Pour Oboro, il y avait quelque chose de familier à retrouver une carlingue d’acier pareille. Ca lui rappelait l’usine plus qu’autre chose, et ça n’était pas exactement un endroit qu’elle aimait. Mais la sensation était poignante, et détournait légèrement son attention de son trouillomètre qui explosait les compteurs.
Elle se contentait de suivre le mouvement général, qui consistait de quatre paumés dont un écureuil qui progressaient de cinq ou sept mètres en retrait de Claudia et Judicaël, leurs deux machines de guerre. Et concernant ce dernier, le discours pacifiste qu’il leur avait débité la veille paraissait désormais bien fumeux, maintenant qu’elle était assez proche pour entendre le craquement épouvantable d’un crâne disloqué par coup de pelle asséné de plein fouet. Impossible que cette femme ne soit pas morte sur le coup, vu la plaie qui lui fendait le… putain, tout ce sang et elle gueulait encore?
Deux gardes rappliquèrent immédiatement du couloir vers la soute principale, et braillèrent un grand coup en mettant l’inquisiteur en joue. Mais ce dernier avait déjà disparu derrière un rideau de caisses, au même titre que les autres qui s’étaