant aussi longtemps, alors que l’humain bouge et fait du bruit.
-Ben Judicaël a un truc avec les animaux. J’veux dire, oui je comprends, mais…
-...

Oui, d’accord. L’argument n’avait pas vraiment de sens.

-Nan mais c’est complètement con.
-Oui.
-C’est juste un écureuil.
-Tu peux?

Elle le regarda étrangement, pas entièrement sûre de s’il se payait sa tête ou si… non, évidemment. Alors, la grande brune se leva, l’air mine de rien. Ajusta ses cheveux, sans avoir aucune raison de le faire - mais c’était machinal, on ne discutait pas. Elle accepta le grand sac de toile que lui tendit le petit moine. Puis s’approcha doucement, discrètement du dos de l’inquisiteur, en faisant le moins de bruit possible à chaque pas.

Pour avaler les dix derniers mètres en une fraction de seconde, et se fracasser le flanc contre un tas de marches surélevant un autel couvert de cierges poussiéreux.

Mais elle avait réussi : même à plat ventre par terre, elle maintenait le sac scellé de ses deux mains, et à l’intérieur, l’animal qui se débattait furieusement en poussant de petits cris.

-M’ENFIN?! OBORO!?

Il était toujours calme. Mais il n’aimait pas du tout que l’on fasse du mal à un animal. Ou à un enfant. Alors, il s’emporta un peu.

-C’est Ryo’ qu’m’a demandé!
-Ryosuke?!
-Oui.
-Kézakokessakevousfaîtes!?
-Derrière toi.

Toujours aussi impassible qu’à l’accoutumée, le moine. Il ne le formula pas, il ne l’afficha pas, il n’en tira même pas de satisfaction particulière. Mais très visiblement : Ryo avait vu juste.

Sans donner de signe avant-coureur, le sac enfla et gonfla jusqu’à exploser de l’intérieur, libérant un amas de chairs grossissantes qui continua à croître jusqu’à adopter une forme quadrupède aussi épaisse qu’un buffle. Une masse de muscles sanguinolants aux veines et aux tendons saillants, dotée d’une mâchoire terrible, hérissée de canines particulièrement épaisses qu’on avait jamais vu que sur des morts-viv…

Ah non, elle finit par se faire recouvrir d’une peau on ne peut plus ordinaire, quoi que rudement épaisse. Pour enfin prendre la forme…

D’un hippopotame. Qui menaçait maintenant son ex-geôlière de sa gueule béante, prête à lui gober le crâne. C’est d’ailleurs dans ce but qu’elle lui fonça dessus.

-Oh bord…

Aussi vite qu’elle avait approché, Oboro, rampa sur cinq mètres en arrière le temps d’un claquement de doigt, allant s’écraser piteusement contre un trio de chaises qui n’avaient rien demandé. L’animal essaya de la suivre en grondant, pleine de rage, mais l’autre se carapata encore plus loin tandis que les autres réagirent entremps, menaçant la grande bête en dégainant leurs armes. Deux mousquets, un arc, une pelle et quelques armes blanches.

Ce qui, de façon complètement abherante, suffit à convaincre l’animal de se tenir en respect. La gueule entrouverte, il se recroquevilla, perturbé.

-Baisse ton… baisse ta mâchoire!, somma Judicaël. Nous ne voulons pas te faire du mal, mais nous ne pouvons pas prendre de risque. Alors s’il te plaît, coopère. Et recule jusqu’au mur. Et… je sais pas trop ensuite. Pose les mains au sol? Qu’est-ce qu’on dit à un hippopotame? Tu n’es pas un hippopotame. Pas un normal, en tout cas. Tu peux me dire ce que tu es?

L’hippo brailla mollement, sans qu’on puisse rien n’en faire. Son regard parcouru ses assaillants l’un après l’autre, à toute vitesse, sûrement à tenter de deviser un plan, à se trouver un otage, à créer une issue…

Mais en vain.

Alors la bête ferma les yeux, et se laissa glisser, s’affaisant jusqu’à choir flanc au sol, immobile.

Et ainsi laissée à l’abandon, concentrée au maximum de ses aptitude, la créature muta aussi vite que possible dans un nouvel amalgame de viande mal positionnée pour devenir un corbeau qui s’éleva dans les airs. Mais pas assez vite pour Oboro, qui le gifla en vol comme une joueuse de volley avant de s’écraser à nouveau contre un mur. Elle avait amorti d’une épaule, cette fois. Et grogna de douleur.

Contrairement au tas de plumes qui s’écrasa de plein fouet sur le sol de marbre, dans un claquement sec à faire grincer des dents. Et cette fois, il ne se releva pas. A la place, ses muscles gonflèrent une dernière fois, pour prendre l’apparence…

-Un homme, cracha Claudia.

Un homme nu, au teint hâlé, yeux bridés, pratiquement imberbe et les cheveux coupés raz. Pas bien grand, mais solidement charpenté. Et dans une position inconvenante, en plus d’inconfortable. Non pas qu’il soit en mesure de s’en offusquer : pour s’être pris une dalle de marbre en pleine face, il était complètement dans les vappes, incapable de réagir à quoi que ce soit tant la douleur lui fendait le crâne.

Et ce fut… le silence.

-Trente astras que c’est un portebrume d’épisto’, lança Jeanne.
-Vu sa tronche, il doit venir de Xandrie, objecta le triton.
-Ouais ‘fin vu ma tronche moi aussi je dois venir de Xandrie, répliqua Oboro. La même pour le moinillon, et pourtant c’du terroir du désert, nourri au sable bio. Donc ça veut pas tout dire.
-...
-Eh bien, nous n’avons qu’une façon de le savoir. Bonjour?, tenta gaillament Judicaël auprès de leur prisonnier.

Pas de réponse. Soit il était hagard, soit il ne voulait pas répondre. Vu qu’il leur présentait actuellement son postérieur et ses attributs masculins de façon très saillante, il était excusé : le bénéfice du doute. Etrangement, personne n’eut en tête de faire une blague là-dessus, vu la situation.

Au lieu de ça, Ryosuke se fit presque bousculer par sa meilleure élève, pas dans son meilleur jour.

-’Kay, juste pour être sûre, l’moinillon. Tu t’attendais à quoi quand tu m’as demandé de le chopper?

A ce que l’écureuil se révèle être une monstruosité des brumes hérissée de griffes et de crocs qui les broie tous les trois sous ses cinq mâchoires tentaculaires avant même qu’ils n’aient le temps de cerner ses contours.

-Rien en particulier, mentit-il.

Ca, ou encore autre chose, et peut être juste à rien, en effet. Pour la quantité d’horreurs qui rodaient ici, et au nombre de récits plus ou moins surenchéris qu’il avait entendu à propos de la brume, il s’attendait à tout.

Mais maintenant, plus vraiment.

-Ouais bah la prochaine fois, tu m’préviens si c’est une idée de merde. Moi je t’ai fait confiance, et j’ai failli clamser.
-C’était une bonne idée, et ça a marché.
-DE QUOI!?
-Mais oui. Tu as raison.
-Connard.
-...
-Putain de grande gueule de merde. Nan mais t’as vu ses dents? Il allait me craquer le crâne comme on pète une noix, clac! Mec, mais t’es complètement con!
-Mh hm. Oui. Je comprends.
Ven 13 Oct - 16:01
Les lueurs du soleil couchant avaient quelque chose de si particulier, au cœur de la brume. Celle-ci démultipliait les couleurs, faisait bruisser les reflets, éclairait les ombres et faisait étinceler les ténèbres qui s’abattaient lentement sur la basilique, magistrale bâtisse inamovible au milieu du bougeant, du changeant, du vivant. Il semblait invraisemblable que le bâtiment de pierre fût posé là, au milieu de nulle-part. Toute la civilisation qui avait dû s’installer ici des années auparavant avait disparu, balayée par des années d’enfoncement au cœur de la brume.

À l’écart de l’édifice, peu effrayée par les volutes brumeuses qui l’encadraient, Claudia psalmodiait quelques phrases aux accents énigmatiques. Un chant grave et sourd s’élevait de sa gorge, saccadé régulièrement par le claquement sec de sa langue et le raclement sonore de son palais qui intervenaient occasionnellement, produisant un effet musical tout à fait étrange mais qui épousait parfaitement les lieux environnants. Accompagnant sa mélodie, son long corps finement musclé semblait mû par une force extérieure, un ballotement irrésistible qui s’accordait au tempo de l’ensemble. Dans sa main, une de ses dagues, objet central de ce rituel, dessinait dans l’air les runes sacrées destinées à la Mère.

Sa prière, à mi-chemin entre démonstration guerrière et danse sacrée, durait depuis déjà vingt bonnes minutes, ininterrompue, quand quelque-chose vint déséquilibrer l’ensemble du tableau musical. L’expression de sa foi, qu’elle effectuait chaque jour au coucher du soleil, ne supportait pas la présence d’éléments extérieurs, aussi petits fussent-il.

La dague glissa de ses doigts, comme échappée par erreur, et fusa délicatement vers l’intrus importun pour se planter tout juste entre ses deux courtes jambes. Tout aussi vive que l’arme blanche, l’injure fleurie s’échappa de la langue du nabot acariâtre.

« Je croyais avoir été claire sur mon désir d’être seule.
-Je croyais avoir été clair sur mon désir de ne pas être la cible d’un gros couteau effilé.
-Si tu avais été la cible…
-Oui, je sais, je sais… Madame a un sixième sens très développé qui lui donne la position de n’importe quel connard respirant entrant dans sa zone de proximité. La rengaine est presque aussi connue que ta chansonnette aux esprits. La comédie musicale ayant été interrompue par l’affreux nain bécile, puis-je me faire le messager de cette bande de trou de l’urètre qui ont insisté pendant dix minutes pour que je vienne te chercher ? Sans doute dans leur envie intensément sensée de ne pas finir en brochettes…
-Je t’écoute.
-Ta présence est requise en salle d’interrogatoire.
-C’est tout ? Ça ne pouvait pas attendre un quart d’heure de plus ?
-Pourquoi c’est toujours à moi qu’on demande des comptes ? Je ne suis que le colporteur – non volontaire ça va de soi – d’un ordre du gugusse à la pelle. Va te plaindre directement à ton supérieur.
-Ce n’est pas mon supérieur.
-Ça m’en touche une sans ébranler le conduit d’évacuation.
-… »

Claudia incendia du regard son petit partenaire avant faire quelques enjambées pour le rejoindre, récupérer son arme plantée au sol afin de la ranger dans son étui et se diriger vers l’intérieur de la basilique. Pourquoi les hommes étaient ils incapables d’être autonomes et avaient forcément besoin de son aide pour quelque-chose qui ne relevait pas de ses compétences. C’était clair pourtant, non ? Elle était la sécurité du groupe dans la brume. Faire parler un otage, très peu pour elle. À moins qu’on l’appelle pour ses talents d’émasculation, mais elle en doutait fortement, les hommes étaient de telles petites natures, que la simple mention d’une extraction testiculaire, fut-elle faite dans un cadre médical, les effrayait au plus haut point. Quant à apporter une présence intimidante pour faire craquer le bonhomme, ils avaient assez de la pelle, de la boule lumineuse et du duo mère/fille de la compagnie pour ne pas s’enquérir de son aide. Non, au fur et à mesure qu’elle se rapprochait de la petite salle de prière qui avait été aménagée pour l’interrogatoire, ses conclusions convergeaient vers deux solutions envisageables. Soit ils avaient été assez stupides pour libérer le prisonnier, mais le calme de Kalem pour venir la chercher serait inopportun, soit ils avaient le syndrome récurrent du mâle inapte à la moindre tâche qui ne soit pas dans leur liste des choses à faire.

***

« Il s’agirait de ne pas se moquer de nous, monsieur métamorphe, essaya Judicaël. Nous vous avons donné hospitalité au sein de ce temple, ne faites pas de vagues.
-AU SECOURS, AU SECOURS, FAITES QUELQUE CHOSE, IL VA ME BOUFFER !
-Mmmgmmg, mgggmmmghhhmmm.
-Qu’est-ce qu’il est mal élevé, à parler la bouche pleine…
-On est bien d’accord que c’est votre fille, là, qui gesticule au milieu de cette mâchoire immense ? Demanda Jeanne.
-Oui, c’est bien elle. Elle s’agite souvent pour rien, tout l’inverse de moi. J’interviendrai quand ce sera nécessaire.
-Mais vous n’avez pas peur qu’elle y reste ?
-Elle bouge encore, et ça lui apprendra à parler avec des étrangers… Si ça tarde, j’interviendrai.
-Des nouvelles de Kalem et Claudia ? Demanda le prêtre à la pelle.
-Vu la nonchalance avec laquelle il est parti quand vous lui avez demandé, ça ne m’étonnerait pas qu’il soit encore en chemin. »

En disant ces mots, le triton passa une tête dans le couloir pour le trouver encore vide. L’ambiance était particulière dans la salle. D’un côté la prise d’otage d’Oboro par une immense tête d’hippopotame pouvait sembler dramatique. De l’autre, les tentatives paisibles de parvenir à un accord avec l’opposant et les commentaires de l’audience, semblaient relativiser le danger. On était même allé jusqu’à se demander ce qui était pire, entre la mâchoire du mastodonte qui leur faisait face et celle du crocodile. Les avis divergeaient. Ce qu’on ne parvenait pas à comprendre, c’étaient les revendications du métamorphe. En effet, il ne semblait pas vouloir de mal à la jeune femme dans ses hachoirs, mais ne voulait pas la relâcher pour autant. Tout comme ses interlocuteurs, il était tiraillé entre deux choix impossibles. Il ne souhaitait pas relâcher sa proie, seul moyen de pression qu’il possédait, et il souhaitait parler, ce qui, la gueule pleine, d’hippo qui plus est, était complexe.

Au milieu de ces débats existentiels qui opposaient le métamorphe et le reste du groupe, dont la tête pensante était Judicaël, le jeune moinillon, bien que présent, restait silencieux. Les questions qu’il se posait, il les gardait pour lui, et avait d’ailleurs répondu à la plupart en alliant sens de l’observation, déduction et absence de distractions inutiles. C’était fort pratique quand on ne pouvait rien entendre ni rien dire. Il avait laissé son corps au repos dans une des chambres rudimentaires du bâtiment, et s’était approché, boule lumineuse, du spectacle muet. L’Hippo n’attaquerait pas, il en était désormais sûr. La délicatesse dont il faisait preuve pour essayer de mouvoir ses grosses lèvres sans abîmer la grande gigue gigotant au milieu d’entre elles ainsi que l’absence de réaction épidermique de la Maman en attestaient. Au contraire, il avait peur de ce qu’on pourrait lui faire. De petits mouvements à peine perceptibles laissaient voir les réactions d’une bête traquée, effrayée, mais peu dangereuse. Une des dernières questions qui restaient en suspens n’obtiendrait pas de réponse par une simple observation externe ; quelles étaient ses motivations initiales ? Toujours songeur, il ne remarqua pas l’arrivée de la fille de Brume dans la pièce.

Pourtant celle-ci se fit avec un certain bruit. En voyant ce pourquoi on l’avait appelé, elle incendia à la fois le groupe d’impotents qui lui faisait face et le nabot qui la talonnait pour son manque total d’urgence dans sa façon de venir la chercher. Elle considéra quelques secondes la configuration de la pièce, nota les trois torches qui en illuminaient faiblement l’ensemble, examina la position de toutes les personnes présentes dans la pièce et agit. Tchac. Torche au sol. Drap sur une autre. La dernière lancée à l’opposé. Regards suivant sa courbe. Rideau qui s’enflamme. Et couteau sous gorge du pachyderme.

« Toi, tu ouvres ta grande gueule et tu relâches l’amie. Les autres gogos, vous m’éteignez ce feu.
-Euh… Je… Avec quoi ?
-Avec vos tronches s’il le faut.
-Y a la grosse cuve là…
-C’est de l’eau bénite…
-Les dieux ne l’ont sûrement pas bénite ici pour rien, balancez ça, nous serons tous sauvés.
FLOUCH.
-Je pensais pas que ça ferait ce bruit…
-Tu t’attendais à entendre des hallelujah ?
-Ben…
-QUEL BONHEUR ! POURQUOI IL VOUS A FALLU SI LONGTEMPS POUR ME LIBERER ?
-Parce que ce sont des hommes…
-Ça schlinguait là-dedans. Faudrait peut-être songer à un lavage de dents, monsieur Potam.
-Pardon, fit l’Hippo, fondant en larmes et on ne savait pas trop si c’était face à la situation ou si ça concernait son hygiène buco-dentaire.
-Tout le monde se calme. Quelqu’un peut-il rallumer ? L’eau bénite nous a sauvés du feu, mais a éteint nos lumières, réfléchir dans les ténèbres ne nous rend pas plus éclairés, intervint Judicaël, reprenant le contrôle d’une situation qui l’avait dépassé depuis quelques temps déjà. »

La petite boule de lumière qu’était Ryosuke restait la seule source éclairante dans la pièce. La lune était cachée par la brume et la fenêtre ne laissait passer qu’une obscurité profonde et oppressante. On se bouscula un peu, chacun souhaitant rapporter une torche d’ailleurs. Ce qui libéra la pièce surchargée d’une bonne moitié de sa population. Une fois les bousculades terminées, un léger silence se fit entendre, avant de laisser place au profond bourdonnement d’insultes de Kalem qui trouvait toujours de quoi tempêter, en quelque circonstance que ce soit.

« Bon, monsieur Potam, reprit Oboro, où en était-je avant d’être gobée ?
-Je… Je… Chouina l’intéressé.
-Roh, mais cessez de pleurer. Est-ce que moi je pleure que vous ayez ruiné ma coiffure, déglingué mes vêtements et que je sois bonne pour quelques semaines de douche ?
-C’est le couteau. Ça me fait peur.
-Mais si on ne vous menace pas, vous attaquez. Comment voulez-vous qu’on vous fasse confiance ?
-Je… Pardon… C’est… Ils m’ont pris ma compagne, j’étais censé leur ramener la relique en échange.
-Mmh… Une Hippopodame ? Qu’est-ce que vous en pensez Judicaël. »

L’intéressé fronça les sourcils. Ce qui ne se remarqua absolument pas puisque les torches n’étaient toujours pas revenues. Le seul souci qu’il avait en tant que chef de cette expédition brumaire, c’est qu’il avait des objectifs à accomplir. Et bien qu’il aimât les animaux, les retrouvailles d’un couple d’Hippopotames n’en faisaient pas partie. Cependant, le regard de Claudia, si intense qu’il le vit traverser la salle de prière jusqu’à l’atteindre de plein fouet malgré les lumières qui tardaient à arriver, le convainquit que c’était la bonne route à prendre.

Ryosuke, toujours silencieux, toujours sourd et désormais aveugle, n’avait rien compris aux derniers événements. En échouant à hausser des épaules en l’absence de celles-ci, il choisit d’aller retrouver son enveloppe corporelle. Une vingtaine de minutes plus tard, ayant repris son corps et ses esprits, il était mis en courant de tout ce qui s’était dit. On décida d’aller se coucher afin d’affronter la journée qui suivrait avec plus d’énergie.
Dim 19 Nov - 8:52
« Halte-là ! »

L'ordre était tombé en même temps qu'une méchante dague à l'allure peu engageante, proféré d'une voix tout aussi froide et menaçante que la lame de ladite arme. Judicaël poussa un long soupir intérieur tout en arborant son plus beau sourire pour faire face à la psychopathe de service…

« Excusez-moi, ma dame, mais je crois que vous avez fait tomber quelque chose. » Signala joyeusement l'inquisiteur.

Claudia se laissa tomber du ciel – bon, plus probablement du linteau de la porte, mais ça, Judicaël ne pourrait jamais en avoir réellement le cœur net – et se réceptionna souplement au sol, récupérant naturellement dans le même mouvement son arme fichée en terre aux pieds de l’ecclésiaste. Le prêtre se fit une nouvelle fois la réflexion que s'il avait souvent entendu des expressions du genre « démarche féline », c'était bien la première fois qu'il ressentait la justesse de cette image vis-à-vis de quelqu'un. La jeune femme lui évoquait immanquablement un chat. Un chat avec de grosses griffes et une humeur massacrante, certes, mais un chat quand même.
Or Judicaël pouvait justement s'enorgueillir de n'avoir jamais été ni griffé ni mordu par aucun des innombrables matous qu'il avait croisés dans sa vie. Avec un peu de chance, cette comparaison allait donc se poursuivre jusqu'au bout !

« Je peux savoir ce que vous fichez là, demanda la fauve en puissance tout en lui jetant un regard peu amène.
_ Balade nocturne, éluda le Prêtre. Vous savez, quand on parlait de monter la garde, c'était plus pour surveiller l'extérieur que l'intérieur, hein…
_ C'st bien une réflexion de mâle : le danger est partout. C'est dangereux dehors, retournez à l'intérieur, intima Claudia d'un ton sans appel.
_ C'est surtout dangereux quand vous balancez votre arme au pif sur les gens ! Ne vous inquiétez, je suis un grand garçon, je saurai me débrouiller. Je peux y aller ? Insista innocemment Judicaël.
_ Aucun risque que je m'inquiète pour votre engeance. Non, vous ne pouv… Hé, qu'est-ce que c'est que ça !? »

Joignant le geste à la question, un puissant revers de dague jaillit en direction de l'épaule de l'Inquisiteur, pour être intercepté in extremis par un tournoiement de pelle et une gerbe d'étincelles. Le prêtre recula vivement d'un pas, autant pour temporiser que reprendre contenance.

« Non, sérieusement, arrêtez avec cette dague, vous allez finir par blesser quelqu'un ! ça vous prend souvent d'essayer d'égorger les gens sans raison ?
_ Avec les mecs, y'a toujours d'excellentes raisons. Qu'est-ce que ce qui se cache derrière votre épaulette ? Gronda Claudia d'une voix lourde de menace.
_ Relaaax : c'est mon écureuil de compagnie, lui répondit Judicaël dans un grand sourire. J'étais jaloux du drake d'Hamza.
_ Ne vous fichez pas de moi, cet écureuil, c'est le type d'Epistopoli !
_ Mouais, c'est vrai que la basilique manque cruellement d'écureuils pour laisser planer le doute…
_ Je peux savoir ce que vous fichez avec l'écureuil sur votre épaule ?! Vociféra l'experte en couteau.
_ Hé bien, pour être tout à fait honnête, admit l'Inquisiteur, c'est nettement plus pratique que de se promener avec l'hippopotame sur l'épaule.
_ Je… J… Non mais rassurez-moi, vous le faites exprès, hein ? … Je veux savoir ce que vous fichez avec le prisonnier, s'efforça d'articuler calmement Claudia après une longue inspiration pour se donner de la patience.
_ Mission top-secrète, assura le Prête en lui adressant un clin d’œil malicieux. Je pourrais vous le dire, mais après il faudrait que… que… Ouais, nan, oubliez. Même pour la boutade, c'est probablement moi qui me ferais tuer.
_ Je me permets d'insister, rétorqua la fanatique. Lourdement, souligna-t-elle en soupesant ostensiblement sa dague.
_ Que voilà un argument de poids. Très bien, très bien, capitula derechef l'Inquisiteur. Mais je vous préviens : vous n'avez vraiment pas envie que je vous en dise plus. Je vous le promets sur tout ce qui m'est sacré : vous allez amèrement le regretter.
_ C'est toi qui vas amèrement le regretter si tu continues à tester ma patience ! Je vais prendre le risque. Crache le morceau, intima Claudia.
_ Nous partons en mission de sauvetage, révéla Judicaël avec un hochement de tête volontaire.
_ Pardon !?
_ J'ai dit : nous partons en miss…
_ Non, non, non, ça, j'ai compris ! Balaya d'un geste la fanatique. Je… Déjà, comment ça, nous ? Voulut savoir la spécialiste du couteau.
_ Ça me paraît plutôt évident, non ? » Fit Judicaël en désignant d'un geste désinvolte quelque chose derrière lui.

Rapide coup d’œil de Claudia. Non, à moins qu'elle n'ait la berlue, rien n'avait échappé à ses sens aux aguets. Le seuil derrière l'Inquisiteur était absolument et désespéramment vide.
Moue dubitative et gros regard noir ponctué d'un haussement de sourcil évocateur firent subtilement comprendre au prêtre que quelque chose n'allait pas.

« M'enfin, grommela l'intéressé en se retournant, je ne vois pas ce que… Oooh… ! Mmmh… Ok, alors c'était pas du tout l'effet que j'escomptais obtenir. Heu… Je vous assure qu'à la base, je n'étais pas tout seul, hein…
_ Tiens donc, fit Claudia d'un ton lourd de sous-entendu.
_ Quoi, vous pensez que je me raconte des histoires, peut-être ? Se défendit Judicaël. Que je m'imagine des trucs ?
_ "Vous n'avez vraiment pas envie que je vous en dise plus"… Singea l'artiste du couteau.
_ Haha, très drôle, grommela l'Inquisiteur, l'air songeur. Nan mais… Rooooh, mais, quand même je l'aurais remarqué si ç'avait été un ami imaginaire, pour le coup, nan ? … Nan ??
_ …
_ Bon, d'accord, admettons que je me sois gouré, enchaîna le Prêtre. Pas de soucis, ça ne change rien : je pars en mission de sauvetage ! Et pis tout seul, hein, du coup. »

Claudia se frotta les yeux d'une main en maugréant dans sa barbe. À son corps défendant, l'Inquisiteur avait effectivement raison : elle commençait déjà à regretter amèrement de vouloir poursuivre cette conversation !

« En mission de sauvetage ? Vérifia la fanatique.
_ En mission de sauvetage, acquiesça Judicaël.
_ Vous vous foutez de ma gueule ? Vous savez ce que je leur fais, moi, aux connards qui se foutent de ma gueule ?
_ Non, mais étrangement, je soupçonne que ça implique ce grand méchant couteau que vous agitez constamment dans tous les sens. Écoutez, les choses sont simples : madame Hippopotame…
_ Heu… Ma femme n'est pas une hippopotame, hein…
_ ... est retenue de force par Epistopoli qui s'en sert de moyen de pression sur ce pauvre homme. Je la délivre, fin du moyen de pression, happy end, tout le monde est content.
_ Et vous ne vous êtes pas dit qu'il vous racontait juste des salades pour s'attirer votre compassion et vous piéger !? S'exclama Claudia. T'es vraiment sûr d'être un orthodoxe, merde ?
_ Bah, balaya le Prêtre d'un haussement d'épaule, si c'était le cas, il me suffirait de mettre un point final à cette affaire d'un grand coup de pelle, tout simplement. C'est pas parce que je ne menace pas tout le monde avec qu'elle est moins dangereuse que votre dague, hein… Bon, ce n'est pas tout, mais si vous voulez bien m'excusez, Madamé nous attend.
_ M… Madamé ? 'ttends, j'ai loupé un truc, là ?
_ Madamé Cureuil. On va pas l'appeler madame Hippopotame constamment, hein…
_ Non mais ma femme n'est pas une hippopotame !
_ … Ok, adjugé-vendu, t'es irrécupérable. Non mais stop, ça suffit les conneries ! Déclara la fanatique. Vous n'allez pas vous aventurer seul, dans la Brume, de nuit, pour je ne sais quelle chimère, pondu par un mec, du camp d'en face qui plus est ! Appuya lourdement Claudia sur chaque mot pour bien souligner l'empilement de stupidités de cette seule idée.
_ Oui, non, mais présenté comme ça, forcément…
_ Mais merde, y'a pas d'autres façons de présenter ça, abruti !!
_ Tout ça, c'est du détail, rétorqua Judicaël.
_ Du "détail" ??
_ La seule chose qui compte, c'est qu'une pauvre et malheureuse hippopotame…
_ Vous m'écoutez ? Elle n'est PAS une hippopotame.
_ … souffre et nous appelle à l'aide, décréta l'Inquisiteur en réajustant ses lunettes du bout des doigts. Aussi, la seule chose qui vaille, la grande question qui importe, c'est comment allons-nous répondre à cet appel à l'aide ? C'est ici et maintenant que chacun va révéler son vrai visage.
_ Hein !? Fronça l'experte en couteau, un peu perdue.
_ C'est facile de tenir de beaux discours dans le confort d'un salon ou autour d'une table entre amis, s'enflamma le Prêtre Mais ce qui compte, en définitive, ce sont nos actes, pas nos paroles. Une âme malheureuse a besoin d'aide et se tient devant nous. C'est maintenant que votre conception du monde est mise à l'épreuve, Claudia ! Qu'allez-vous défendre ? Un monde d'hypocrites où chacun se tourne le dos et ignore superbement les problèmes des autres ? Ou bien un monde où les gens s'unissent pour lutter contre la vilenie et bâtir ensemble un avenir meilleur !?
_ Heu… Hésita la fanatique.
_ Il n'y a pas à tergiverser, il faut choisir ici et maintenant ! La bouscula derechef Judicaël.
_ C'est un ennemi, se raccrocha piteusement Claudia.
_ Si on l'aide, il deviendra notre allié.
_ C'est… c'est un mec ! Rétorqua la fanatique à court d'idées sur le vif.
_ Ah oui, je comprends, opina ostensiblement l'Inquisiteur. Quelle idiote aussi, cette Madamé, d'avoir épousé un mâle ! Non mais vous avez raison, laissons-là donc plutôt pourrir dans une geôle sordide à la merci des soldats Epistopoli, nul doute qu'elle comprendra bien la leçon, comme ça.
_ C'est pas du tout ce que je voulais dire !
_ Non, mais c'est tout à fait ce que vous avez dit. Hé, mais c'est pas votre faute, compatit le Prêtre : ils sont mariés, ils partagent forcément le même destin, maintenant… Alors quoi ? On abandonne Madamé à son sort ou on fonce la tirer de là avant que les Epistopoliens ne constatent l'échec de leur plan et ne concluent qu'elle ne leur sert plus à rien comme moyen de pression ?
_ …
_ … Alooors ?
_ Merde, c'est dégueulasse de prendre les gens par les sentiments ! Grommela hargneusement Claudia. … Très bien, j'en suis.
_ Super ! S'enthousiasma Judicaël. Je savais que je pouvais compter sur vous.
_ Tsss… Dire qu'en plus, il m'avait bien prévenue que je regretterai de vouloir en savoir plus… »

Claudia poussa un long soupir blasé. Elle songea un instant à arguer que s'aventurer dans la Brume de nuit était une mauvaise idée, mais ce taré d'Inquisiteur allait sûrement lui rétorquer qu'on n'y verrait pas mieux en plein jour et qu'on y courait autant de risque de tomber sur des sales trucs comme l'avait montré la journée précédente. Ou bien que le devoir n'attendait pas et qu'il fallait voler au secours de Madamé le plus vite possible. Ou bien encore que la Brume était leur ami et qu'il fallait croire en l'âme des Cartes et le pouvoir de l'Amitié ou une connerie du même acabit…
Non, impossible de discuter avec un type pareil. Pour traiter avec lui, le plus simple devait être encore de lui casser la mâchoire et de l'assommer pour le compte. Sauf que sous ses airs nonchalants et baba cool, il avait l'air de rudement bien se défendre avec sa pelle, ça ne serait pas aussi simple…

Et puis la petite voix de la raison murmurait à l'esprit de la fanatique que l'argument du Prêtre avait fait mouche : tout ça, ça n'était effectivement que du détail. Non, bien évidemment que non, jamais elle ne laisserait une de ses sœurs prisonnières aux mains d'haïssables mâles. Elle devait aller la tirer de là, c'était son devoir et son sacerdoce.
N'empêche qu'elle avait l'impression de se faire manipuler en beauté, ce qui n'améliorait pas son humeur massacrante.
Humpf, Epistopoli ferait mieux de ne pas se mettre en travers de son chemin !

« Bien, puisque la situation est claire, allons-y ! S'exclama joyeusement Judicaël.
_ Gnoussah ? »

Prêtre et experte en couteau se retournèrent d'un bloc, pour apercevoir l'immense bâillement et les yeux encore gonflé de sommeil d'une Oboro qui émergeait tant bien que mal d'un réveil beaucoup trop prématuré à son goût. Suivait silencieusement Ryosuke, aussi frais, alerte et renfrogné qu'à son habitude.

L'inquisiteur plissa des yeux pour mieux voir tout en rajustant ses lunettes – après tout, ce n'était pas parce qu'elles étaient fausses qu'il devait se priver des mimiques associées. Après une demi-seconde  d'hésitation, il se pencha vers sa consœur.

« Vous en pensez quoi ? Réel ou hallucination collective ?
_ Crétin !
_ Ok, réel, donc. Vous avez pris votre temps, dites donc, lança Judicaël à l'intention du moine.
_ Maintenant, nous sommes là. » Rétorqua laconiquement Ryosuke en haussant les épaules. Oh, pas physiquement, bien sûr, mais il était on ne peut plus palpable dans sa voix pour le Prêtre.

Le moine n'avait pas l'intention de s'étendre sur les propres difficultés qu'il avait rencontrées. Oboro avait le sommeil plus lourd que prévu et la réveiller sans réveiller autrui avait posé son lot de complications absurdes. Mais Ryo était comme ça : la conscienciosité faite homme. On lui avait demandé de réveiller la portebrume, il estimait préférable que le reste de l'escadron ait son content de sommeil – tout le monde n'avait pas à pâtir des idées rocambolesques de l'Inquisiteur – il avait donc œuvré pour allier à la perfection ces deux contraintes, peu importe les péripéties engendrées et le retard accumulé.

« Keskiss'passe ? Demanda Oboro en étouffant un nouveau bâillement.
_ Nous partons sauver Madamé ! Annonça joyeusement Judicaël.
_ Gné ? Grogna la transfuge d'Epistopoli en hypotension.
_ L'épouse de monsieur l'écureuil.
_ …
_ Madame Hippopotame ?
_ Ma femme n'est pas… Oh, et puis zut.
_ On va délivrer Hippopodame ? S'éclaira Oboro. Il fallait le dire tout de suite !
_ J'espérais vaguement que Ryosuke vous ait mise au parfum, concéda l'Inquisiteur.
_ C'est sûr, c'est bien son genre de taper la discut', le chambra direct la jeune femme.
_ …, se tut l'intéressé, manière de dire qu'il se fichait des babillages inutiles et ne changerait pas ses habitudes.
_ Heu… par contre, je ne vois pas le reste de l'escouade, s'inquiéta Oboro. Vous voulez que j'aille les réveiller ? Je peux prendre un seau d'eau ?
_ Pas d'escouade, on y va en petit comité.
_ Ah. Combien ?
_ Hé bien, juste nous.
_ … Vous vous foutez de ma gueule ?
_ Heu… Non.
_ J ! »

Les protestations grossières et véhémentes d'Oboro n'eurent pas le temps de jaillir de sa gorge : à  peine eût-elle pris une grande inspiration en préambule de sa gueulante que Claudia, vive comme l'éclair, lui avait plaqué une main sur la bouche tout en lui faisant signe de l'autre de rester silencieux, le tout accompagné d'une fusillade en règle de ses gros yeux pour bien lui faire comprendre qu'il y avait un temps pour les conneries et un temps pour l'efficacité.

« MRGHNGNHHHMRGNGMMMH !! Explosa tout de même la Portebrume.
_ C'est l'idée la plus stupide qu'elle n'ait jamais entendu, traduisit Ryosuke.
_ Vous comprenez ce qu'elle dit ? S'étonna Claudia.
_ Vous pensez que j'invente n'importe quoi pour rajouter un quiproquo ?
_ C'est le manque de sommeil qui vous rend désagréable ou vous êtes naturellement un gros con ?
_ MNGMMMNGNHHHMRRGHMRGH !!
_ Puisque nous ne disposons que d'équipements vétustes et obsolètes, nous ne devrions pas renoncer à l'avantage numérique, poursuivit le moine.
_ MMRRGHMMNGMRGNGNHHHMH !!
_ Là, elle signale avoir une opinion franchement déplorable nous concernant tous les trois.
_ Oui, elle a sûrement tout formulé comme ça, sûr… Ok, fit Judicaël, voilà ce que je vous propose : vous arrêtez de hurler le temps que je vous explique la situation, et après, si vous n'êtes pas d'accord, là vous pourrez m'agonir d'insultes autant qu'il vous plaira ? D'accord ? »

Hochement de tête vigoureux d'Oboro. Coup d’œil hésitant de Claudia, confirmation du prêtre. L'experte en couteau haussa mentalement les épaules tout en relâchant sa consœur. Si cette andouille d'Inquisiteur voulait prendre le risque de planter sa petite balade en laissant la Portebrume rameuter tout le quartier, hé bien, au fond, ça n'était peut-être pas plus mal.

« Tout d'abord, je suis ravi que vous pensiez que ce soit une idée stupide, signala le Prêtre. Étant donné que vous êtes une ex-Epistopolienne, nul doute que nos adversaires doivent penser de même : voilà pour l'effet de surprise.
_ En pleine nuit, ils vont nous voir arriver à des kilomètres. Bonjour l'effet de surprise ! Cracha Oboro avec aigreur.
_ Ooooh, jamais entendu parler des lanternes sourdes ?
_ Kézessé ?
_ Tadaa ! Fit joyeusement Judicaël en dévoilant la bête. Je l'ai piqué à Hamza. Les spécialistes vous en parleront mieux que moi, mais c'est un type de lanterne qui permet de voir sans être vu. Pas de rayonnement en dehors du cône de lumière que nous voyons. Entre ça et la Brume, nous ne serons pas détectable… contrairement aux gros spots électriques dont Epistopoli aime s'entourer. Ils doivent sûrement avoir peur du noir.
_ D'accord, va pour l'effet de surprise, admit Oboro. Mais le timing ? Et le nombre ? Ou le pas nombre, en l'occurrence.
_ Hé bien, pour le timing, c'est une évidence : pour le moment, nos adversaires attendent le retour de leur espion, donc ils sont dans l'expectative. Dès demain matin, ils concluront à l'échec de leur stratégie et passeront à la suivante, dont nous ignorons tout. C'est donc cette nuit et cette nuit seulement que nous avons l'avantage. Quant au nombre… hé bien, je préfère réunir une petite équipe d'experts pour cette mission d'infiltration. Je ne veux pas me vanter mais je me débrouille assez bien dans ce domaine. De même pour Claudia. Et Ryosuke nous sera bien utile avec sa capacité à se désincarner. Et puis il y a vous…
_ Moi ?
_ Vous avez déjà construit des zeppelins…
_ Non, non, j'ai travaillé dans un chantier pour zeppelins, c'st pas pareil du tout, hein…
_ … vous saurez donc comment nous guider jusqu'à Madamé, mais aussi comment neutraliser cette menace, conclut Judicaël.
_ Neutraliser… le zeppelin ? Percuta la portebrume.
_ Hé bien, nous serons à l'endroit idéal, ce serait dommage de s'en priver, non ? Fit joyeusement remarquer l'Inquisiteur. Et je pense que ce sera plus facile d'en disposer sur place plutôt que lorsqu'ils nous pilonneront depuis les airs quand nous nous serons retranchés dans la basilique.
_ Ben oui, m'enfin… ch'ais pas comment… 'fin j'ai pas d'idées précises de…
_ Mais ne vous inquiétez pas, soupira Judicaël, je n'ai pas non plus l'intention de vous forcer la main. Si vous ne souhaitez pas venir, on saura se débrouiller d'une façon ou d'une autre.
_ Hé, et pourquoi elle, elle a le choix ?
_ Parce qu'elle, elle n'est pas une psychopathe.
_ J'vais te buter !
_ Ah, vous voyez !
_ J'ai vraiiiiiiment le choix ? S'enquit Oboro d'un air suspicieux.
_ Ah ben bonjour la confiance… Totalement, admit Judicaël. Je rechigne à vous séparer de votre mère et, puisqu'elle va prendre le commandement en mon absence, vous…
_ Vous avez refilé le commandement à ma mère !? N'en revint pas la portebrume.
_ Oui, j'en ai discuté avec Sensoph et Hamza, elle a de fortes prédispositions en la matière, alors on se doit de lui donner de l'expérience le plus vite possibl…
_ Je viens !! Clama haut et fort Oboro.
_ Heu… Vous êtes sûre ?
_ Oui, oui, sauvetage d'hippo, sabotage de zeppelin, tout ça, tout ça. Totalement dans mes cordes, hein. Vous avez besoin de moi, clair. 'Vais pas me défiler. Je peux venir ? Siouplé ?
_ Mais bien entendu, je suis ravi que vous nous accompagniez, fit Judicaël. Et puis, pas d'inquiétude, ça ne sera pas si dangereux que ça : la preuve, Ryosuke a accepté de nous accompagner. Et il s'était carapaté se cacher-désincarner pendant l'épisode de l'Hippo, hein...
_ Hein ? S'inquiéta l'intéressé dans un froncement de sourcil. Ah non, non, j'ai dit que je vous accompagnais mais simplement sous forme désincarnée, nia aussitôt le moine. Je ne…
_ Tatata ! L'interrompit immédiatement Oboro. Te suivre en mode fantôme, on a déjà essayé et c'était une idée de merde, on ne recommence pas ça !
_ Mais…
_ En plus, on sera pas assez nombreux, on aura besoin de toutes les paires de bras possibles, poursuivit implacablement la portebrume. D'autant que… »

Judicaël assista avec satisfaction au spectacle d'Oboro poursuivant implacablement son déroulé, forçant littéralement le moine à les accompagner sans qu'il n'arrive à s'y soustraire. L'Inquisiteur n'avait pas prévu ça, mais c'était pour le mieux : comme ça, ce n'était pas à lui de s'en charger.

« Saboter le zeppelin, fit une voix froide et tranchante à ses côtés.
_ Oui. Nous ne sommes pas équipés pour un combat aérien.
_ Et pourquoi vous le lui avez dit ça à elle ? S'enquit d'une voix menaçante Claudia.
_ Vous êtes jalouse ? Tenta d'éluder Judicaël.
_ Oui. Répondez à la question.
_ Avec les gens passionnés, on utilise les argumentes émotionnels. Et pour les gens raisonnables, les arguments rationnels, expliqua calmement le Prêtre.
_ Vous êtes en train de dire que je ne suis pas rationnelle !? Gronda l'experte en couteaux.
_ Nous nous définissons tous les deux par le fait d'avoir choisi de croire en quelque chose qu'on ne pourra jamais prouver, rappela Judicaël. Je ne crois pas qu'on puisse nous qualifier de "rationnels".
_ Et certains moins que d'autres, même.
_ Roooh, vous dénigrez pas comme ça, j'ai croisé des gens pire que vous, vous savez ?
_ Laissez-moi devinez : tous les matins devant une glace ? Puisqu'on parle de rationnel : pourquoi avoir refilé le commandement à la seule civile du groupe ?
_ Pour la même raison que j'ai manœuvré pour qu'Oboro nous accompagne.
_ 'faut que je taillade pour avoir une explication de texte ?
_ Psychopathe. Un Inquisiteur ou même un simple prêtre un peu tatillon pourrait tiquer du manque de ferveur de nos deux amies. De fil en aiguille, il pourrait penser leur conversion factice et leur migration de confort, uniquement pour bénéficier de l'expertise d'Aramila en portebrume pour aider au mieux Oboro. Et vous n'êtes pas sans savoir que le Concile n'est pas tendre avec les mécréants de ce genre. Ceci dit, si dès leur première mission, toutes les deux s'impliquent activement et au mépris du danger – contre leurs anciens coreligionnaires qui plus est ! – plus aucun cerbère ne pourra leur aboyer dessus et elles devraient être tranquille un moment.
_ Sérieux ? Et vous, ça ne vous dérange pas qu'elles n'aient pas la Foi ?
_ Ça viendra. On convertit mieux les gens par l'exemple que par la contrainte.
_ Vous êtes vraiment un Inquisiteur Orthodoxe ?
_ Ben, y'avait pas de cursus Paladin à l'Université…
_ Mais alors du coup, le sabotage du zeppelin, c'est juste une excuse ?
_ Ah non, non, ça, ça fait partie du plan. 'fin, pas le même, hein. En tout cas, pas tout à fait.
_ Mais la libération de Madamé…
_ Même chose. 'fin, encore un autre plan. Mais y'a des recouvrements, forcément…
_ Attendez, mais vous jouez sur combien de tableaux à la fois, en fait ??
_ Mmmh… Quatorze. … On parle bien uniquement de ceux liés à cette mission, hein ?
_ Vous êtes un fou furieux.
_ Foutaise, je ne suis pas furieux…
_ Voilà, c'est bon ! On est prêt ! » Signala joyeusement Oboro.

Effectivement, la mine renfrognée du moine semblait indiquer qu'il s'était fait une raison et allait les accompagner. Les arguments de la Portebrume avait visiblement fait mouche. Ça et le fait qu'elle lui enserrait fermement le poignet et était prête à le tracter de force derrière elle sur tout le chemin s'il n'était pas d'accord.
Qu'importe : à cheval donné, on ne regarde pas les dents. Le résultat était là et c'était tout ce qui comptait.
Restait juste un dernier détail à régler.

« Donc… On y va ? S'enquit prudemment l'Inquisiteur.
_ Non, restons plutôt planté devant l'entrée tous ensemble jusqu'au petit matin, c'est nettement plus trépidant, grommela une Claudia qui commençait à en avoir franchement marre d'attendre sans rien faire.
_ Vous savez, j'ai dit que ce ne serait pas si dangereux, mais ça le sera quand même un peu, louvoya Judicaël.
_ Et donc… ? Fit Oboro en levant un sourcil interrogateur.
_ Donc il est probablement préférable d'annuler cette désastreuse idée, proposa innocemment Ryosuke.
_ Mmoui, mais je pensais plutôt à emmener en plus un… un… un médecin, lâcha le Prêtre.
_ Un médecin ? Répéta Oboro.
_ Non mais je dis ça pour vous, hein… Moi, j'ai pas l'intention de le laisser me toucher, vous pouvez me croire.
_ Mais on a pas de médecin, pointa la Portebrume.
_ Si, mais c'est pas le problème, balaya Claudia. Vous vous foutez de notre gueule, là ?
_ Heu… non, assura Judicaël.
_ Comment ça, on a un médecin ? Insista Oboro.
_ Kalem, lâcha l'experte en couteau.
_ C… Ce type a une vraie utilité ??
_ Avouez que ça serait un ajout fort pratique dans notre petite équipe, signala l'Inquisiteur.
_ Non, rétorqua derechef Claudia. Non, non, non et non, oubliez ça, c'est mort.
_ Je suis sûr que ça rassurerait Ryosuke.
_ …, ne répondit pas l'intéressé même s'il n'en pensait pas moins au demeurant.
_ Il faut qu'on progresse vite, il est court-pattu. Il faut qu'on soit discret, il râle non-stop et se fait entendre à dix kilomètres à la ronde, énuméra l'experte en couteau.
_ Justement, c'est rigol… 'fin, j'veux dire… certes, mais il dispose de compétences fort utiles qui…
_ C'est un nain, compris ?!
_ Oui mais c'est surtout un nain capable !
_ C'est n'importe quoi, cette discussion. Je pense pareil que Claudia, intervint Oboro. Pas besoin de lui pour une frappe éclaire !
_ Mais Ryosuke ne partage sûrement pas cet avis, suggéra un Judicaël plein d'espoir en se tournant vers l'intéressé.
_ …, rétorqua illico le moine d'un regard aussi placide qu'éloquent.
_ Ouais, bon, d'accord, espérer un soutien enflammé, c'était un peu une gageure, pour le coup… Sérieusement, il n'y a que moi qui… qui… Bon, bon, très bien, on fera sans. » Capitula Judicaël.

L'Inquisiteur arbora une moue boudeuse. Il ne s'était pas attendu à ce que les choses tournent ainsi. Il avait espéré que ce soit Claudia qui insiste pour emmener son comparse avec eux par amitié ou sinon que Ryosuke évoque cette possibilité par prudence. Il y avait même une probabilité non nulle que ce soit Oboro qui y pense pour mitiger les conséquences de son côté casse-cou.
Mais non, raté. Et étant donné son aversion pour les médecins, ce n'était pas lui qui risquait de les convaincre proprement de la nécessité d'en embarquer un.
Et maintenant, sans le nabot, il lui fallait élaguer un bon tiers des branches de son arbre de possibilités… Trop dommage.

Finalement, un sourire satisfait revint jouer sur les lèvres de Judicaël. Après tout, trois sur quatre, c'était déjà un excellent résultat. Il n'était pas un être divin et la perfection n'était pas son lot. Leurs chances de succès restaient infiniment plus élevés maintenant que s'il avait dû tenter le coup en solo ou en binôme.

C'est donc en confiance que le Prêtre suivit ses compagnons tandis qu'ils s'enfonçaient dans la brume en direction du camp d'Epistopoli.
Sam 13 Jan - 21:59
En bonne epistopolitaine nourrie au grain (certes bourré d’engrais ainsi que de résidus chimiques trop agressifs pour sa conservation), Oboro avait naturellement bénéficié d’un certain confort au cours de sa vie. Dont notamment, le fait d’habiter dans une métropole illuminée à toute heure, de jour comme de nuit, par un éclairage public digne de ce nom et alimenté par une énergie du futur, foisonnante et maîtrisée : l’électricité.

A Aramila, elle avait découvert que les dinosaures utilisaient plutôt des lampes à huile disséminées aux carrefours les plus usités, en quantité largement insuffisante pour couvrir l’intégralité de la ville, et que celles-ci étaient susceptibles de s’embraser d’elles-mêmes dans leurs plus mauvais jours - occasionnant, rarement, des débuts d’incendies heureusement vite maîtrisés. A certains endroits, on s’en tenait au bon vouloir des habitants, qui laissaient un cierge ou une loupiote devant leur porte, au rebord d’une fenêtre, le long d’une allée... mais cela finissait par coûter à ces volontaires, et pour la quantité d’incidents qui pouvaient arriver, la majorité des aramilans ne s’y hasardaient pas.

On lui avait aussi montré qu’en cas de défaillance, une lampe pouvait passer de nombreux jours en rade sans que personne n’en soit surpris, malgré le mécontentement. De sorte qu’il existait encore une poche résiduelle de “porteurs de flambeaux” oeuvrant dans la cité, dont la fonction était tout simplement d’accompagner les gens dans le noir, contre paiement.

Du peu qu’elle avait vu de la campagne environnante, les dispositions y étaient encore plus misérables, au point de virer à “juste rien du tout” dans de nombreuses bourgades. Par miracle, la criminalité ridiculement basse du pays des pieux lui épargnait de devenir un gigantesque coupe gorge après le crépuscule.

Contrairement aux trois autres qui avaient grandi là, tout ça, pour elle, ça restait très bizarre.

Alors, se retrouver perdue au milieu du néant, à errer dans la brume en plein coeur de la nuit,sans le moindre repère spatial ou temporel auquel se raccrocher, c’était un désespoir sans nom qui puait totalement la mort. Ici, la lune et les étoiles étaient indiscernables, trop faibles pour percer la purée de pois ambiante qui prenait l’aspect de volutes de fumée fluorescente. Des volutes tantôt rougeoyantes, tantôt jaunâtres qui s’animaient dans une succession de soubresauts lugubres à la lumière des deux lanternes du groupe.

Sans ces lanternes, zéro lumière. Et sans lumière, fini, ils étaient morts.

Trois fois, elle avait demandé d’une voix suppliante à ce qu’ils rebroussent chemin, pour se faire à chaque fois rembarrer par l’optimisme dégoulinant d’abrutisserie de Judicaël le convaincu, et la confiance absolument indésarçonnable de Claudia, sans peur, sans faille, et bien assez compétente - redoutablement compétente, en fait - pour se comporter telle quelle.

Trois fois, Oboro avait capitulé, pour la simple et bonne raison qu’elle était beaucoup trop désemparée pour pouvoir s’énerver ou formuler la moindre résistance. Ca demandait de l’énergie, et elle en était vide.

Mais ça allait de mieux en mieux, le temps aidant, elle commençait à reprendre des couleurs. Il y avait déjà eu quelques fois dans la vie où la grande brune s’était dit que ça y est, elle allait clamser sur un élan de connerie. Surtout ces derniers temps. Surtout ces derniers jours. Mais ce sentiment s’estompait petit à petit au fil de leur avancée.

En bonne partie parce que, putain de bordel de merde tirée du fion des douze, Claudia était vraiment la machine de guerre la mieux foutue du continent, il y avait pas à dire. Oboro avait déjà pu admirer les compétences de son aînée au cours des derniers jours, mais n’en déplaise aux gros cerveaux d’opale et d’episto’, ils avaient beau passer leur vie à se branler la nouille et les neurones dans des académies ronflantes gorgées de grosses tech’ et de subventions, Soeur Amugenze pouvait tout faire tout mieux plus proprement que les jouets militaires qu’ils tricotaient sous formes de croquis et d’algorithmes.

S’orienter dans la mélasse malgré le fait que leur boussole danse le disco, et sans le moindre repère pour s’appuyer? Bien sûr. Faire peur aux saloperies difformes qui rodaient dans la nuit et guettaient les quatre snacks itinérants qui s’y promenaient? Comme une lionne face à des hyènes, et même une meute de lionnes à elle toute seule! Percer un deuxième fion entre les yeux à tout ce qui osait les approcher malgré le dernier point? Naturellement, avec une efficacité mortelle et tellement sobre que c’en semblait facile. Tenir en laisse la curiosité et l’enthousiasme suicidaires de leur meneur, Judicaël, tout en se foutant ouvertement de sa gueule sans être ni vexante ni offensante à ce sujet? Carrément que oui, c’était même drôle à voir. Elle alignait les blagues pour dégonfler l’ambiance, et en ce qui concernait la seule personne réceptive à l’humour parmi son auditoire, c’était vraiment le bienvenu.

Claudia les guidait, Claudia la rassurait, Claudia soulageait régulièrement Ryosuke quand ce dernier avait trop de peine à suivre le groupe, Claudia était la meilleure chose qui existait actuellement en ce bas monde, et certainement la seule ligne de vie tangible à laquelle les trois autres pouvaient se raccrocher en cet instant.

Quelqu’un qui savait faire, putain.

Bien sûr, ce discours pas du tout orienté ne représentait que le point de vue d’Oboro, qui se confondait en compliments assénés secs et sincèrement à chaque fois que l’autre l’époustouflait. Elle en avait déjà eu l’occasion avant, mais maintenant qu’ils étaient en petit groupe et plongés dans la merde, ses élans de gratitude et d’admiration en devenaient plus prégnants.

Pour sa part, sans en piper grand mot, Ryosuke était très certainement de cet avis, lui aussi. Le fait que leur excursion était suprêmement idiote et que sans Soeur Amugenze, ils seraient déjà morts trois fois chacun dans l’heure passée. Et possiblement plus que ça, même, vu que les morts du coin avaient tendance à être réanimés par la brume… pour mourir à nouveau, vu leur état de faiblesse et d’abrutissement prononcés.

Il n’y avait que Judicaël pour rester de marbre face aux tours de force et aux ressources multiples de la prêtresse aramillane. Ca n’était pas qu’il ne les voyait pas, ni qu’il n’estimait pas Claudia à sa juste valeur. Si elle était là, c’est parce qu’il l’avait recrutée, après tout. C’était juste que pour lui, les aptitudes de Claudia et les dangers dont elle triomphait n’étaient que des détails, des apostrophes de points de virgules dans le flot insaisissable de ses pensées et de ses plans. Il regardait plus loin que ça.

Et puis aussi, à sa décharge, lui et sa pelle pouvaient revendiquer un quart du tableau de chasse de sa consoeur. Mais ce qu’on retenait surtout de lui, c’était qu’il prenait le temps de contempler tout ce qui l’approchait. Il avait même tenté de converser avec un genre de goule faite de trois cadavres entrelacés, à l’apparence vaguement bipède (à quelques excroissances près), qui rampa sur leur chemin au détour d’un virage. Mais la chose, aussi horrible que misérable et complètement inadaptée à quoi que ce soit vu la difformité de ses proportions, était trop lourde et trop pataude pour pouvoir faire autre chose que de se traîner laborieusement au sol. Aux tentatives d’interaction de Judicaël, on comprit vite que l’intelligence de la créature était aussi estropiée que son corps : il n’y avait rien, là dedans. Alors, les quatre se contentèrent de la contourner sans perdre plus de temps.

Dans le groupe, Oboro suivait Claudia de très près en se méfiant de tout, en se vidant de son âme au moindre bruissement un peu trop vif. L’autre veillait à ce que la halo de sa lanterne permette aux deux de voir où elles posaient les pieds, et elles avançaient bien.

Derrière, c’était plus laborieux. La faute se partageait entre Ryosuke, vraiment pas au niveau pour une marche soutenue dans ce contexte mais décidé à prendre son temps pour préserver ses forces, et Judicaël, probablement moins habitué à naviguer de la sorte, et certainement plus distrait par tout ce qui l’entourait. Le jeune inquisiteur levait spontanément sa lanterne pour éclairer tel arbre, tel oiseau, telle flaque d’eau qui attirait son attention. Ce qui arrivait beaucoup, beaucoup trop souvent. Mais à vrai dire, rarement de manière injustifiée. L’arbre en question avait une forme qui évoquait irrésistiblement une jeune adulte aux traits terrorisés qu’on aurait momifié sous l’écorce, et d’innombrables insectes grouillaient sous sa surface. L’oiseau avait distinctement articulé “Victoria” à six reprises, tous l’avaient distingué. La flaque luisait d’un éclat turquoise à mi-chemin entre l’eau d’une plage paradisiaque et les éclats électriques de la brume, ou plus précisément de sa forme quasi-apprivoisée, le myste. Sauf qu’elle bullait abondamment comme s’il s’agissait d’un geyser qui n’allait pas tarder à cracher de l’eau.

Autant de bonnes raisons de détourner le faisceau des pieds de Ryosuke et rendre sa progression encore plus laborieuse. Parfaitement conscient de sa condition pas beaucoup plus avantageuse que celle de Kalem, il allait à son rythme pour ne pas se mettre à mal. Et tant pis pour les autres : ils le savaient, ils l’avaient vu ces derniers jours, ça n’avait rien de nouveau. Mais vu le contexte, personne ne le blâma.

Sauf qu’en plus de ça, les trois autres s’étaient vite rendus compte que ce con était tellement silencieux qu’il mettait beaucoup de temps avant de se manifester, quand il traînait derrière - et parfois loin, putain. Comme on ne pouvait pas compter sur son binôme pour le surveiller en permanence, Claudia se sentait d’autant plus sollicitée dans son rôle de chaperonne tout terrain. Mais elle donnait du sien pour assurer la marche.

A un moment, dans un élan de sociabilité dont il avait le secret, Ryosuke avait tenté de régler le problème en demandant à tenir la lanterne qu’il partageait avec Judicaël. Ce que l’autre avait catégoriquement refusé, sans accepter de se justifier, mais avec une véhémence un tantinet… puérile, aussi bizarre que ça puisse paraître. Tellement bizarre que personne ne mis exactement ce mot sur la situation. On parlait d’un inquisiteur. Un Inquisiteur de l’Ordre Réformé des Chevaliers Orthodoxes du Griffon Pourpre, quoi. Et pourtant, même si personne ne le releva, son attitude était la même que celle d’un enfant en bas âge qui refusait de lâcher son doudou. Quelque chose dans l’objet, peut-être son odeur de vieille breloque, le contact de l’acier élimé ou le simple fait que ce soit sa seule source de lumière, réconfortante à sa manière, avaient éveillé les obsessions démentes du grand dadais au manteau pourpre. Même s’il n’en avait pas encore conscience, il ferait tout son possible pour ne pas la rendre à Hamza, cette lanterne. Il s’y était attaché et ne voudrait pas s’en séparer. Alors, la confier à Ryo, jamais de la vie. Il pourrait l'abîmer. Ou la perdre. Ou la garder pour lui. Et il n’en prendrait pas soin. Ca, Judicaël le sentait bien à la manière dont la poignée de la lampe lui léchait la paume maintenant que le métal avait pris sa chaleur, elle ne serait pas heureuse en possession de quelqu’un d’autre que lui. Elle aussi, elle l’aimait bien, en fait. Elle l’aidait même à réfléchir, en ne cessant de l’encourager et de prendre soin de lui.

Mais ça, il n’en dit rien du tout. Il ne voulait pas que les autres le regardent fixement, comme s’il était bizarre à penser de la sorte. Il ne voulait pas les entendre rire et se moquer de lui et de son empathie. Il ne voulait pas non plus qu’ils le considèrent étrangement et commencent à avoir d’autres idées. Des idées dangereuses. Et ça, il ne risquerait pas que…

-Et qu’est-ce qui nous dit qu’il va pas nous amener exprès sur une saloperie carnivore?, répéta Oboro pour la cinquantième fois.

Elle faisait référence à leur ami l’hippopotame, sous forme de corbeau en l'occurrence, qui les guidait avec une assurance injustifiable au milieu de la brume. Lui même était incapable de l’expliquer, mais précisait que c’était instinctif, aussi sûrement que les pigeons voyageurs, les oiseaux migrateurs, ou encore les saumons savaient où se diriger une fois le moment venu.

-Je lui fais confiance, sourit Judicaël avec sa bonhomie habituelle.
-Wooouuuuuh. Ca me rappelle quand on a choisi une direction au pif au milieu du néant, ça.
-Et ça a marché!
-Coup de chance sorti de mon cul. T’as dépassé ton quota de veine pour le mois à venir, le coup de gnagnagna la foi ça marche pas deux fois.
-Ca n’est pas la même foi, objecta Claudia, amusée.
-De quoi?
-La foi, la deuxième fois.

Claudia ne s’inquiétait pas le moins du monde. Elle avait vu les plans, joué de sa boussole (avant qu’elle ne déraille), et se visualisait globalement dans le chemin qu’ils empruntaient. Un exploit, vu comment ils taillaient à travers bois et broussailles en dehors de tout sentier. Mais naturel pour elle, et pas vraiment quelque chose dont elle se gargarisait. Chacun sa place, chacun son rôle, et chacun ses talents, tout simplement.

-Ouais bah moi j’ai les foies, ronchonna la grande brune en levant les yeux au ciel malgré un mince sourire.
-En plus il fait un foie de canard.
-Ha. Ha.
-Moi j’aime bien, commenta l’inquisiteur. Mais c’est vrai qu’il fait de plus en plus froid.
-De plus en plus foie, corrigea leur meneuse.
-Mmmh.
-Beeuah, j’vais pas dire que c’est confort, mais de là à dire qu’on se les caille, q’même pas. Judicaël, grand dadais, gros cerveau, grosses lunettes, ‘tite nature.
-J’ai cru que tu allais dire petite b…
-Wooooh meuf, on se calme, quand même pas.

-Vous dîtes quoi?, s’enquit le concerné.
-Qu’ça m’surprend qu’un grand Inquisiteur doive se couvrir autant pour une petite brise, c’tout.

Un commentaire qu’elle n’aurait jamais adressé à Claudia, malgré le fait qu’elle aussi ait rajouté une surcouche de laine pour se maintenir au chaud. En ce qui concernait Oboro, le simple fait de marcher lui suffisait à se sentir bien, au point d’avoir retroussé les manches de sa chemise. De même pour Ryosuke, aussi frêle qu’il soit. Mais le pauvre devrait transpirer à mort, un coup à tomber malade s’il ne faisait pas gaffe.

-Il neige, commenta simplement le petit moine.
-…?

Il ne plaisantait pas. Un flocon de neige, qui s’était déposé sur l’une des épaulettes de l’inquisiteur de Hautedune. Une autre, que Ryosuke chassa de son nez. Et beaucoup plus, en proportion croissante, qui commençaient à partager l’espace avec la brume pour renforcer l’effet de purée de pois ambiante.

-Rhaaaaa, putain de brume de merde, râla l’autre à haute voix, on avait besoin de ça. On est dans des pentes avec des branches partout et ça va bientôt glisser, wouhouuuu! Va te faire foutre bien profond et…

Le truc étrange, c’est qu’il ne faisait pas si froid que ça. Dix, douze degrés peut-être, ou huit de plus au ressenti des deux portebrumes, soit rien qui ne justifie la présence de flocons. Mais en dehors des frontières du monde normal, ils n’en étaient pas à ça près.

-Allez, ça pourrait être pire, s’exclama gaiement Judicäel. J’ai déjà lu des rapports d’expéditions qui s’étaient retrouvés coincées sous des blizzards et avaient dû attendre des jours avant de…
-Woooh woooh wooooh ta gueule!, clama Oboro. C’est quand on dit des merdes comme ça qu’elles décident d’arriver, alors tente pas le destin.
-Ah, vrai que la brume pourrait m’entendre, correct. Alors, on va faire autrement. C’est très bien comme ça, continue!, clama-t-il en regardant le ciel.
-Nan mais t’complètement con l’encourage pas non plus!, se décomposa l’autre.

Et en effet, comme en réponse à l’inquisiteur, la neige s’intensifia encore. Sans que personne ne ressente une chute de température par rapport à avant. Même au contact, la neige était fraîche, mais pas… glaciale, comme elle aurait dû l’être.

-’Kay j’y comprends plus rien.
-C’est la foire, renchérit Claudia. Mais Jud’ a raison, ça pourrait être pire. Pas de raison de rebrousser chemin. On y sera bientôt. Ca sera peut être plus difficile… mais ça sera peut être à notre avantage, en fait.
Mar 19 Nov - 10:30
Le camp d’Epistopolis jurait avec la brume environnante. Les spots lumineux qui en dessinaient le contour, étonnamment régulier pour son caractère nomade, faisaient presque office de phare. Quand bien même il eût été moins illuminé, les balises anti-brume l’auraient rendus tout aussi visible étant donné l’intense brouillard neigeux qui s’agglutinait tout autour. Le campement était une trouée vide dans un smog blanchâtre. Arrimé au sol par tout un tas de cordages circulaires, le zeppelin, en vol stationnaire, semblait en proie à un sommeil agité. Les bruits de moteurs singeaient son ronflement et le balancement imprévisible du ballon en dessinait la respiration incertaine. À celà s’ajoutaient quelques grincements de poulies, gémissements d’enfant en proie à un cauchemar. La brume ne permettait guère au Zeppelin de dormir sereinement.

L’équipe d’une trentaine de péquins s’était étoffée avec l’arrivée du dirigeable et comportait désormais sans doute une dizaine de soldats Epistopoliens supplémentaires. De ce nombre, une demi-douzaine faisait régulièrement des rondes pour vérifier à la fois le bon maintien des dispositifs anti-brume et éviter l’irruption possible, bien que fortement improbable, d’intrus au sein du campement.

Après leur déconvenue face à la petite équipe Aramilane venue récupérer la relique et l’épisode fantomatique qui s’en était suivi, le groupe Epistopolien avait rappelé l’engin volant, constitué un camp organisé et fait un point sur les possibilités qui leur restaient. Le métamorphe avait paru immédiatement la solution la plus discrète, leur permettant possiblement de ne pas alerter leurs supérieurs que la relique qu’ils avaient clamé acquise en grande envolées lyriques et radiophoniques, n’était plus en leur possession.

La tente qui avait été endommagée par la fusée adverse - parce qu’ils étaient bien incapables de décrire le phénomène Oboresque autrement - avait été remplacée et de la lumière s’en échappait encore, quand la plupart des abris de toile étaient bel et bien éteints, laissant leurs occupants se reposer de ces éreintantes journées dans la brume. Mais l’adjudant-chef était bien trop préoccupé par les résultats de l’opération Ecureuil pour pouvoir fermer l'œil. Aussi avait-il convoqué sa captive, désormais assise en tailleur au centre de la petite pièce, l’air farouchement somnolent et révolté.

« Je sais bien que vous n’êtes pas presciente, mais vous n’êtes pas d’accord avec mon hypo…
-Mon mari n’est pas un hippopotame…
-Ce n’est pas ce que je voulais dire, je parlais de mes conjectures. Vous qui le connaissez bien, vous ne pensez pas qu’il puisse croi…
-Il ne croasse pas non plus !
-Qu’il puisse penser que quoi qu’il fasse, échec ou réussite, nous nous débarrasserons de vous ? Finit par conclure le militaire.
-C’est le cas ? Elle haussa un sourcil inquiet.
-Bien évidemment que non, nous ne sommes pas des monstres…
-Sachez que lui non plus, il est simplement différent. Vous croyez que ça a été simple de l’apprivoiser ?
-Quelle version ? L’écureuil, le corbeau ou l’hippo ? Ironisa l’adjudant-chef.
-L’homme ! C’est un homme ! Dont l’épure… l’oeil ! Le corps… Beau !
-Et la peau potable ?
-Pardon ?
-Excusez-moi, la paronomase était tentante, mais continuez, vous disiez… Le corbeau ?
-MAIS VOUS VOUS FOUTEZ DE MA GUEULE !
-Nooooon… Bon, votre divinité, elle vous est fidèle à cent pour cent ?
-Il me trompe ? Elle redevint sérieuse et paniquée.
-Ce n’est pas ce que j’ai dit… Il pourrait remuer ciel et terre pour vous sauver ?
-...
-Vous pensez qu’il n’en a rien à carrer de vous quoi…
-Ce n’est pas ça, c’est juste qu’il… Elle s’interrompit, gênée.
-Dites le moi, je promets que ce ne sera ni répété, ni déformé, ni amplifié.
-Il est nul, pleutre, couard, maladroit, idiot, gaffeur, bêta, distrait et très prudent. À part ça, il est parfait. Je l’aime.
-Comment diable, avec toutes ces qualités, vous en êtes venus à pique-niquer en plein milieu de la brume ? Parce que quand on est tombés sur vous en train de casser la croûte à dos d’hippopotame, on s’est pas doutés une minute que le type pourrait difficilement nous être utile.
-Je l’ignore complètement, mais c’est peut-être lié au type qu’on avait croisé la semaine dernière, fit-elle, songeuse. Je crois bien qu’il lui avait lancé un “Si tu m’as pas remboursé très vite, l’idiot, t’as intérêt à te trouver bien loin dans la brume quand je commencerai à te poursuivre.”
-Et vous l’avez suivi ?
-Je suis amoureuse.
-Vous partagez d’autres de ses qualités, non ?
-S’il rate sa mission, vous lui pardonnerez ? Vous nous laisserez partir ? On n’en vaut pas tellement la peine… »

***

Judicaël menait le petit groupe qui s’était fortement rassemblé en raison des torrents de neige qui coulaient en permanence depuis un ciel désormais invisible. Avec l’aide de sa pelle et de sa foi, il creusait un sillon pour parvenir à avancer. L’écureuil s’était ratatiné sur son épaule et plissait ses deux tout petits yeux pour éviter que rentrent des flocons. Juste derrière, Oboro restait au contact, ne comptant plus ni sur ses yeux, ni sur ses oreilles pour savoir où aller, mais bien sur la légère tension qu’opérait sur sa main la tunique du prêtre avançant, faisant bien attention à ne surtout pas décrisper les doigts pour ne pas le perdre. Claudia peinait à sourire, ce qui n’était guère dans ses habitudes. Mais le poids du moinillon calé sur son épaule était autrement plus difficile à soutenir que celui du petit hôte rouquin qui occupait celle de son confrère de l’ordre du griffon. Les deux parasites avaient été évidés de leurs âmes, l’un par superstition envers sa couleur de poils, l’autre par son propre fait, mais cela ne changeait pas bien le poids réel de leurs corps. Fort heureusement pour tout le petit groupe, ils étaient guidés dans leur mésaventure par de fortes sources lumineuses qu’ils présumaient fortement être celles du camp Epistopolitain.

Bientôt, l’intensité neigeuse diminua et ils s’extirpèrent enfin de cette gangue pateuse et débouchèrent aux abords de leur but final. Judicaël faillit prononcer un petit discours optimiste et victorieux, mais les regards furieux de ses comparses épuisés lui intimèrent le silence. De toute façon, il était de son devoir de chef de savoir quand galvaniser les troupes, et la proximité soudaine avec des oreilles ennemies l’en dissuada également.

« Bon… Chuchota le prêtre, d’un ton tout de même beaucoup trop jovial. Il nous faut analyser nos possibilités. Je propose que nous envoyions un éclaireur afin que je puisse élaborer un plan. Qui se porte volontaire ? »

Tout le monde resta muet. Ce qui fit comprendre à Judicaël que Ryosuke se portait volontaire et il regarda la petite sphère lumineuse d’un air entendu. Entendu au moins par Claudia et Oboro qui opérèrent un mouvement identique dans la même direction. L’âme sourde et muette du moine ne put conclure qu’une seule chose sur l’échange qui venait d’avoir lieu devant ses yeux ; il s’était encore une fois fait avoir.

Oboro sortit un carnet et un stylo et nota les quelques consignes du prêtre à l’attention de l’âme errante qui fit une moue lumineuse et dubitative, chose que ne perçut pas le reste du groupe. Mais la sphère voleta et disparut bientôt de leur champ de vision. En attendant que le moine ne vienne réintégrer son corps pour faire son rapport, chacun s’affaira à faire du lieu où ils avaient atterri un point de chute confortable et discret. La neige tombant encore, mais de façon beaucoup plus éparse qu’un mètre plus tôt, ils n’étaient pas tout à fait invisibles depuis le campement. Claudia et Oboro s’ingénièrent à ériger un mur de neige tempérée, puisque la température de ces étranges précipitations ne concordait pas avec l’idée qu’on aurait pu s’en faire, ce qui fut plutôt aisé étant donné la masse neigeuse tout à côté. Judicaël modula à la hâte et de mémoire un plan miniature du campement Epistopolien dont il finit tout juste de terminer la dernière tente quand l’abri neigeux des deux femmes fut terminé. L’écureuil se chargea de rassembler quelques vivres, pensant qu’il serait bon que chacun pusse casser la croûte avant l’opération de sauvetage. Étant donné l’hostilité des lieux environnants, son butin final constitué de quatre noisettes et six glands avait un mérite certain.

« Bon, le plan est grossier, mais ça suffira pour exposer ce que nous allons faire… S’excusa le chef de l’expédition qui n’avait pas fini de tracer les ombres sur chacune des tentes miniatures.
-C’EST QUOI CES TOILES D'ARAIGNÉES PARTOUT ???? cria silencieusement Oboro, dont les poils s’étaient dressés de dégoût sur toute la surface de ses bras.
-Oui, je sais, c’est pas le plus réaliste, mais j’avais rien d’autre sous la main pour représenter les cordages des tentes… Imaginez que j’ai dû me contenter de demi aiguilles de pin pour les sardines.
-Magnifique diorama, commenta Claudia blasée. Le plan ?
-J’en ai évidemment plusieurs… Pourquoi se contenter d’un seul quand on peut avoir plein de brillantes idées ? Je vais vous expliquer en détails celui que je considère comme étant le plus abouti. À moins que vous ne préfériez entendre le plus rigolo ? Personnellement c’est mon préf… Mais je vois bien à votre regard passionné que le plus abouti vous conviendra mieux. Faites moi penser, miss Oboro, à choisir du personnel possédant un sens de l’humour pour mes prochaines expéditions…
-Désolée de ne pas me prêter à vos errances planificatrices, mais la vie d’une femme est en jeu.
-Si c’était un homme …?
-Je choisirais le plus rigolo, il faut bien savoir se détendre de temps à autres…
-Je reprends donc, mon plan est très simple… »

En prenant du recul sur la situation, on pouvait trouver un certain côté enfantin à ces trois personnes, coincées derrière un mur neigeux de fortune, à quelques mètres seulement d’un camp d’apparence militaire et qui chuchotaient en conspirant, certains de réussir leur coup quand tout présumait le contraire. On pouvait également voir la petite sphère lumineuse qui prenait le temps de bien cartographier chaque mètre carré du camp epistopolien, repérant du même coup tous les éléments clefs de leur future attaque surprise. Ce recul permettait également d’observer, telles de petites fourmis s’agitant dans une fourmilière encore bien endormie, les quelques gardes qui se relevaient dans leurs rondes, pas très vigilants étant donnée la tempête de neige environnante. Enfin, on pouvait retrouver avec amusement quelques-uns des détails que Judicaël avait ingénieusement ajoutés à sa maquette tels que les toilettes sèches ou les légères différences de coloris des tentes qui reproduisaient étrangement la chouette du drapeau de la cité. Ce qui nous avait échappé, cependant, avec ce recul bienvenu sur la situation, c’était le détail du plan hautement stratégique énoncé par l’Aramilan. Mais le visage satisfait de Claudia et le hochement de tête compréhensif d’Oboro ne pouvaient que nous rassurer sur l’efficacité redoutable du déroulé des opérations à venir.

***

« Pourquoi tu joues ton borgne ?
-On cause pas.
-Pas de ma faute s’il signe mal…
-On cause pas.
-Je vais jouer, mais franchement, si ça finit pourri ce sera pas d’ma faute.
-On cause pas j’ai dit ! Arrête de tricher.
-Moi j’triche ? Moi j’triche ? Elle dit que j’triche ? Elle a que des Monsieur et Madame et c’est moi qui triche ? Mon partenaire comprend même pas quand je lui annonce une vache !
-Et voilà ! Tu triches…
-JE NE TRICHE PAS !
-Tu viens d’annoncer que t’avais une vache !
-J’ai que des bigailles et une vache et lui il joue son borgne, comment tu veux que je m’en sorte ?!
-Ok, c’est bon, j’arrête, tu m’as saoulée.
-Nicole, dis-lui que je triche pas.
-Suzanne… Tu sais bien que Fatine aime pas quand tu triches…
-Mais je triche pas, bordel… Frank, tu n’avais pas compris que j’avais que des bigailles et une vache… Si je trichais t’aurais compris…
-Moi tu sais… J’ai arrêté d’essayer de comprendre tes tentatives de triche depuis que je me suis rendu compte qu’on perdait plus avec que sans…
-Tu vois Fatine que j’triche pas, il comprend pas quand j’triche ! T’façon il est trop con… Allez, reviens, on fait la revanche et on redistribue.
-Désolée Suzanne, même si ça m’amusait de jouer contre toi, c’est l’heure de la relève.
-Enfin ! S’exclama le dénommé Frank, bondissant sur ses appuis, visiblement ravi de pouvoir échapper à ce moment de détente. »

Fatine attrapa sa veste et sa ceinture à laquelle pendait ses armes et se refagota. D’un geste sûr, elle prit l’ensemble de ses cheveux frisés qu’elle ramena en une sorte de chignon à l’arrière de son crâne. Elle leva les yeux au ciel en voyant Suzanne continuer ses jérémiades auprès de Nicole pour lui assurer que non, elle n’avait pas triché, que de toute façon, personne ne la croyait et que ce jeu était nul, que Frank n’était pas un réel soutient et qu’elle préférerait faire équipe avec elle. Nicole savait très bien comment réagir. Elle approuvait d’un léger “mh” à peine sonore tout en se préparant à sortir. Frank était déjà prêt, enfilant simplement un casque à visière avant de s’élancer au dehors, fusil d'assaut dans les mains. Fatine ne voyait pas bien ce que ce gorille allait bien pouvoir en faire alors qu’ils étaient toujours protégés par cette tempête de neige, mais il ne valait mieux pas le contrarier, il était beaucoup trop prompt à la détente. De toute façon, il était plutôt autonome et ne nécessitait pas de surveillance de sa part. Ce qui n’était bien évidemment pas le cas de Suzanne. Elle était une jeune recrue Epistopilitaine, volontaire, fonceuse, mais avait une certaine tendance à n’en faire qu’à sa tête et à beaucoup trop compter sur la vitesse que lui procuraient ses deux prothèses jambières. Elle était l’une des rares de la compagnie à refuser l’usage des armes à feu. Prétendant que c’était moins classe. La réalité, Fatine le savait, c’est qu’elle était infoutue de viser correctement avec. Nicole, quant à elle, était la plus calme du groupe, Fatine l’avait mise en binôme avec Suzanne parce qu’elle était la seule à ne pas se plaindre de sa comparse. Nicole était de quelques années son aînée, dans les corps expéditionnaires depuis plus longtemps qu’elle, mais c’était Fatine qui avait décroché ce poste de cheffe de groupe. Un plus grand tempérament de leader. Si seulement sa jeune recrue pouvait le remarquer…

En sortant de la tente, Fatine tomba nez à nez avec Frank, revenant brusquement vers elle. Il avait cet air fébrile du limier flairant sa piste. Est-ce qu’elle sentait ce qu’il sentait ? Un frisson lui avait parcouru le dos et son instinct le trompait rarement. Une raillerie de Suzanne, émergeant de la petite tente, plus tard et un aboiement agacé de Frank à son encontre et la petite cheffe se surprit à les faire taire, comme s’il fallait vraiment qu’elle obtienne le silence pour entendre le sifflement qui venait dans sa direction. De justesse, elle esquiva le projectile, roulant sur le côté et agrippant dans le même mouvement ses deux pistolets, un dans chaque poing.

« Quelqu’un a vu ce que c’était ? D’où ça venait ?
-C’est tombé par là… Donc techniquement, ça a dû arriver de là.
-Frank, position de combat, Suzanne, tu cherches à identifier le projectile, Nicole, avec moi, tu me couvres, je vais voir ce que c’est. Préparez-vous à sonner l’alarme en cas d’attaque imminente.
-Pourquoi c’est pas moi qui viens en repérage ?
-Suzanne, pas le temps pour contester, fais ce que je dis.
-Nul. C’est nul. C’est toujours moi qui ai les missions nulles, qui ai les partenaires de jeu nuls, c’est vraiment de la daube ce boulot. J’aurais pas dû écouter ma mère au niveau des expéditions dans la brume, ça…
-Ta gueule Suzanne, grinça Frank, montrant les crocs.
-Fatine, il… »

Un second projectile arriva dans la direction de Suzanne, qui vit rouge immédiatement. Activant ses propulseurs, elle fonça, droit d’où était parti l’objet encore non identifié. Fatine la voyant foncer, s’arrêta aussitôt, levant les yeux au ciel. Elle se mit en position défensive, observant de toutes parts pour traquer un potentiel adversaire. Avec Frank et Nicole, ils se rapprochèrent, dos à dos, couvrant à eux trois quasiment les trois cent soixante degrés du camp. Un troisième projectile arriva. D’un angle complètement différent des deux premiers. Qu’est-ce que ça pouvait bien être ? Elle regarda vers Suzanne, qui avait atteint l’orée du cercle de tentes, et la vit revenir bredouille, secouant la neige qui la recouvrait et dans laquelle elle avait foncé tête baissée. Décidée à savoir ce qui les attaquait, elle recula, toujours les armes bien pointées vers elle ne savait quel ennemi jusque-là invisible, écartant d’un coup d’épaule ses deux compères. Quelques mètres plus tard, elle s’abaissa et tâtonna dans l’obscurité pour trouver trace d’une éventuelle arme. Elle n’eut pas le temps d’esquiver quand elle entendit, au dernier moment, le sifflement caractéristique juste avant l'impact.

« Fatine… Euh cheffe… Vous avez de la neige sur la tronche… »

***

Oboro s’arrêta, haletante, le petit écureuil était bien installé sur son épaule, attaché par un léger harnais fabriqué à la va vite. Il tenait entre ses petites pattes une petite boule de neige qu’il s’apprêtait à lancer. Il tourna la tête vers la grande perche, vidée de son énergie.

« On s’arrête là ?
-Je… Pense… Ahana-t-elle. Qu’ils ont dû… Réussir à passer…
-Tu vas vachement vite quand tu cours…
-C’était épuisant…
-Tu as fait combien de tours de campement ?
-Une trentaine. Allons-nous cacher maintenant. S’ils nous trouvent, ils sonneront l’alerte. Sinon ils concluront à une attaque bizarre de la brume.
-N’empêche Oboro… Je me demandais…
-Oui Potam ?
-Si l’opération “jeté de boules de neige pour faire diversion” faisait partie du plan “pas rigolo”, qu’est-ce qu’il pouvait bien avoir inventé dans son plan rigolo ?
-Je ne suis pas sûre d’avoir très envie de savoir. »
Mar 19 Nov - 19:42
« Rien de grave, sans doute la Brume qui fait des siennes… » Commenta l'adjudant-chef d'Epistopoli d'un ton blasé tout en écoutant d'une oreille distraite l'agitation extérieure.

Ce n'était pas sa première expédition dans la Brume et, d'aussi loin qu'il s'en souvienne, la Malice prenait toujours – toujours ! – un malin plaisir à venir foutre innocemment le bordel à chaque tour de garde nocturne. À ses yeux, c'était comme le boulet exubérant de chaque escouade : il y en avait toujours un – un genre de loi cosmique immuable – et le mieux à faire était tout simplement d'ignorer ses frasques parce que toute autre réaction était invariablement considérée comme un encouragement à en faire des caisses supplémentaires.
Malheureusement, on avait beau briefer les sentinelles sur le sujet, mixer vétérans et petits nouveaux pour qu'ils prennent le pli, ça ne loupait visiblement jamais. La Brume s'y entendait comme personne pour toujours mettre en émoi les débutants, d'une façon ou d'une autre. Et toujours pour rien.

L'Officier se retourna vers sa prisonnière. En cet instant, la Brume était bien le cadet de ses soucis comparé à la Relique. Il avait fanfaronné devant ses supérieurs lorsqu'il avait mis la main dessus – hé ! Si on ne prenait pas soin de se faire mousser un peu auprès de la hiérarchie, il ne fallait pas s'étonner si après les promotions tombaient sur les autres – et maintenant qu'une bande d'arriérés incultes et dépenaillés la lui avait reprise, il risquait vraiment de passer pour un con – et tintin les promotions pour les années à venir. Alors certes, en son for intérieur, il savait bien qu'il ne tirerait rien de bien constructif de la jeune femme, mais il avait besoin qu'elle le rassure. Qu'elle lui dise que, contre toute attente, son métamorphe, c'était un crack, un dur, qu'il allait s'acquitter de sa tâche en un tournemain et qu'il ne fallait surtout pas s'inquiéter.
Sauf que non. Même transie d'amour pour son chéri, la demoiselle ne se faisait visiblement guère d'illusion sur les talents et la jugeote de son Jules. Et elle n'avait probablement pas tort, songea l'Adjudant-chef. Après tout, s'il avait eu une once de talent ou de bon sens, le corps expéditionnaire ne leur serait sûrement pas tombé dessus en plein pique-nique romantique dans la Brume.
N'empêche que l'Officier aurait aimé que la jeune femme y mettre un peu du sien, niveau assurance. Il ne demandait pas grand-chose : au point où il en était, même l'invocation du Pouvoir de l'Amour aurait suffi à le satisfaire. Tout plutôt que l'horrible certitude qu'il était en train de se vautrer dans les grandes largeurs pour ce qui aurait dû être – et serait considéré comme tel par ses supérieurs ! – une mission simple, facile et pépère.

« Bon, oublions-ça et reprenons là où nous en étions, décréta l'Adjudant-chef à l'intention de sa captive, toujours assise en tailleur au centre de la tente et toujours à deux doigts de se remettre à somnoler – l'heure était effectivement un tantinet anti-sociale, il fallait bien l'admettre. Ce que je voudrais savoir, c'est si… »

Deux chocs sourds et un glapissement étouffé retentirent à l'orée de la tente, faisait sursauter et retourner vivement l'adjudant-chef. Ça, ça ne ressemblait pas du tout, mais alors pas du tout, aux frasques sans conséquence de la Brume.

« Martin ? De Souza ? Appela l'officier ses sentinelles. Soldats ? »

Pas de réponse. Tout doucement, la peur commença à s'insinuer chez l'adjudant-chef. Il dégaina prudemment son pistolet et s'approcha de l'entrée avec circonspection.

« Soldats ? Au rapport ! Chuchota impérieusement l'officier, partagé entre l'envie qu'on lui réponde immédiatement et la crainte que quelque chose ne l'entende.
_ Vos hommes sont…
_ Woputain kécessé !!? »

Le subit éclat de voix dans son dos fit tellement sursauter l'adjudant-chef qu'il en bondit sur place d'un bon mètre, se tortillant comme il le pouvait dans l'affaire pour se retourner et mettre en joue au plus vite la menace quelle qu'elle fut. Heureusement, des années de disciplines et la sécurité de son arme évitèrent un dramatique accident, puisqu'il faillit tirer sur la première personne qu'il aperçut, c'est-à-dire sa captive. Celle-ci était d'ailleurs maintenant tout aussi réveillée que lui, s'étant retournée à demi pour apercevoir ce qui venait de parler.
Car ils n'étaient plus seuls dans la tente !

C'était grand, non immense ! Aussi grand et large qu'une maison, blond et habillé d'atours baroques et gothiques – l'officier n'avait jamais bien vérifié la définition de ces termes mais ça lui semblait sonner vachement bien – et surtout, c'était armé !

Hééé, une petite minute ! L'arme de l'apparition ressemble nettement plus à une pelle qu'à une hache !
Et d'ailleurs, à bien y regarder, abstraction faite de la gigantesque ombre déformée que lui faisait projeter la petite lampe sur la table, l'intrus n'était pas si large et imposant que ça. En fait, on avait même plutôt l'impression qu'il flottait un peu dans ses vêtements légèrement trop grands pour lui.

L'officier s'humecta nerveusement les lèvres, troublés par tous ces signaux contradictoires. Une chose était sûre : ce type venait d'apparaître dans une pièce close sans passer par la seule porte d'entrée. Pelle ou hache, petit ou grand, humain ou pas, ce seul pouvoir suffisait à rendre la menace tangible et terrifiante.

« Je disais donc, reprit l'apparition comme si de rien n'était, vos hommes sont indisposés et ne vont pas pouvoir vous répondre tout de suite, désolé.
_ Je… comment vous êtes-vous téléporté ici !? S'exclama l'Officier.
_ … Vous savez que vous ne serez pas beaucoup plus avancé si je vous réponds : "par téléportation", du coup ?
_ Non mais je… Roooh puis merde ! Pas un geste, mains sur la tête ! Au moindre mouvement suspect, je tire ! Décréta le gradé en ôtant la sécurité de son arme.
_ Allons, calmez-vous : si je vous voulais du mal, vous ne pensez pas que ce serait déjà fait ? » Rétorqua Judicaël sans se démonter.

L'Adjudant-chef s'humecta les lèvres nerveusement tandis qu'il soupesait la dernière déclaration de l'inconnu. Il n'avait pas tout à fait tort : avec sa capacité de téléportation – jamais il n'imaginerait que Judicaël s'était tout simplement faufilé sous la toile de tente pour rentrer – il aurait pu se téléporter dans son dos et lui décoller la tête d'un seul coup de pelle. En plus, il n'avait peut-être même pas besoin de faire un geste pour se téléporter. Si combat il devait y avoir, celui-ci pouvait tourner dramatiquement court.
Fatigue, nervosité et crainte l'emportèrent sur cette dernière pensée. Raffermissant sa prise sur son arme, l'Epistopolien mis en joue le prêtre, tout ses sens aux aguets.

« J'ai dit : "mains sur la tête" ! Répéta obstinément l'adjudant-chef.
_ Attention derrière !! S'exclama brusquement Judicaël.
_ …
_ …
_ Vous ne me prendriez pas pour une grosse buse, avec votre feinte éculée, là ?
_ Mais pas du tout, je… »

Bam !
D'un solide coup de pommeau de son poignard, Claudia imposa un voyage forcé dans les bras de Morphée à l'Officier d'Epistopoli, réglant son compte à l'homme aussi facilement qu'elle avait disposé tantôt des deux gardes en faction.

« Je rêve ou vous avez essayé de prévenir l'ennemi qui vous menaçait de ma présence, alors que je venais vous tirer de votre guêpier ? Se demanda la combattante aguerrie.
_ Du tout.
_ Ça y ressemblait quand même beaucoup, railla Claudia.
_ Ah non, non, excusez-moi : je voulais dire, non, vous ne rêviez pas du tout, c'est exactement ce que j'ai fait, rectifia innocemment Judicaël.
_ Pardon !?
_ C'est-à-dire que vu la distance à laquelle vous vous étiez déjà approchée en douce, il n'avait aucune chance de pouvoir réagir à temps. Et j'avoue que j'espérais qu'il oriente sa pétoire dans une direction autre que la mienne avant que vous n'entriez en action, juste au cas où.
_ … Ok, c'est un pari avec Kalem pour voir lequel de vous deux se montrera le plus usant, c'est ça, hein ?
_ Ben non, pourquoi ?
_ Dépêchons, éluda Claudia. Il faut ramener les sentinelles à l'intérieur avant que quelqu'un ne les remarque.
_ Non, inutile, elles sont très bien là où elles sont, rétorqua Judicaël tout en se retournant vers la prisonnière, considérant visiblement la problématique close.
_ Une petite minute, bonhomme ! Insista la combattante en agrippant le prêtre par l'épaule pour le forcer à se retourner. Je pense que tu n'as pas bien compris la situation : y'a deux types étendus par terre devant la tente. Les gens ne font pas attention aux détails manquants, donc si on rentre les types à l'intérieur, la tente devient une tente qui se fond dans le paysage et personne ne remarquera rien. Mais si on les laisse traîner par terre, ça, c'est du détail présent, qui sort de l'ordinaire, ça va tout de suite leur sauter aux yeux : je nous donne pas trois minutes avant qu'ils ne sonnent l'alarme. »

Judicaël fronça les sourcils, prit visiblement trois bonnes secondes pour réfléchir à la question – une éternité ! – puis secoua la tête.

« Non, désolé, je ne vois pas, reconnut le prêtre. Puisque nous sommes bien d'accord sur l'analyse, où est le problème ?
_ Mais bougre de tête de thon, le problème, c'est l'alar… Attendez, vous voulez que l'ennemi sonne l'alarme ??
_ Bien évidemment, c'est l'un des pré-requis du plan, acquiesça Judicaël comme si cela allait de soi.
_ …
_ Oh. Aurais-je omis de vous en parler ? Désolé, j'ai un faible pour les cachotteries.
_ Sainte Mère, donnez-moi la patience…
_ Bien, madame Hippo, comme l'a signalé ma remarquable collègue, nous n'avons guère de temps à perdre, signala joyeusement le prêtre à la captive. Je suis Judicaël et voici Claudia. Si vous voulez bien nous accompagner au plus vite, dépêchons-nous.
_ Heu… Je… Je ne suis pas "madame Hippo", fut tout ce que trouva à dire la jeune femme, qui ne comprenait pas encore très bien qui était ces gens et ce qu'ils lui voulaient.
_ Oh. Pas mariés ? Qu'importe, j'y remédierai. Écoutez, je sais que les choses sont un peu brusques, mais nous n'avons pas le temps. Nous sommes d'Aramila et nous savons qui vous êtes, donc nous avons été en contact avec votre mari. Alors de deux choses l'une : soit vous pensez qu'on a monté un plan inutilement compliqué et dangereux juste pour se venger sur vous, soit on l'a fait pour venir vous tirer des griffes de l'ennemi et vous ramener auprès de votre conjoint. Qu'est-ce que vous choisissez de croire ? »

Pour toute réponse, Hippopodame se leva, prête à suivre ces inconnus jusqu'au bout du monde. Si l'adjudant-chef l'avait cuisinée un peu plus, il l'aurait su : elle, elle y croyait, au Pouvoir de l'Amour. Puissance mille.
Son aimé venait la délivrer.
Comme elle n'avait jamais douté qu'il arriverait à le faire.

Judicaël lui lança le manteau de l'officier d'Epistopoli pour qu'elle soit à l'abri du froid extérieur et le trio de fugitifs se faufila hors de la tente par la même méthode que le prêtre pour y rentrer. Il ne fallut pas long à Claudia pour leur dénicher un abri où s'accroupir, derrière quelques piles de fournitures. Quelques instants après, une alarme se mit à mugir au travers le camp, réveillant en sursaut les Epistopoliens et signalant à tous que quelque chose de grave se passait.

« Félicitation, tout le camp est en alerte, maintenant. J'espère que vous êtes content ? Se moqua gentiment Claudia.
_ Effectivement, jusque-là, tout va bien, opina Judicaël avec satisfaction.
_ Marrant, c'est aussi ce que se répètent les types qui tombent d'un ravin, juste avant l'impact. Et je peux savoir comment vous espérez nous faire sortir d'un camp ennemi en pleine effervescence ?
_ Avec la diversion d'Oboro, les gardes sont allés jeter des coups d’œil à l'extérieur du camp, expliqua le prêtre.
_ Hmm-hmm, opina la guerrière. Et donc ?
_ Hé bien, il neige.
_ …
_ …
_ Et dooonc ? La version longue du premier coup, c'est pas mal, non plus, hein.
_ Le corps expéditionnaire se réveille, il constate que son chef et ses gardes se sont fait dessouder, la prisonnière est manquante, et il y a des traces un peu partout qui pointent vers l'extérieur, résuma Judicäel. Sachant qu'ils se sont fait subtiliser la Relique sur un raid un tantinet audacieux tantôt dans la journée…
_ … ils vont essayer de nous remettre immédiatement le grappin dessus et se précipiter à notre poursuite, réalisa Claudia. Par la déesse, mais c'était vraiment un plan, alors ?
_ S'extraire d'un camp en pleine effervescence, je ne sais pas, mais d'un camp quasiment vide, j'estime que c'est dans nos cordes.
_ Ok, donc on attend qu'ils s'élancent dans tous les sens pour passer à la suite ? Je compr…
_ Non, nous, on attend le retour d'Oboro, rectifia derechef Judicaël.
_ D'Ob… Mais elle est à l'extérieur ! Fit immédiatement remarquer la guerrière.
_ Il lui suffit donc d'entrer, répondit naturellement le prêtre.
_ Toute notre problématique, c'est de sortir de là, et toi, tu la fais rentrer ici !?
_ Bien sûr : on a besoin d'être plus nombreux pour pouvoir sortir.
_ J'hallucine. Et comment la petite Oboro est-elle censée savoir qu'elle doit nous rejoindre ? Ça n'a jamais été évoqué dans le plan ! Elle ne sait même pas où on se trouve !! Énuméra Claudia.
_ Facile : je les ai briefé avant qu'elle ne parte. Ryo nous a surveillé et la guidera jusqu'à nous.
_ … Je peux savoir à quoi ça sert de présenter un plan commun à tout le monde si c'est pour donner en cachette des consignes individuelles différentes à chacun ?
_ C'est parce qu'un bon plan se doit d'intégrer une dose d'improvisation.
_ Un concours. Vous faites forcément un concours. Obligé. Super. Tant qu'on y est, d'autres cachotteries dont je devrais être mise au courant ? S'enquit l'air de rien la guerrière.
_ Alors, justement, puisqu'on en parle… »

C'est à cet instant que miss Cureuil se désintéressa de la conversation entre les deux Aramilians. Elle se demandait si c'était une bonne idée de les avoir suivi. Ce n'est pas qu'elle n'avait pas confiance en eux, non, non, bien évidemment que non. Mais c'est-à-dire que si c'était son mari qui était à la manœuvre – et vu l'organisation visiblement chaotique du plan d'évasion, il lui semblait vraiment y sentir la patte de l'homme de sa vie – hé bien… Hé bien certes, elle l'aimait aveuglément, mais il fallait tout de même bien reconnaître qu'en dépit de tous ses efforts et de toute la bonne volonté qu'il mettait en toute chose, ce n'était pas le bon sens et la jugeote qui le caractérisait. Peut-être devait-elle signaler à ses deux sauveurs que ce serait mieux pour tout le monde si elle prenait les choses en main, comme d'habitude ? Ou bien…

Une puissante bourrasque lui envoya soudainement un paquet de neige au visage, la faisait trébucher sur son séant dans un petit cri de surprise, tandis que quelque chose percutait leur abri de fortune avec force et vigueur.

« Wouhou ! S'exclama Oboro. Putain, j'avais jamais essayé de ramper en survitesse dans la neige, c'est dément ! ça nique les coudes, par contre, va m'falloir un manteau plus épais… Je retiens l'idée, c'était génial !
_ Content que ça vous ait plu, acquiesça le prêtre en l'aidant à se relever. Entre la trajectoire et les angles de vue, vous ne devriez pas avoir été répérée. Bien, faisons rapidement les présenta… »

Peine perdue, miss Cureuil ne l'écoutait plus. Parce que la rampeuse de l'extrême n'était pas venue seule. Elle avait tracté sur son dos un prêtre freluquet. Et accroché à une srte de harnais sur les épaules de ce dernier s'agrippait fermement un écureuil.
Son écureuil.

Ce fut comme si le temps s'arrêtait. Ou tout l'inverse. Voire les deux en même temps. En un tournemain, son chéri reprit forme humaine, juste à temps pour que les deux tourtereaux tombent dans les bras l'un de l'autre et s'enlacent passionnément.

« Hum. Hé bien… Bon, on va attendre un peu pour les présentations, déduisit Judicaël.
_ Awwww, 'sont trop mignons ! Au fait, où est Claudia ? S'inquiéta Oboro.
_ Parti, signala distraitement le prête.
_ On ne devait pas se retrouver tous ici ?? S'étonna la Portebrume.
_ Si mais je l'ai envoyée prendre de l'avance sur le plan. Ils ne risquent pas de s'étouffer, au bout d'un moment ?
_ Les Inquisiteurs et le romantisme, ça fait deux, hein… D'ailleurs, c'est quoi, la suite du plan ? Voulut savoir Oboro.
_ On s'extrait du camp, bien évidemment, rétorqua Judicaël.
_ Vous foutez de ma gueule !? Pourquoi, je suis venue : j'étais déjà extraite, moi !!
_ Pas le choix, on va avoir besoin de vous pour tous sortir de là. Ils sont au courant qu'on a un timing a respecté ?
_ Lais-sez-les, 'spèce de mufle ! Oh. Vous comptez sur ma vitesse ? Non, parce que je ne vais pas pouvoir porter tout le monde, vous le savez, hein ? Et c'est niet pour tirer un traîneau, j'vous le dis tout de suite.
_ Je comptais plutôt sur votre tête, à vrai dire, révéla Judicaël.
_ Sur… ma tête… ? S'inquiéta Oboro. Ok, vous me faites flipper, là.
_ Merci, merci Saint Homme ! Intervint brusquement l'Hippocureuil humanoïde. Je vous serai à jamais redevable pour ce que vous avez fait pour nous !!
_ Heu… Vous devriez peut-être plutôt attendre qu'on soit vraiment sorti d'affaire avant de me remercier. Bref. Madame Hippopotame, voici ma collègue Oboro, une transfuge d'Espitopoli qui va nous aider à sortir d'ici, et Ryosuke, un confrère de la foi Amarilane. Oboro, Ryosuke, madame Hippopotame.
_ Enchantée ! Répondit Oboroa avec suffisamment d'enthousiasme pour deux – ce qui compensait le marmonnement indistinct de Ryo que personne n'entendit.
_ Mais je ne suis pas… Oh, et puis zut, appelez-moi comme vous voulez, du moment qu'on sort d'ici.
_ Concernant la suite du plan… Dites, vous sauriez vous transformer en rhinocéros ? S'enquit subitement Judicaël auprès du métamorphe.
_ Heu… non. En gros truc, seulement en Hippopotame, répondit l'intéressé d'un air désolé.
_ Dommage, ç'aurait fait une super alternative de sortie…
_ Vous savez que vous n'avez pas le droit de marmonner ce genre de truc sans nous dévoiler à quoi vous pensiez exactement, hein ?
_ Bien, dépêchons ! Se ressaisit le prêtre. Nous allons faire un crochet par le zeppelin. Ne perdons pas de temps, en route ! »

Ses quatre comparses le regardèrent avec des yeux ronds.

*
*     *

« C'est n'importe quoi et on va se faire prendre. Voire même tuer, crut bon de signaler Oboro.
_ Mais non, ça ne risque rien, je vous assure. » Répliqua Judicaël avec confiance.

Le quatuor marchait d'un bon pas en direction du zeppelin, au vu et au su de tous. L'hippopocureuil-humain avait repris sa forme de rongeur et s'abritait dans le petit harnais dorsal d'Oboro, presque invisible. Au côté de la Portebrume marchait le prêtre, discrètement accompagné du moine. Tous les trois suivaient en apparence docilement miss Cureuil, qui tentait d'avancer le plus calmement et naturellement du monde, quand bien même ses jambes lui semblaient faites de coton et ses pieds de plomb.

Les deux jeunes femmes n'en revenaient pas de s'être laissées convaincre d'une telle absurdité. Ça devait être la tenue d'apparat de l'Inquisition qui les avait impressionnées. Ou bien les lunettes de Judicaël qui le dotait d'une touche d'intello. En tout cas, sur le coup, ça ne leur avait pas semblé une si mauvaise idée que ça. Ryosuke n'avait rien dit, même s'il n'en pensait pas moins – quoiqu'il put penser de la manœuvre. Mister Hippo, quant à lui, avait immédiatement été partant. Ça, clairement, ç'aurait du leur mettre la puce à l'oreille. À toutes les deux. Le manque de jugeote du bestiau n'était plus un secret pour personne.

Et pourtant.
Contre toute attente, le plan du prêtre semblait fonctionner. Du génie ou une chance de tous les diables. Ils avançaient comme si de rien n'était et personne – personne ! – ne les avait alpagué. Alors oui, d'accord, le camp était particulièrement dégarni vu que la majorité de la troupe s'était égaillée dans la pampa pour poursuivre les mystérieux assaillants de l'adjudant-chef et la captive disparue. Mais il n'était pas vide.
Et pourtant, personne ne semblait leur porter la moindre attention.

C'était tout comme l'avait prédit Judicaël. Le dispositif de sécurité visait à empêcher les intrus de rentrer. Mais une fois à l'intérieur du dispositif, du moment que vous donniez l'impression d'avoir toutes les bonnes raisons d'être là et de savoir ce que vous faisiez, personne ne vous trouvait suspect. Après tout, en premier lieu, on ne vous aurait pas laissé entrer si tel avait été le cas.

C'était aberrant. Et complètement con. Ça n'aurait jamais dû marcher, et pourtant, ça marchait. La démonstration par l'absurde que plus c'est gros, plus ça passe.
Pour Oboro, on frôlait purement et simplement la magie, à ce stade. Pouvoir de la Foi, cristaux de Brumes ou aptitudes surnaturelles, qu'importe, mais le prêtre avait forcément un truc. Obligé. C'était pas possible autrement.
Et dire qu'après, c'était les Portebrumes que les esprits chagrins traitaient de monstres !

Malheureusement, toutes les bonnes choses ont une fin. À une vingtaine de mètres du zeppelin, le trio fut alpagué par les deux gardes en faction devant la coupée. Le zeppelin disposait de son propre dispositif de sécurité au sein du dispositif de sécurité du camp.

« Halte-là ! Qui va là !? Beugla l'une des sentinelles.
_ Ooohmerdemerdemerde, onéfoutu !
_ …, se tint coi Ryo.
_ Madame Hypo ? Vous êtes adjudant-chef. Annoncez-vous, murmura Judicaël.
_ Mais je ne suis pas… Oh. »

Le manteau. Celui de l'officier, que le prêtre lui avait donné pour qu'elle se protège du froid. Tout d'un coup, la relative invisibilité du trio au sein du camp s'expliquait beaucoup mieux à ses yeux.

« Identifiez-vous ! S'impatienta la sentinelle.
_ Foutufoutufoutfoutu !
_ Il ne va jamais croire que je suis son chef, souffla Cureuil d'un air paniqué.
_ Vous n'avez pas besoin d'être son chef, lui assura Judicaël. Annoncez-vous, vite.
_ Adjudant-chef Hexaprotodon, de la cinquante-deuxième. Repos, soldats ! Intima la fugitive avec une assurance qu'elle était loin de ressentir.
_ Hexaprot…
_ J'ai paniqué, ok ?
_ Adjudant… Mais… Que… S'étonna la sentinelle tout en jetant un regard incertain à son collègue.
_ On va se faire buteerrrr !!
_ Ils ne vont jamais me croire, qu'est-ce qu'on fait ? S'affola Hippopodame.
_ Baratinez quelque chose, lui souffla Judicaël d'une voix rassurante. Pas d'inquiétude, ils n'oseront pas tirer tant qu'il reste le plus petit risque que vous soyez réellement un officier supérieur.
_ O… Opération Spéciale ! Décréta Cureuil. Ces individus doivent être placés en sécurité jusqu'à la fin de l'alerte.
_ Très bien, parfait, l'encouragea le prêtre.
_ Mais… C'est-à-dire que… Gigota nerveusement la sentinelle qui ne savait pas trop sur quel pied danser, tiraillé entre la discipline et le doute.
_ Je… »

Personne ne sut jamais ce qu'aurait du être la prochaine tirade d'Hippopodame. Aussi subitement que la foudre qui frappe, un tourbillon de violence s'abattit entre les deux gardes, les séchant net pour le compte, si proprement et instantanément qu'aucun n'eut le temps de sonner l'alarme.
Claudia se redressa l'air de rien avant même que les sentinelles n'aient touché terre.

« Woputain, comment elle a fait ça !? N'en revenait pas Oboro, estomaquée par la prouesse de la professionnelle.
_ Avec efficacité et panache, commenta joyeusement Judicaël.
_ … C'est pas le genre de réponse que j'attendais mais je valide totalement !
_ Et ceux-là, on les cache ? Sourit Claudia d'un air entendu.
_ Bien sûr, convint le Prêtre. Nous ne voulons pas attirer l'attention, cette fois-ci.
_ Du coup, on entre, on sabote le zeppelin et on se tire en douce ? Anticipa Oboro.
_ Pourquoi le saboter quand on peut le voler ? S'étonna Judicaël.
_ … Pardon !? S'exclamèrent en chœur ses compagnons.
_ Neutraliser la menace du zeppelin et son arsenal est certes une bonne chose pour nous, détailla l'Inquisiteur, mais ça ne ferait que nous mettre à égalité : nous nous déplacerions aussi vite qu'eux. Alors que si nous le volons, nous prenons l'avantage en termes de vélocité.
_ Heu…
_ Un problème ? S'inquiéta Judicaël.
_ Hormis le fait que ça implique de devoir neutraliser tout le monde à l'intérieur ? Non, aucun, le chambra Claudia.
_ Trois à quatre combattants avec l'effet de surprise, c'est amplement jouable.
_ Ils sont armés, cru bon de rappeler Hippopodame avec une pointe d'angoisse.
_ Les armes à feu d'Epistopoli leur donne l'avantage à longue distance. En environnement plus exigu, cet avantage leur est inutile. Pire, du fait de cette technologie, ils sont peu préparés pour les corps-à-corps, contrairement à nous.
_ Je croyais qu'on avait pas le droit d'utiliser la technologie, tout ça, signala Oboro.
_ S'ils avaient des chevaux, vous n'auriez aucun scrupule à les enfourcher pour fuir, non ? La logique est la même. Et je prends toute la responsabilité de l'acte du vol, n'ayez crainte. Vous avez la bénédiction d'un prête de l'Inquisition, qu'est-ce qu'il vous faut de plus ?
_ …, signala Ryo d'un éloquent regard placide.
_ Roooh, ça va, une petite confession et je les absoudrai du vol.
_ Mais du coup… Vous savez piloter ce machin ? Voulut vérifier l'ex-Epistopolienne. Parce que quand je vois comment Ryo manipule les concepts un tantinet moderne, je m'inquiète un peu.
_ Non, je ne sais pas piloter cet engin, reconnut Judicaël. Mais ce n'est pas grave.
_ Laissez-moi deviner : parce que vous avez la Foi ?
_ Plutôt parce que j'ai trois transfuges d'Epistopoli sous la main, dont au moins une construisait des Zeppelins, et que je ne doute donc pas qu'ils sauront bien faire quelque chose de ce truc. La Foi fait rudement bien les choses, n'est-ce pas ?
_ QUOI !? Non mais attendez, j'ai bossé sur des chantiers, j'ai saboté des trucs mais de là à savoir faire fonctionner ce bouzin… Se défendit Oboro.
_ Moi non plus, signala Miss Cureuil. Je n'ai jamais… Enfin, 'faut voir la salle de pilotage, bien sûr, y'a peut-être moyen de moyenner sur un truc ou deux, éventuellement...
_ Hé bien, commençons, faites au mieux et nous aviserons. » Trancha Judicaël dans un grand sourire avec l'inébranlable confiance et assurance d'un fanatique.

La petite troupe opina avec plus ou moins de vigueur et se mit en branle pour passer à l'action.

« Ouais ben la prochaine fois que vous me dites avoir besoin de ma tête, moi, j'vous plante là et j'me tire en courant… … Et je cours plus vite que vous, hein… »

*
*     *

« Là. » Signala laconiquement Nicole en indiquant vaguement le sol d'un mouvement de la crosse de son fusil.

Fatine regarda un instant par terre, mais elle ne voyait rien. Elle envisagea un instant de simplement hocher la tête d'un air entendu et de passer à la suite l'air de rien – on attendait d'elle qu'elle fasse preuve de leadership, après tout – mais renonça. Nicole n'était pas seulement son aînée dans le corps expéditionnaire : c'était aussi une pisteuse de premier ordre. Ce qui ressemblait à du bête sol comme il y en avait partout, elle, elle y lisait des trucs comme dans un livre ouvert.
Suzanne était présentement en train de prendre la tête de Frank et ne suivait pas trop la situation, Fatine en profita : la gamine surexcitée ne l'aurait pas loupé si elle avait admis devant elle qu'elle ne maîtrisait pas certains domaines de ses subalternes.

« Je ne vois rien. Tu m'expliques ?
_ Là, c'est quelque chose de gros qui a rampé depuis l'extérieur jusqu'ici.
_ Ça ne pourrait pas être un truc qui a été traîné ? Genre une des caisses, à l'installation ? Suggéra la Sergente.
_ Non, pas de traces plus profonde, ça se déplaçait tout seul.
_ Ok. Et on parle d'un truc gros comment ?
_ Au moins un bon mètre de large. Difficile à dire pour la longueur.
_ La long… Oh non, un serpent. Je déteste les serpents !
_ Ensuite, on a plusieurs traces qui s'éloignent. Des pas. Tous humains. Difficile de faire la part entre les plus anciens et les plus récents. Peut-être des gars de chez nous, avant l'alerte…
_ Mais que des traces de pas, opina Fatine. Zéro serpent… Or il n'y a plus rien ici. Le métamorphe ?
_ Possible. Probable. »

La Sergente se redressa et regarda autour d'elle. Quelque chose la titillait. Ça n'allait pas, mais elle n'arrivait pas à mettre le doigt dessus. C'était comme avoir un mot sur le bout de la langue, vous savez qu'il est là, que vous le connaissez, mais impossible de le faire sortir, il se faufile et s'échappe, toujours insaisissable.

Frank se porta à sa hauteur pour se plaindre que Suzanne l'emmerdait, ladite emmerdeuse sur les talons se plaignant que pas du tout, c'est même pas vrai et que d'abord, c'est parce que… Fatine ignora leurs jérémiades d'un geste sec. C'était… Non, elle ne l'avait pas encore, mais c'était comme pour le mot sur le bout de la langue : son esprit n'arrivait toujours pas à mettre le doigt dessus mais venait de trébucher sur un terme proche. Toujours pas le bon, mais la bonne direction.

« Suivez-moi ! »

La jeune femme se mit en marche d'un pas volontaire, suivant son intuition, sourde aux grommellements d'une partie de son équipe qui se demandait bien ce qu'on fichait à tourner en rond dans le camp alors que la majorité des gars étaient partis s'amuser dans la pampa et vas-y que c'est pas comme ça qu'on allait remettre la main sur la prisonnière et gagner du galon, hein…

« … mais bon, tu sais Nicole, moi, je dis ça, je dis rien, monologuait Suzanne, au grand dam de ses camarades. De toute façon, ici, quand je dis quelque chose, je… Hé ! Regardez, mais c'est le Zeppelin !
_ Merci Captain Obvious.
_ Qu'est-ce qu'on fiche-là ? Maugréa Frank en tripotant nerveusement son fusil d'assaut – lui aussi commençait confusément à sentir que quelque chose n'allait pas mais ne comprenait pas quoi.
_ Où sont les gardes ? Demanda Fatine, mettant enfin des mots, un concept, une réalité derrière ce qui l'avait dérangé.
_ Traces de combat au sol, fit remarquer Nicole.
_ Wooooh, l'hippopozilla-berserk a pris d'assaut le zeppelin !? Réalisa Suzanne, des images fantasques très particulières en tête.
_ Pas seul. Deux ou trois personnes en plus, poursuivit la pisteuse en analysant les traces.
_ Qu'est-ce qu'on fait, sergent ? » Demanda Frank.

Là était toute la question. Fatine tripota un instant son talkie-walkie, songeant à appeler du renfort. Puis y renonça. D'abord, à ce stade, elle n'avait que des preuves indirectes. Elle, elle n'avait aucun doute, mais les connards, dehors, persuadés d'être, eux, sur la bonne piste, refuseraient de tout lâcher comme ça et lui poseraient des tonnes de questions. Du temps perdu et pas de résultat.
Et puis… S'ils n'étaient que trois ou quatre, c'était carrément jouable. La forme d'hippopotame du métamorphe ne serait pas exploitable dans les coursives de l'engin. L'une des personnes étaient la prisonnière, inapte au combat. Ça finissait donc à deux contre un en faveur de son équipe. Frank serait un peu désavantagé avec son fusil d'assaut, mais le reste de l'équipe était spécialisée dans le close-combat : Suzanne était une pro du combat à main nue, Nicole jouait du couteau comme personne et elle-même utilisait une paire de pistolets qui avaient déjà fait leur preuve en combat rapproché. Quant à Frank, elle avait tendance à l'oublier, mais il pouvait fixer une baïonnette à son arme et savait s'en servir. Ouais, carrément jouable.
Allez, faire preuve de leadership. Go, go, go !

« Ok, on passe en mode danger. Jusqu'à preuve du contraire, le Zeppelin est une zone hostile. Frank, pas de gaffe, y'a aussi, voire surtout, des nôtres à l'intérieur, alors mollo sur la gâchette en l'absence de visuel. Et prépare ta baïonnette. Suzanne, tu utilises tes propulseurs pour atteindre l'écoutille de secours, là-haut, et tu envoies l'échelle de corde à Nicole. Vous tâcherez de prendre l'ennemi à revers. Frank, avec moi, tu me couvres : on passe par l'entrée principale. Restez tous en contact. Allez, go, go, go ! »

La chasse commençait.
Mar 19 Nov - 19:53
Pour Oboro, il y avait quelque chose de familier à retrouver une carlingue d’acier pareille. Ca lui rappelait l’usine plus qu’autre chose, et ça n’était pas exactement un endroit qu’elle aimait. Mais la sensation était poignante, et détournait légèrement son attention de son trouillomètre qui explosait les compteurs.

Elle se contentait de suivre le mouvement général, qui consistait de quatre paumés dont un écureuil qui progressaient de cinq ou sept mètres en retrait de Claudia et Judicaël, leurs deux machines de guerre. Et concernant ce dernier, le discours pacifiste qu’il leur avait débité la veille paraissait désormais bien fumeux, maintenant qu’elle était assez proche pour entendre le craquement épouvantable d’un crâne disloqué par coup de pelle asséné de plein fouet. Impossible que cette femme ne soit pas morte sur le coup, vu la plaie qui lui fendait le… putain, tout ce sang et elle gueulait encore?

Deux gardes rappliquèrent immédiatement du couloir vers la soute principale, et braillèrent un grand coup en mettant l’inquisiteur en joue. Mais ce dernier avait déjà disparu derrière un rideau de caisses, au même titre que les autres qui s’étaient tous écrasés dans un coin de la soute pour s’extraire hors de portée de tir des soldats.

L’occasion pour Claudia de surgir dans leur dos et les jeter au sol, les maîtrisant crescendo jusqu’à les immobiliser complètement avec l’aide de son camarade revenu aussi vite. Trente secondes plus tard, les deux gaillards assommés étaient ligotés à l’aide d’un tas de chaînes destinées à maintenir des barils bien en place pendant le vol.

Ryosuke se demanda s’ils avaient fait exprès d’en blesser grièvement une pour attirer les deux autres, et les amener à s’exposer dangereusement. Mais vu la situation, il n’allait pas leur poser la question, ni former le moindre jugement. Et pas faire quoi que ce soit de susceptible de les déconcentrer.

Pour autant, il se serait bien passé de voir Soeur Amugenze abréger les souffrances de leur victime agonisante, d’un mouvement de poignard glissé par dessous la mâchoire. Le plus dur fut d’entendre la supplique paniquée et totalement impuissante de cette dernière s’étouffer progressivement pour s’éteindre dans un dernier souffle, par-dessous les sacrements solennels et la brève litanie récitée par leur gardienne, sur un ton empli de douceur. Elle avait bordé et cajolé sa victime tout du long, avec sincérité, et lui adressa un dernier mot d’excuse avant de la reposer. Sans exprimer le moindre dégoût pour le flot de sang qui dégorgeait abondamment sur ses mains, car il était sacré à sa manière, et que la Soeur devait assumer le poids de ses actes.

Le moine accepta la chose et encaissa le choc en silence, devinant que c’était la meilleure chose à faire puisqu’ils ne pouvaient pas la sauver. Pas comme sa novice épistote, qui glapit après coup en réprimant des hauts-le-coeur nauséeux face à ça. Puis l’odeur métallique du sang la saisit jusqu’à la gorge, manquant de peu de la faire régurgiter. Le couple d’hippos manifesta également de l’inconfort en détournant le regard, mais avec beaucoup moins d’affect. Peut-être bien en souvenir du traitement qu’on leur avait infligé.

-Je me suis fait surprendre, j’ai dû aller au plus vite, commenta Judicaël pour expliquer son coup sans se départir de sa bonhomie habituelle. Mes excuses. Ca ne se reproduira pas.

Sans verser jusque dans la plaisanterie, il ne souhaitait pas appesantir outre mesure le moral de ses ouailles par un ton sentencieux. Pas plus qu’il ne voulait montrer qu’il avait reçu un coup de poignard dans le bras lors de son bref affrontement. Il s’était bricolé un garrot de fortune en profitant que tout le monde aie le dos tourné, et panserait sa plaie plus tard, sur un temps de répit. Ils seraient vite dans le ciel, normalement.

-On devrait fermer l’entrée derrière nous?, suggéra Ryo pour relancer le mouvement.

L’entrée, c’était une grande trappe qui occupait tout le fond du hangar, assez large pour qu’ils puissent l’emprunter à six de front. C’était comme si le sol du lieu de stockage pouvait se rabaisser pour devenir un genre de pont pentu à emprunter, à la manière d’une planche servant à embarquer sur un navire. Mais elle devait forcément se refermer pour que les caisses ne tombent pas en plein vol. Et même s’il n’y avait pas eu de coup de feu, il y avait eu des cris. Fortes chances que d’autres gardes les aient entendus. De dedans comme dehors. Ils ne devaient pas être pris en étau. Donc, il fallait bloquer l’issue.

La seule question, c’était comment. Les trois aramilans contemplèrent l’ouverture en essayant désespérément de comprendre comment elle se mouvait. Il n’y avait pas de corde ou de poulie apparente pour pouvoir la soulever, ni même de levier ou de manivelle pour…

-Vous êtes sérieux?, déprima Oboro en les dévisageant.

Poc.

Plusieurs roues crantées s’actionnèrent, déplaçant quatre caisses suspendues à des bras mécaniques qui manquèrent de renverser Ryosuke. La faute à l’écureuil, qui venait d’appuyer sur un interrupteur jaune bien mis en évidence sur un tableau de bord qui contenait forcément ce qu’ils cherchaient.

-Putain mais appuie pas sur les boutons au pif non plus duchnol, c’est débile!
-Vous êtes sérieux?, railla Claudia à son tour.
-Rhooo ça va hein.

L’écureuil crissa en rappuyant sur le bouton, avant de gesticuler des excuses à l’adresse du jeune portebrume déplacé de trois mètres de son point d’origine. Il ne releva pas.

-Chéri, fais un effort, s’il te plaît. Prends le temps de lire, soupira sa chère et tendre en relevant le bon levier.

Les aramilans observèrent le mécanisme s’actionner et faire son ouvrage sans rien y comprendre, comme à l’accoutumée avec tout ce qui relevait de la sorcellerie scientifique. Et des trois, le seul disposé à faire un effort pour apprécier le dispositif avait d’autres choses en tête.

-Bon, c’est pas tout mais il faut y retourner, lança-t-il en relevant sa pelle. Ryosuke, est-ce que tu pourrais…?
-Je pars seul, je fais un tour, je reviens. Trente secondes.
-Bon programme.

Le moine s’exécuta, s’allongeant rapidement dans un coin de la pièce avant de quitter son corps et disparaître au travers d’une paroi. Les autres en profitèrent pour souffler quelques instants avant qu’il ne revienne. Pris de curiosité, l’inquisiteur s’approcha de quelques caisses pour s’enquérir de leur contenu, mais…

-Ah oui, c’était rapide. Diantre.
-Six personnes, seulement deux ont une arme, résuma le portebrume en se relevant. Trois dans une salle à l’étage dans cette direction, il y a une échelle pour y monter mais elle donne sur une trappe refermée. Mais elle doit se soulever. Elle a l’air lourde. Un autre qui est à moitié habillé dans un genre de vestiaire, au rez-de-chaussé comme nous, deuxième porte dans le couloir sur la gauche, cette issue, pointa-t-il à nouveau. Et deux autres qui sont enfermés dans une salle à l’autre bout du zeppelin, je pense que c’est la salle des conducteurs. Il y a une vitre qui donne vers l’extérieur, plusieurs barres comme sur un bateau, des leviers et des boutons…
-Cabine de pilotage, précisa la native.
-Ils se sont tous barricadés, releva Claudia avec un air plein d’entrain.
-Je ne peux pas savoir si les portes sont verrouillées ou juste fermées.
-Je sais, petit homme.

Il ne releva pas, même s’il trouvait stupide que sa taille soit mentionnée quand les trois autres devaient tous faire plus d’un mètre quatre-vingt-dix. Mr Cureuil aussi, était sacrément grand. Mais c’étaient Claudia et Oboro qui relevaient clairement de l’anomalie, bien plus que lui-même.

La bande se remit en route, progressant rapidement : Claudia et Judicael toujours en tête, Ryosuke juste derrière pour les guider au fur et à mesure, les trois autres en retrait, bien moins à l’aise mais tout à fait confiants en leur avant-garde, Soeur Amugenze en particulier. Les deux éclaireurs s’efforçaient de vérifier que les pièces et couloirs qu’ils dépassaient étaient vides, mais manquaient de méthode, peinant à tout surveiller à la fois. Dans un coin de sa tête, Judicaël nota qu’ils bénéficieraient sûrement d’une formation auprès de membres de l’armée, pour évoluer en escouade. A garder pour plus tard.

S’en rendant compte et désireux de se rendre utile, l’écureuil s’avança au devant d’eux, pour faire le guet à l’autre bout du couloir tandis qu’ils approchaient du vestiaire que Ryo avait mentionné. Alors, l’aramilane empoigna doucement l’épaule de l’inquisiteur et appuya dessus pour le clouer au sol, leva la main à l’adresse des trois autres, se retourna et mit un doigt devant ses lèvres en soufflant doucement. Chut, plus un bruit!

-Tu peux y jeter un oeil?, demanda-t-elle au moine.

Il n’était pas confiant à l’idée de quitter son corps en plein milieu d’un couloir, mais elle l’enlaçait déjà pour le maintenir debout pendant qu’il serait inerte. Ce qui n’était pas du tout une posture propice à ce qu’il fasse quoi que ce soit, aussi la repoussa lentement pour s’asseoir à même le sol et faire son aller-retour.

-Juste derrière la porte, sur la droite. Ici, pointa-t-il pour être sans équivoque. Il a une barre de métal et est prêt à frapper. Il est paniqué, il tremble.
-C’est vraiment très pratique, de t’avoir. Je m’en charge?, proposa-t-elle à Judicaël.

Une minute plus tard, le sujet était maîtrisé, ligoté et bâillonné sans qu’elle n’ait eu besoin de l’envoyer dans les vapes. Ce qui regonfla significativement le moral du reste de sa troupe, et fit naître un sourire ironique, mais aussi attendri, sur son visage à elle. Ils n’avaient vraiment pas l’habitude, les petiots.

-Wooooohoopp, hophop, stop! Salle des machines!, lut Oboro un peu plus loin sur un écriteau.

Une image fugace passa dans la tête de Claudia : une salle dans laquelle les épistotes venaient déposer leurs inventions pour qu’elles se reposent entre deux services, et se siffler un café. Après tout, il en allait de même pour une salle des gardes, ou une salle des professeurs. Mais elle se garda de tout commentaire, devinant que ça n’était sûrement pas ça. Et les autres avaient l’air sensiblement trop nerveux pour bien prendre une blague.

-Et?, questionna leur meneur.
-Faut que je regarde, ‘a m’aidera ptêtre.
-Eh bien… bien sûr, vas-y.
-Va y’en avoir pour long, feriez mieux de pas m’attendre.

La laisser derrière eux? Ca avait l’air possible. Judicaël consulta Claudia d’un regard, qui acquiesça en retour. Ils prirent néanmoins les devants en entrant dans la salle pour s’assurer que personne ne se planque dans un recoin, et compter le nombre d’entrées qu’avait cette salle, et s’il était possible de les verrouiller, et…

… se faire un bref aperçu de la machinerie monstrueuse qui pouvait animer le béhémoth volant. Mais il y avait tellement d’appareils et d’engins et de tubes encastrés les uns dans les autres que le grand dadais à lunettes ne savait pas où donner du regard pour commencer à jauger quoi que ce soit.

-Tu commences à piger que ça va être galère?, rouspéta la jeune femme en lisant sur le visage de Judicaël.
-Je te fais confiance.

C’était même pire que ça : il lui faisait parfaitement confiance, maintenant. Oboro ne donnait pas l’image de quelqu’un qui pensait qu’il n’y arriverait pas, juste que ça serait difficile. Et si pester l’aidait à rester concentrée et ne pas paniquer, il se prêterait volontiers à son jeu.

-Ouais bah tu devrais pas.
-Mais si, tu vas y arriver. Tout est est dans le titre: épis-top-ole.
-’Tain mais vous le ratez à chaque fois, on dit épistopolitaine, pas épistote ou épistopole ou épistruquidiot.
-Ca ne change rien à ce que je dis: épis-top-olienne. Tu vois?
-’Tain mais t’trop con, pourquoi je souris à ça…
-Joli, commenta Mme Cureuil.

Oboro réagissait favorablement aux compliments, aussi. Même les plus ridicules. Et l’inquisiteur confirmait maintenant que le simple fait de bavarder lui faisait beaucoup de bien. Approchant des instruments avec une expertise manifeste pour se les approprier, remontant mentalement toute l’arborescence de cylindres et de rouages pour les relier aux valves et et leviers afférents, elle n’en était plus du tout au stade de trembler et d’être prise de nausées comme il y a cinq minutes.

-C’est pas parce que tu sais fabriquer une roue que tu sais faire fonctionner une charrue, tu sais?, reprocha-t-elle.
-Je dirais que tu la pousses, la charrue, commenta Claudia en se mêlant à leur jeu.
-... han, mauvais exemple. C’est pas parce que tu sais tailler une pierre que tu sais construire une église.
-On a juste besoin de faire fonctionner le zeppelin, pas de le construire, objecta Judicael.
-... nan mais c’est pas ce que… euh… euh…

Ils étaient insupportables, bon sang. Ca n’était pas ce qu’elle voulait dire, et ils le savaient bien, ces cons.

-Bref, trancha l’inquisiteur. Si pas d’autres objections, à tout de suite!
-Attattatta nan mais non, j’pas envie de rester seule, hein. Imaginez que quelqu’un déboule de nulle part, je saurais pas me défendre contre un soldat armé moi…
-Tu nous as dit de ne pas t’attendre?, rappela Claudia.

L’inquisiteur manqua d’objecter qu’elle s’inquiétait pour rien, la seule autre issue de la pièce ramenant en arrière dans le couloir, par là où ils étaient déjà passés. Mais en fait, cette pièce avait l’air d’un abri convenable, pour elle comme pour les autres. Ils n’avaient pas besoin de rester groupés.

-Oui, vous pouvez rester là. Ryosuke, Madame Potame, qu’est-ce que vous en dîtes?
-Ma foi, oui… mais si mon mari vient avec vous, je viens aussi.
-Crrrrri <3 !
-Plus besoin de moi?, demanda le portebrume.
-Je pense qu’on va y arriver.
-Je viens avec vous, les deux autres restent ici, trancha le moine.

Il savait qu’il ferait aussi bien que l’écureuil pour jouer les éclaireurs, en peu plus différé. Et il ne voulait pas avoir à supporter sa comparse épistote, qui elle-même serait largement plus à l’aise à avoir les deux autres plutôt que lui pour lui tenir compagnie. Que ce soit pour lui faire la causette ou l’aider à se défendre en cas de mauvaise surprise.

-Oui, ça marchera aussi. Des objections?

Personne ne pipa mot. Alors la bande se scinda, et Ryosuke entendit le début d’une joyeuse discussion s’estomper dans son dos tandis qu’ils progressaient dans le couloir :

-Alooors… désolée pour la question mais je suis trop curieuse… vous vous êtes rencontrés comment? Si ça vous dérange pas? J’adore les belles histoires.
-Ah, fit Mr Potam en reprenant forme humaine. C’est une longue histoire, mais j’adore la racont…
-EEEH PUTAIN PAS ENCORE!!!
-Chéri, tu es tout nu.
-Oh. Vrai.
-Sois un gentil écureuil et laisse-moi raconter, mon coeur. Ou mieux, il y avait un vestiaire, va te trouver des vêtements?
-Ouaaaaiiiis, j’préfèrerais pas me faire flash des zgegs par surprise svp.
-Tchiiiii!, crissa l’écureuil en s’inclinant galamment.
-Ah et aussi, comme vous êtes à côté, vous pouvez me dire quelle jauge bouge quand je tourne cette valve, là? Y’a un truc qui s’allume?

*
* *
*

-Et donc, ce grand benêt a décidé que pour m’impressionner, il devait absolument interrompre le gourou quand…
-Gourou?
-Oui, il s’est avéré que la guilde des orfèvres qui nous avait recrutés était un secte…
-Une secte, pas un secte.
-... adoratrice de la grande Mante Nourricière des Sables de Saleek. Sauf que leur prêtresse en cheffe à tous était une catin prédatrice et cupide qui bouffait à tous les râteliers et ne cherchait qu’à croqu…
-Odile?
-Exactement, cette putain d’Odile, comment tu as deviné? T’imagines? Mon nounours et moi on lui faisait confiance depuis le début, parce qu’elle nous avait tirés d’ennui devant les braconniers, puis on l’avait dépannée dans le marais, et on a fini la traversée en cabotage depuis Opale avec elle, alors quand elle nous a proposé que sa bande nous héberge pour la nuit ça semblait naturel, et en fait, bam! Je lui ai fait confiance mais j’ai eu tellement tort…
-Tu penses que tu aurais pu faire autrem…

Armée d’un manuel poussiéreux déniché sur une étagère, Oboro virevoltait d’une machine à une autre, maintenant revêtue d’un tablier de cuir et d’une paire de gants extirpés d’un casier. Rapidement imbibés d’huile et d’essence, à force de manipuler les pièces et d’ouvrir tous les réservoirs qu’elle trouvait. Jusqu’à ce que, se retournant subitement sur un coup d’eureka pour revenir au panneau principal, elle se retrouve face à une forme sombre aux contours épatés qui s’était faufilée dans son dos, sans faire le moindre bruit.

-BWAAAAAAAAHHH!!!

Une demi-seconde plus tard, son cerveau enregistra que la bête n’était rien d’autre qu’un petit mammifère aramilan de l’ordre des moinillons nommé Ryosuke, qui aurait probablement besoin de se débarbouiller maintenant qu’elle lui avait repeint la face en le repoussant par réflexe.

-Meuputintmafèpeur!
-Je n’ai rien fait?
-Ben justement, fais du bruit, steup!
-...
-Quoi?
-Je n’ai rien dit.

S’il avait fait du bruit, elle aurait sursauté et eu l’exacte même réaction, ce qui n’aurait rien changé. Mais il n’allait pas faire l’effort de le lui signaler.

-Han. Ben justement, dis quelqu… eh, Claaaudiaaa!
-Re!
-Déjà de retour?, renchérit hippopodame pour changer de sujet.
-Oui. On en a presque fini. Les deux gars du cockpit font une sieste, mais ils vont bien, on n’a pas eu à être bien méchants. On imagine que c’était les pilotes mais on verra ça plus tard, pas eu moyen de faire autrement. Restera à s’occuper des trois autres qui se sont calfeutrés à l’étage, mais… hé, on va dire que faute de mieux, tant qu’ils ne sortent pas de leur trou, ils ne poseront pas de problème, hein? Judicaël essaie de voir s’il ne peut pas les convaincre de lui ouvrir ou au moins les bloquer, mais vu qu’on n’arrive pas à entendre ce qu’ils nous disent, j’imagine qu’eux non plus.
-Euh, va falloir les surveiller alors?
-Ils ne sont pas armés, répéta Ryosuke.
-Ouais mais ils sont trois.
-Mais nous avons Madame Claudia, signala Mme Potam.
-Ouais mais nan mais… nan okay ouais c’est vrai.
-Euh, Claudia suffira. Ou alors Soeur Claudia, ça sera parfait. Mais “Madame”, c’est un peu trop pour m...
-Alors que moi, Madame Cureuille, ça me va très bien, hein?
-Eh bien…
-Ce sera donc Madame Claudia. Vous nous protégez avec brio depuis le début, vous méritez bien qu’on vous montre du respect.
-Non mais… aaaah. On verra plus tard. Vous me suivez jusqu’à la salle de pilotage?
-Oui, Madame Claudia!
-Eh, vous ne m’épargnerez pas, hein?

*
* *
*

Judicaël n’osa même pas s’asseoir sur les sièges de la cabine de pilotage. L’habitacle lui renvoyait la même impression que la salle des machines : tous ces instruments le dépassaient complètement. Rien que les abréviations annotées sous les jauges échappaient à son érudition. Ils auraient vraiment besoin d’un épistopole pour ça.

Mais, plus que tout dans cet amas de technologie débridée, ce qui l’intriguait maintenant le plus était…

-Pourquoi est-ce que tu as une forme de main peinte en noire sur le visage?
-Parce qu’Oboro est stupide, éluda le portebrume.
-Ah. Un geste déplacé?
-...
-Mauvais client, je sais.
Et où est Oboro?
-Elle a parlé de roteur, expliqua Madame Claudia.
-Meauteur, corrigea Ryosuke.
-Euh, fort bien?
-Une pièce de machine qu’elle doit vérifier avant de faire quoi que ce soit. C’est comme avoir une poêle chaude avant de pouvoir cuisiner.
-Bah, au pire on peut toujours faire une salade, sans poêle, siffla Soeur Amugenze. Il suffit d’un couteau.
-Ou se débrouiller avec juste du feu, surenchérit Judicaël.
-Vu tes derniers exploits à vouloir cuisiner, je préfèrerais que tu ne me reprennes pas sur ce thème, sécha Ryo en réponse à leurs boutades. A moins de vouloir une nouvelle mutinerie.

Huit jours plus tôt, il avait suffit d’une poignée de sel en trop, de lentilles pas assez cuites et de riz en bouillie pour que le pauvre Judicaël se retrouve à jamais écarté de la corvée de tambouille. Ryosuke avait rattrapé avec plusieurs épices et en faisant sauter le tout, calmant par là même les railleries empreintes de détresse venant de Kalem, Oboro, Claudia, Jeanne, Sensoph et Hamza, c’est-à-dire tout le groupe. Leurs provisions étaient trop précieuses pour qu’ils puissent jeter un repas, mais devoir manger ça aurait été trop…

-Tu es impitoyable, s’amusa le concerné.
-Gardez vos bêtises pour Oboro. Ca lui fera du bien.
-C’est noté, on ne reprend pas Ryo.
-Promis, mentit Claudia. Je note la balle perdue, par contre.

Pour sa défense, l’inquisiteur ne préparait habituellement que ses propres repas, peut-être pour deux quand il était accompagné. Jamais pour huit.

-Mais ce que vous dîtes n’est pas complètement faux, reconnut le petit moine. Oboro ne veut pas piloter l’appareil. Et ne va probablement pas le faire. Elle me donne plus l’image d’une vétérinaire amenée de force dans un hôpital de campagne. Qui se rassure en commençant à s’occuper des chiens errants au lieu des soldats blessés.

La remarque fit sourire les deux autres, mais Ryo n’eut pas le luxe de le voir : parce que c’est à peu près à ce moment que les lumières s’éteignirent subitement. Celles du zeppelin, mais pas que. Toutes les lumières du camp venaient de flancher d’un coup, ne laissant que la lune et la brume luminescente pour percer les ténèbres.

-C’EST MOI, C’NORMAL F’PAS S'INQUIÉTER!, gueula l’épistote au travers des couloirs.
-Rassurant pour la suite, commenta Claudia.
-JE REDÉMARRE UN TRUC ET J’ARRIVE!

Et en effet, l’éclairage se ralluma aussi vite, au même titre que tous les voyants du tableau de bord. Un peu plus tard, la grande brune les rejoint finalement au poste de pilotage, encore plus sale qu’avant, mais rayonnante de satisfaction.

-Qu’est-ce qui s’est passé?, demanda Judicaël.
-Y’avait plein de trucs rien à voir qu’étaient raccordés sur le générateur du zeppelin au travers d’un hublot, du coup j’ai tout débranché et foutu dehors le gros bordel de câbles qui servaient à rien. Mais la batterie est quasi pleine et j’ai rempli le moteur, y’a encore plein de bidons de carburant dans la salle, ça va largement le faire.
-...

Un grand silence empreint de j’ai-rien-compris s’empara de ses interlocuteurs, bien qu’elle fut trop heureuse pour le voir. Claudia jeta un regard interrogateur en direction de Judicaël, qui haussa un sourcil optimiste en direction de Mr Cureuil, qui n’y comprenait rien mais regardait intensément la barre du vaisseau en se disant que quand même, ça serait hyper cool de piloter ce truc.

-Le zeppelin a bien mangé et bien bu donc il est en pleine forme et va pouvoir s’envoler, traduisit Ryosuke avec une pointe d’hésitation.

Ce qui amena un concert d’exclamations et de “Aaaaah” soulagés. De la part de Mr Cureuil également, lui valant un regard noir de sa femme. Même si, en cet instant, il n’avait d’yeux que pour les commandes de l’appareil.

-Exactement! Et en plus le frigo est plein, renchérit Oboro, donc vraiment tout va bien.
-Un frigo?
-Euh, un truc froid qui sert comme un placard qu’on utilise pour conserver les courses au frais et…
-Nous avons de quoi nourrir le zeppelin pour longtemps et ça ne périmera pas, abrégea le petit moine.
-Aaaaaah.

Ryosuke adressa un regard à sa novice en hochant doucement la tête, signifiant tranquillement qu’il se chargerait de toutes les traductions nécessaires de par son expérience en jargon épistopolien (d’à peine quelques semaines). Ce à quoi l’autre répondit d’un soupir en croisant les bras, les yeux rivés au sol dans une moue contrariée, marmonnant un quelque chose d’inaudible sur les arami-lents.

-Et les lumières dehors, du coup?

Ryo leva le nez en entendant l’hippopodame poser la question. En effet, il faisait toujours nuit noire en dehors du zeppelin. Enfin, sans compter la lumière bleue fluo et les flashs crépitants qui émanaient de la brume.

-Bah j’imagine qu’elles devaient être branchées au générateur du zeppelin et qu’ils se servaient de ça pour économiser sur leurs batteries. Y’a ptêtre un truc qu’ils ont mal branlé pour pas qu’elles reprennent le relai immédiatement, ou alors ils les ont débranchées pour faire de la maintenance, ou bien elles sont en rade et ils étaient à la one again, ou…
-Le ventre du zeppelin digérait aussi le manger pour les lumières et Oboro a coupé le cordon pour qu’on puisse s’envoler.
-Aaaaaah.

… il allait vraiment se mettre à leur parler comme s’ils avaient cinq ans, à ce stade. Non pas qu’ils semblaient mal le prendre, en plus.

-Et ils ont ultra mal chié leur truc si ce que j’ai fait ça suffit à tout couper, vulgarisa la grande brune en abandonnant enfin toute notion de détail. C’pas ma faute, précisa-t-elle machinalement.
-Et la brume?, demanda Mr Potam.

Le métamorphe se trouvait désormais vêtu d’un uniforme d’officier trouvé dans la réserve qui lui seyait à merveille, les épaulettes relevant avantageusement sa silhouette naturellement affaissée. Mais surtout, c’était la cape attachée à sa tenue qui lui plaisait le plus. Il avait trop la classe. Un avis partagé par sa femme, mais que personne ne pouvait réfuter.

-Quoi la brume?
-Pourquoi est-ce que la brume a maintenant plein plein d’yeux de psychopathe et nous regarde méchamment comme si elle voulait nous violer notre âme et bouffer nos carcasses?
-Hein?

Tous s’approchèrent des vitres, pour regarder haut dans le ciel. Ils ne s’en étaient pas immédiatement rendus compte avec la chute soudaine de l’éclairage, mais en fait…

Là-haut, la brume s’était comme densifiée, en prenant une teinte violacée aux éclats cramoisis. Teinte qui se diffusait progressivement jusqu’au plancher des vaches, comme une goutte de colorant versée dans un verre d’eau. A l’échelle de tout le ciel.

Et disséminés dans ces amas de volutes, à une centaine de mètres au-dessus du sol… il y avait des yeux. De nombreuses paires d’yeux surdimensionnés et pourtant surprenament humains, aux pupilles écarlates, engoncés dans la brume comme ils pourraient l’être sur un visage. Sauf qu’ils ne clignaient pas. Judicaël en dénombra une trentaine, là où les autres eurent simplement le ressenti qu’une bande de colosses les regardaient intensément au travers de la brume. Comme les intrus qu’ils étaient.

La plupart injectés de sang, dans des proportions variables. On pouvait aisément en distinguer les capillaires, même d’ici. Et pour certains, c’était tout l’oeil qui, excepté la pupille, était gorgé de rouge.

-Woputain.
-Sainte Mère…
-Chéri…

Tous étaient tournés vers le camp. Puis se tournèrent vers le dirigeable. Puis…

Un frisson collectif parcouru la fine équipe lorsque les yeux s’arrêtèrent exactement sur eux. Tous perçurent subitement le même concert de murmures écrasants qui se répondaient l’un à l’autre, sifflés dans une langue inconnue aux intonations impossibles, chaque syllabe trop dense et trop assourdie pour être distinguable, mais si fortes qu’ils les sentaient vibrer et résonner jusque dans leurs os et dans leurs âmes, au point de prendre le pas sur leurs propres pensées, de les étouffer et les rendre inaudibles, ou muettes. Même leurs sens, ce qu’ils percevaient de leur environnement, se retrouvèrent ensevelis et éteints sous cette pression monstrueuse. Le temps pouvait s’écouler, ils n’avaient plus moyen de le savoir. Tous se retrouvèrent comme en stase, leurs esprits suspendus par la brume, isolés du réel, engourdis dans le vide.

Mais bien vite, les choses se désintéressèrent de nos ouailles, reportant leur attention sur le reste du camp et ses environs. Et tous sortirent aussi vite de leur paralysie, sans avoir vraiment pu réaliser ce qui venait de se produire.

-Qu’est-ce qui se passe?, enchaîna Mr Potam.
-Les balises, comprit déjà Judicael.
-Oh putain, réalisa Oboro.

Son sang ne fit qu’un tour, et elle le sentit électrifier tout son corps en lui vrillant les veines. L’épistopolitaine porta une main contre son coeur pour tenter d’apaiser sa bouffée de malaise, en vain.

-Je ne comprends pas?, demanda Ryosuke.
-Le ventre du zeppelin donnait aussi à manger aux balises. Et elle a tout coupé.
-Eh!! J’ai dit que ça n’est pas de ma faute!!
-Ca n’est pas ce que j’ai dit, apaisa le grand dadais. Mais c’est une conséquence.
-Et en quoi ça cause ça?, demanda Claudia.

Elle devait bien être la seule à se sentir encore calme vu la situation. Ryosuke sentait ses épaules et sa nuque bien plus lourdes qu’à l’accoutumée, et Judicael avait l’air plus… absent qu’en temps normal, d’une manière insondable.

-Les démons de la science repoussent les démons de la brume, récita le moine. Mais la brume finit toujours par gagner d’une manière ou d’une autre, et elle déteste la science. Les épistotes n’y croient pas et abusent de leurs pouvoirs, et en profitent pour agir impunément jusqu’au coeur de son territoire, y compris dans le ciel. Et d’un coup, cette protection flanche. Qu’est-ce qui va se passer?
-D’accord, normal qu’elle profite de l’occasion pour tous les défoncer, comprit Claudia. Les damner à son tour.
-Mais dans ce cas, objecta Judicaël, pourquoi est-ce qu’elle ne s’y est pas prit plus tôt, hier, quand nous les avions croisés en vadrouille dans la brume?
-Ils suivaient un chemin balisé, et devaient en avoir des portatives avec eux?
-Peut-être qu’ils ont fait quelque chose d’autre depuis qui l’a encore plus énervée depuis? Mais qu’ils étaient à l’abri tant qu’il y avait les balises?
-… peu importe, conclut leur chef d’équipe.
-Je pense que nous ferions mieux de partir, déclara Ryosuke. Tout de suite.
-Ouais, on décolle, demanda hippopodame. S’il vous plaît.
-A pied, corrigea le moine.
-Pardon?
-La brume déteste la science, je ne pense pas que rester dans l’énorme machine technologique à paitrol volante soit une bonne idée, rétorqua-t-il. Et encore moins s’en servir.
-Mh, mais, si c’est les gentils aramilans qui le font, peut-être qu’elle nous laissera faire?, ironisa Mme Cureuil.
-...

Ca n’était pas complètement impossible, songea Ryosuke. Il n’en avait aucune idée, et ne répondit pas.

A son tour, il jeta un regard à Judicaël comme pour le consulter, ou attendre qu’il tranche. Mais l’inquisiteur, plongé dans une énième de ses retraites silencieuses, se contentait de regarder l’horizon au travers de la vitre en réfléchissant à…

Faux, se corrigea le portebrume.

Ca n’était pas au travers de la vitre qu’il regardait.

C’était la vitre, et l’énorme plaque de givre qui s’était formée dessus en même pas trente secondes, depuis la dernière fois qu’il l’avait regardée.

-C’est moi ou ça pèle grave, d’un coup?, demanda Claudia. Genre, vraiment grave?
-Non, répondit le moine.

Ce faisant, Ryosuke approcha de la verrière, et posa sa main dessus. Toute la paume. Il ressentit de la fraîcheur, sans plus. Malgré la plaque de givre. Qui continuait de s’épaissir à vue d’oeil.

-Non plus, déclara Mr Potam.
-Si!, objecta sa femme. Oh que si!

Madame Potame vint se blottir contre lui et s’enveloppa sous sa cape, en se frottant les mains avant qu’il ne les empoigne. De la buée s’échappait de sa bouche au rythme de sa respiration. De même que pour leur Soeur et l’Inquisiteur. Mais pas eux.

-Oboro?, héla Judicaël en la sentant absente.
-Beuh, pas vraiment.
-Non, je voulais dire autre chose. Il va falloir rebrancher les balises antibrume. Et on va devoir faire vite.
-Han? T’es sérieux?
-Sinon, ils vont mourir de froid dehors.
-Pourquoi? Vous avez si froid que ça?
-Non, répondit Claudia.
-Mais la brume affecte les gens en fonction de ses préférences, expliqua l’inquisiteur. Les portebrumes sont des privilégiés, vous ne ressentez presque rien. Claudia, Miss Cureuil et moi-même, nous sommes juste tolérés, ça reste encore vivable. Mais eux…
-Oh. Ok. Putain.
-Donc tu veux les sauver, résuma Ryosuke.
-Oui.
-Donc prendre le risque qu’il nous arrive nous aussi quelque chose à énerver la brume, objecta Claudia. Mais aussi qu’on se mette en difficulté pour des gens qui profiteront probablement de l’occasion pour nous mettre dans le dur quand ils seront conforts.
-J’ai conscience de ça, je suis prêt à vous entendre. Mais il faut choisir vite.
-Je pense que c’est idiot et qu’on ne prend pas ce risque. Ils sont venus dans la brume, ils ont des armes, ils s’en servent, ils sont prêts à tuer, ils sont prêts à mourir. Nous ne leur devons rien, trancha la Soeur.
-Il y a une chance qu’ils parviennent à réactiver leurs balises en urgence?, essaya Oboro.
-Tu t’y connais mieux que nous.
-Hu…, grommela-t-elle sans conviction.
-Ils n’y arriveront pas, fit Mr Potam sur un ton d’évidence. Mais je ne sais pas quoi en dire… peut-être qu’on devrait essayer?
-Avec ce qu’ils nous ont fait? Chéri, tu rêves?
-Oui, je sais que c’est idiot. Mais eh, c’est pour ça que tu m’aimes, je crois.
-Oui, mais non! Enfin, oui mais…
-C’est pas ce qu’on devrait faire, quand même?
-Je suis sûre qu’ils se sont dits la même chose au moment où ils vous capturés, lâcha Claudia.
-Oui, c’est trop dangereux, renchérit Mme Potam.
-Je vais jeter un coup d’oeil, prévint Ryosuke à l’adresse de Judicaël en se rapprochant de lui sans chercher à interrompre les échanges. Je reviens.

Il n’avait pas d’avis arrêté sur la chose, mais peut-être que voir ce qui se passait dehors mettrait fin aux questions qu’ils se posaient. Allongé sur le sol, il se désincarna à nouveau, puis fusa en diagonale pour rejoindre l’extérieur. Ce faisant, il traversa la salle à l’étage où s’étaient barricadés les trois épistotes qu’ils n’avaient pas pu atteindre.

Et il fit demi-tour pour y revenir aussi vite, convaincu d’avoir eu la berlue en passant au travers.

Parce qu’ils étaient cinq, maintenant.

*
* *
*

Fatine n’était pas très sûre de ce qu’elle devait faire. Avec Frank, ils s’étaient mis en position au pied du dirigeable… et avaient eu l’extrême déconfiture de constater que les aramilans avaient refermé la rampe derrière eux. Qu’à cela ne tienne, son acolyte avait commencé à démonter le panneau de commande extérieur pour l’ouvrir : même si c’était difficile quand les portes étaient verrouillées de l’intérieur, il savait bidouiller. Et pendant ce temps, Suzanne et Nicole s’étaient tenues en standby sur le toit de l’habitacle du zeppelin, aux abords de la trappe qu’elles devaient emprunter.

L’objectif était que les deux groupes se coordonnent pour prendre les intrus en étau, par surprise, et en triomphent d’une traite. En espérant pouvoir passer à l’action avant que cette bande de connards ne fassent de la merde à l’intérieur du zeppelin.

Mais tout ça, c’était avant que le courant ne lâche. Que le brume ne devienne folle. Que ces yeux apparaissent. Que la température s’effondre, et que la neige les tue.

-F-f-f-f-ra-an-ank, t-t-t-tu v-vas y ar-r-rriv-ver?
-P-p-p-pu d’jus, j-j-je p__p__peux ri___ri-rien fffffairrrrrre! Et j-j-jjjje sens m-m-m-mêm pp__p-lu mm_mes d-ddd-oi__gts!
-P-p-p-put_t__t__tain de m-m-mm___m… c’___ ff-fff-ffout__t, faut qu-qq__qu’on ss-se cc-ccc-cou-vvv__re!
-Hein?
-Se réf-f-fffff____ ttt-tent-te, vite!

Tout était si glacial que son corps se recroquevillait spontanément pour se mettre en boule, elle devait déployer de grands efforts rien que pour rester debout. Manquant de déraper sur le sol entièrement verglacé, la sergente se rattrapa in extremis et poursuivit sa lente progression jusqu’à l’abri le plus proche… qui se tenait infiniment trop loin, parce qu’elle n’avait fait que six pas.

L’air lui-même était gelé au point que son simple contact lui brûlait furieusement les yeux et l’épiderme. Et ses muqueuses, ses narines, sa gorge et ses poumons la torturaient à chaque inspiration. Fatine pensa soudainement aux deux autres, sortit sa radio et tenta de les appeler… en vain. Elle entreprit laborieusement de déployer ses doigts complètement transis de froid, manquant à quatre reprises de faire tomber l’appareil, puis pressa le bouton. Sans qu’aucun son n’en sorte. Est-ce que c’était le froid, ou encore autre chose? Pestant un grand coup, elle rangea l’appareil dans sa poche ventrale et…

… l’abandonna par terre, incapable de le replacer convenablement, et encore moins d’attraper la fermeture éclair avec le peu de force et de motricité qui restaient à ses mains. Déjà?

Mais un froid aussi dur, ça n’était littéralement pas possible. Même dans une chambre froide, ça n’était pas comme ça.

De même pour les sifflements sourds et les grondements incessants qui lui résonnaient dans le crâne. Est-ce que c’était son sang, qui jouait du tambour en cascadant dans son crâne? Un rush d’adrénaline?

Rageusement, Fatine se mordit les lèvres, mobilisa tout ce qu’elle pouvait d’elle-même. Ca n’était vraiment pas le moment de flancher.

Mais elle tremblait tellement… c’en était extrêmement douloureux. Épuisant, surtout. Ou le contraire.

-Frank? Tu suis? Tu tiens le coup?

La sergente se retourna, pour découvrir son subordonné vacillant derrière elle, toujours debout, mais curieusement recroquevillé sur lui-même. Il avait abandonné son fusil et plongé ses mains dans ses poches, mais la peau de son visage était tapissée de plaques blêmes, presque cadavériques, boursouflées par endroits du fait des engelures, et d’autres complètement pourpres, décapées par le froid. Comme ses doigts à elle… sauf les extrémités qui commençaient à tirer vers le noir, comme du charbon, se nécrosant à vue d’oeil. Elle ne parvenait même plus à les remettre dans ses poches, ses bras étaient beaucoup trop lourds pour qu’elle puisse les…

Merde.

-Allez beau gosse, tu vas lever tes fesses et venir avec moi.

Il ne répondit pas, mais sembla réagir à l’étrange compliment. Et se remit à la suivre. Bien.

Il neigeait dans le camp, maintenant. Pas tant que ça, et pas plus qu’avant. Ca n’était pas du tout un blizzard, quand bien même le ressenti était de ce genre. Pire que ce genre? L’épistopolitaine ne savait pas ce que c’était. Et ces yeux dans le ciel… putain, elle n’avait jamais vu ça. Rien entendu de ce genre, non plus. Les gens disaient qu’il y avait plein de saloperies dangereuses dans la brume, mais que la brume ça allait… bande de cons.

Les insulter l’aidait à rester concentrée sur ce qu’elle faisait. De même pour les tambours qui vibraient dans son crâne avec une cadence de plus en plus folle, gardant son esprit affuté pour commander à son corps engourdi.

Et c’était efficace : elle avait dû avaler la moitié de la distance qui la séparait de la tente la plus proche, peut-être une vingtaine de pas. Contrairement à Frank, qui peinait bien en retrait. Fatine lui héla encore des mots d’encouragements, mais il resta sans réagir. Ce qui l’amena à l’insulter copieusement. Sans succès non plus.

Tiraillée à l’idée de l’abandonner, Fatine s’autorisa, le temps de quelques secondes, le droit de détourner son regard de l’objectif pour les lever au ciel, et regarder droit dans les yeux les abominations qui les toisaient d’en haut. Depuis le début, elle sentait leurs regards peser de tout leur poids sur ses épaules et le haut de son crâne, comme si quelque chose d’autre que le froid exerçait une pression continue sur son corps. Et ce genre de ressenti, ça ne pouvait être que du fait de ces gigantesques saloperies incrustées dans le ciel qui voulaient les tuer.

Par pur hasard, ou peut-être instinctivement, elle plongea son regard droit dans la paire d’yeux de brume qui l’observait elle, spécifiquement. Elle ne l’expliquait pas, ça c’était fait tout seul.

Les tambours s’affolèrent aussitôt, et les sifflements se transformèrent en quelque chose qui devaient être des voix, même si rien de distinguable n’émergea du foutoir que c’était. Ca ne lui évoquait rien du tout. Mais ça la libéra de tout, en une fraction de seconde.

Du froid, de la douleur, de la fatigue, de la peur… de sa carcasse gelée jusqu’aux os, de ses muscles complètement gangrenés d’engelures, de ses poumons qui semblaient engloutir de l’huile bouillante à chaque inspiration. Elle ne sentait plus rien, pas même son propre poids. Son ego lui-même disparut en même temps, estompé par la brume sur un simple regard.

Comme Frank derrière elle, la sergente s’effondra au sol. Mais pas de la même façon, elle le sut instinctivement. Elle n’avait pas quitté des yeux les deux globes engoncés dans la brume au-dessus d’elle, et soutenait tranquillement son regard. Pas de manière active, ni de manière consciente. Pas de son propre fait, non plus. Mais ses sens lui revenaient peu à peu, au même titre que son corps, et le poids de ses pensées. Ainsi que sa conscience, et sa faculté à mouvoir sa raison et son corps librement.

Elle ne se sentait plus mal. Elle se sentait rudement bien, en fait. Et surtout, elle se sentait en paix.

Tout ça n’avait pas duré bien longtemps, même si l’épistopolitaine n’avait qu’une vague impression de tout ça. Elle passa un moment à regarder le ciel, et les yeux, et la brume, mais se recentra rapidement sur le plus important : elle-même.

Fatine était morte, ça ne faisait aucun doute. Il suffisait d’un regard sur le peu qu’elle voyait de son corps pour savoir qu’elle était un cadavre englouti par le froid, et dans un sale état. Mais elle n’éprouva ni peur, ni panique, ni dégoût, ni regret à la vue de ce qu’elle était. Ce qui n’était pas normal, parce que ce qui lui arrivait était absurdement horrifique. D’un point de vue logique, elle le savait parfaitement. Mais aucune émotion révulsée ne lui venait malgré tout. Elle devina que la brume y était forcément pour quelque chose. Quant au pourquoi du comment…

Dans la brume, il y avait énormément de choses mortes qui ne l’étaient pas vraiment. Et autant de choses impossibles qui arrivaient tout le temps. Pas grand chose ne pouvait s’expliquer, dans cette merde.

D’une manière ou d’une autre, elle était devenue une de ces choses. Une des nombreuses choses qui résidaient dans la brume.

Plusieurs des yeux dans le ciel étaient toujours tournés vers elle, mais… plus de la même façon. Elle ne ressentait plus leur poids la presser. Ils ne lui voulaient plus rien.

Pour autant, ce qu’elle devait faire lui semblait aussi naturel que pour un veau ou un poulain qui venait de naître. L’animal se dressait instinctivement sur ses quatre pattes, prêt à téter sa mère après même pas deux heures. Aussi se releva-t-elle pour faire demi-tour et s’approcha du cadavre de Frank, dans le même état qu’elle. A ceci près que lui était juste un cadavre. Pas comme elle. Vraiment mort.

Délicatement, dans un geste qui aurait été le même si elle avait voulu lui prendre le pouls ou lui donner à boire, elle s’agenouilla auprès de lui et entreprit de tirer sur sa nuque, pour détacher la tête de Frank du reste de son corps. Ce qui se fit avec une facilité déconcertante. Elle n’avait pas eu besoin de forcer, pas plus qu’elle n’en avait eu l’envie. Ca s’était fait tout seul. Bien sûr, que ça n’était pas normal. Mais ça n’était pas une question que se posait un bébé quand il aspirait de l’air pour nourrir ses poumons. Il le faisait naturellement.

Alors, la sergente porta la tête de son subordonné contre sa poitrine, la borda un instant, et…

-Tu veux venir avec moi?
-Je sais pas. Tu m’appellerais encore beau gosse tout du long ou c’était juste sur le coup de l’émotion?
-Putain t’es trop con, Frank.
-Ouais, ironisa le concerné. Plus sérieusement, Fatine, WTF?
-Je ne sais pas.
-On devrait être morts de trouille à se pisser dessus, c’pas normal.
-On devrait être morts tout court, aussi.
-’Ccessoirement. Truc de ouf.

Les deux restèrent silencieux un moment, à essayer de faire le ménage dans leurs têtes sans le moindre succès. Avant de reprendre leurs échanges, sans que ce qu’ils disent ne puisse avoir de sens. C’était juste… impossible, n’importe quoi.

-Je peux voir les alentours, ce que ça donne?, demanda Frank. Tu peux me faire voir?, se sentit-il obligé de préciser.
-Ouais. Doucement, j’imagine?
-Chais pas. De préférence, on va dire? Ca peut avoir le vertige, un crâne-cadavre?

Avec précaution, elle le retourna tout en le maintenant contre elle, pour qu’il puisse contempler à son tour le ciel, et la brume, et… tout le bordel ambiant. Il ne trouva rien à dire, étrangement.

-Je pense qu’on peut sauver les autres aussi, continua Fatine. ‘Fin, sauver… récupérer les autres, on va dire. Je crois qu’il faut y aller.
-”On” ou “tu”? J’ai plutôt l’impression que ça vient de toi. Mais merci pour le save, je me plains pas.
-Pfff… aucune idée.
-Il se passe quoi si tu me lâches, pour voir? Je perds conscience? Je meurs pour de bon?
-Je n’ai pas envie de te lâcher, Frank.
-Ouais, moi non plus. Le fais pas. Ben écoute, ouais pour les autres, hein. Pas de raison, au contraire.

Ca n’allait pas ếtre pratique pour elle, de devoir garder Frank en permanence dans ses mains. Et ce serait impossible de faire ça avec d’autres en même temps. Mais à nouveau, la solution lui apparut aussi intuitivement que quand elle l’avait réveillé. Sans forcer, elle le pressa le dos du crâne de Frank contre son torse, et insista avec douceur pour le loger au beau milieu de sa cage thoracique. Aussi impossible que cela puisse paraître, ses chairs l'accueillirent sans problème, en se mouvant pour lui faire de la place… avec la même facilité qu’elle avait eu à détacher la tête de Frank un peu plus tôt.

-Oh putain, je vais vomir. Ah nan j’plus d’estomac, c’vrai. Je peux utiliser le tiens tu crois? Il se passe quoi si j’ai faim? Ou si j’ai envie de boire? Faut que ça mange, un mort vivant? T’as une envie de cerveaux?
-Ta gueule, Frank.
-A vos ordres, sergente. Dommage que je vous voie plus, par contre.
-On verra plus tard si on peut pas faire mieux. Ca va, c’est assez droit pour toi?
-Si c’est assez droit pour m… putain c’est n’importe quoi. Qu’est ce qui nous arrive?, répéta Frank.
-Je n’en ai aucune idée.
-Pourquoi ça me dégoûte pas? Je suis un crâne planté en travers de ma sergente, sauvez-moi.
-Ouais.
-Af. Bon. Possible de me redresser un peu plus sur la droite? Dans le sens horaire, de genre deux heures? Je suis un peu de travers là.
-Comme ça?
-L’autre sens horaire, s’il te plaît. Voilà, impec.

C’était vraiment bizarre. Mais pas douloureux, ni même inconfortable, ni… gênant. Ni pour elle, ni pour lui. Ca n’était pas normal. Ca n’était vraiment, vraiment pas normal. Ils étaient devenus fous. La brume leur avait fait… une abomination, et…

-Tu peux continuer de me parler s’il te plaît? Je suis en train de psychoter, et j’veux pas psychoter.
-A vos ordres, sergente. Alors j’viens de me dire, si on mélange Frank et Fatine, ça donne…
-Hm…?
-Franktinestein!
-PUTAIN, FRANK!!!
-Ok, ok, ok… euhm, vous pensez que Nicole et Suzanne s’en sont sorties? Ou tout le reste du camp?
-J’espère. Peut-être qu’elles ont pu rentrer dans le dirigeable et que c’est moins pire dedans. Sinon, on les prend avec nous.
-Si je peux me permettre, ne mettez pas Suzanne à côté de moi si jamais on l’embarque.
-Ouais, nan.
-Encore que je dis ça mais… on est une quarantaine, y’aura pas assez de place sur vous, sergente. Qu’est-ce qu’on va pouvoir faire?

Il avait raison. D’autant plus qu’avec ce nouveau poids ajouté à son corps, elle se sentait plus pataude. Son équilibre n’était plus le même, son centre de gravité s’en retrouvait modifié, elle devait se mouvoir d’une façon qui était complètement étrangère à ce qu’elle savait faire. En rajouter d’autres… aurait vite ses limites.

-Peut-être qu’il y en a d’autres comme moi?
-Qui peuvent faire kangourou pour les autres? Ptêtre. J’aurais bien aimé en faire partie, dans ce cas. Pourquoi vous et pas moi?
-Je ne sais pas. Par contre…

Elle aurait pu se remettre en mouvement, et se diriger vers les corps qui gisaient au devant de la rampe du zeppelin. Forcément morts, eux aussi. C’était ceux que les intrus avaient séché pour pouvoir embarquer. Elle reconnaissait Alonso, un autre sergent qui avait toujours été adorable avec tout le monde, ainsi que ses deux ouailles, pas vraiment dégourdis mais mis entre de bonnes mains pour pouvoir se rendre utiles. Oui, elle voulait les sauver, eux aussi.

Mais avant ça, quelque chose la retenait là où se tenait, près de la dépouille de Frank. Elle sentait qu’elle n’avait pas fini. Qu’elle pouvait encore faire autre chose. Et que ce serait utile.

Si elle avait réussi à détacher sa tête pour la joindre à son corps, peut-être que…

*
* *
*

-QU’EST CE QUE VOUS AVEZ FAIT!?!

Comme à son habitude, Suzanne avait été plus rapide que tous les autres. Plus rapide que Ryosuke, qui n’avait pas eu le temps de regagner son corps pour prévenir le groupe que des soldats étaient entrés par une trappe dans le toit. Plus rapide que Nicole, qui n’avait pas pu l’empêcher de débouler en trombe sur les Aramilans pour leur hurler dessus toute la merde qu’elle pouvait penser d’eux.

Et presque, mais pas plus rapide que Claudia, qui s’était interposée de trois pas en avant tout en se mettant en garde pour couvrir les siens.

-VOUS AVEZ TOUT PÉTÉ!
-Alors non, commença Judicaël, c’est…
-ON EST EN TRAIN DE MOURIR DEHORS, IL FAIT UN FROID DE DINGUE, REMETTEZ LES BALISES!

Elles n’avaient été exposées qu’une vingtaine de secondes à l’air libre avant de se réfugier précipitamment dans le zeppelin, refermant la trappe aussi vite qu’elles l’avaient ouverte pour se mettre à l’abri de cette horreur. Maintenant encore, la température leur semblait abominable, mais c’était sans comparaison possible avec ce qu’il y avait au dehors.

-BOUGEZ-VOUS, TOUT DE SUITE!

Nicole venait d’apparaître à ses côtés, ses couteaux tendus devant elle en se préparant au pire. Bientôt suivie par les trois autres épistotes, pas du tout aussi convaincants dans leur façon de tenir leurs outils comme si c’était des armes.

Mais Claudia ne bougea pas d’un iota. Ils pouvaient même être trente, la porte de la salle de pilotage faisait office de goulet d'étranglement qui les empêchait de progresser à deux de front sans se porter préjudice. Tant qu’elle ne reculait pas, elle savait qu’elle garderait l’avantage.

-Oui, c’est ce que nous allions faire.

La voix de Judicaël sonnait maintenant avec un timbre complètement différent de ce qu’elle était d’habitude. Toujours ferme et assurée, mais… eh bien, il ne donnait pas l’impression que c’était parce qu’il lui manquait une case. Et malgré cela, sa douceur était telle que la jeune soldate ne sut pas réagir.

-Quoi?
-Tout est un accident. Nous ne voulions pas faire ça. Pas comme ça, en tout cas.
-Vous vous foutez de ma gueule? On a l’enfer sur le cul et vous vouliez pas ça?
-Est-ce que quiconque aurait eu envie de ça, s’il avait pu savoir? Pas même pour le faire subir à un autre.

Ce faisant, Judicaël Adhémar Cassien de Hautedune s’avança au devant de soeur Amugenze, qui échoua à lui bloquer le passage. La faute aux énormes épaulettes qui ornaient le costume de l’inquisiteur et faussaient lourdement la largeur de ses épaules.

-Mais il n’est peut-être pas trop tard. Rangez vos armes, mettez vous à l’abri, ne nous menacez pas, et nous rebranchons les balises.
-Mais ça va pas la tête!?, beugla Suzanne. Genre on peut te faire confiance?
-Non. Mais vous ne pouvez littéralement rien faire. Les câbles sont dehors, et la brume vous tuerait. Donc il faut que ce soit nous.
-Qu’est-ce qui nous dit que t’es pas en train de me pisser des mensonges, là?
-Absolument rien du tout. Et je refuse de vous laisser un otage en guise de garantie. Il va falloir nous faire confiance. Et nous perdons du temps.
-...
-Il a raison, calcula Nicole sur un ton agacé.
-Allez vous mettre à l’abri là où vous aurez le moins froid, nous nous chargeons du reste. Est-ce que je peux vous faire confiance?

*
* *
*

Et malgré tout, cette histoire n’était pas encore au niveau de ce qu’il avait entendu de pire au sujet de la brume, songea Ryo en attendant que la lourde rampe de la soute ne finisse de s’abaisser. Ce qui ne l’empêchait pas du tout d’être terrifié, cela dit.

Judicaël, Claudia et lui-même devraient descendre au pas de course, en direction du flanc tribord du zeppelin, pour récupérer les câblages à la hauteur de la pièce où leur épistopolienne au rabais les avait bazardés par dessus bord.

Oboro avait pour sa part été écartée de la sortie, au motif qu’il valait mieux qu’elle soit prête à réceptionner les câbles dans la salle des machines pour les rebrancher au plus vite. Mais la vraie raison, c’était qu’elle était de toute évidence beaucoup trop ébranlée par tout ça pour pouvoir être fiable. Il faudrait espérer qu’elle ne commette pas d’impair au moment de rebrancher les balises, toute confuse qu’elle était, mais ça… ils verraient en tout voulu.

Mais lui, le petit portebrume, avait encore les idées claires. Et surtout, il ne souffrait pas du froid. Une paire de bras en plus serait forcément utile.

Pour autant, ce qu’ils entrapercurent au fur et à mesure de l’ouverture de la rampe, au pied du zeppelin, les plongea tous dans une panique telle qu’ils cessèrent complètement de réfléchir à ce qu’ils allaient faire dans les minutes à venir.

-Fermez la porte. Fermez la porte!, aboya Claudia.
-Quoi?

Mais c’était trop tard. Alors il s’éloigna précipitamment, en direction des dix autres qui les regardaient depuis le fond de la soute.

-FERMEZ. LA. PORTE, répéta la soeur.
-Je peux pas!

Même Claudia recula. Ainsi que Judicaël, complètement prit de court. Mais les deux continuèrent de faire face, et brandirent leurs armes respectives en direction de…

Un genre de grand, de très grand mort vivant. Mais surtout, de vraiment très massif.

Haut de deux mètres et demi. Humanoïde, mais aux membres trop épais pour qu’on puisse qualifier cette silhouette d’humaine. Tous plus larges que le tronc d’un adulte. Et pourtant, très mal proportionnés, autant dans l’absolu qu’eu égard à sa taille imposante. Les deux membres lui faisant office de jambes était bien trop massifs, alors que ses bras étaient clairement trop courts pour être fonctionnels, et encore moins habile. Mais ils restaient indéniablement imposants, et certainement à même d’exercer une grande force, vu leur musculature.

Prise de loin, la chose était un énorme amalgame de chairs ravagées par le gel, encore recouverte d’une peau aux teintes trop divergentes pour être confortable au regard, et vêtue d’un patchwork de vêtements et d’uniformes épistostes tous fondus dans sa masse imposante. Avec quatre têtes plantés dans son tronc comme des aiguilles l’auraient été dans une pelote d’épingles, et une cinquième située là où on l’aurait attendue.

Et la chose avança sur la rampe, en prenant soin de ne pas se cogner au plafond. Elle avait l’air pataude, ses gestes résolument méthodiques et pourtant maladroits… mais sa façon de se tenir, d’évoluer dans l’espace et de les observer trahissait une intelligence parfaitement humaine.

Pourtant, sans nullement se soucier des deux aramilans qui se tenaient devant elle, le monstre, ou du moins ses dix yeux et ses cinq visages, porta son attention au plus loin, vers le fond du hangar. En direction des deux femmes grelottantes et drapées de couvertures qui les guettaient de là, sans avoir la moindre chance de se douter que…

-Nicole? Suzanne? Vous allez bien?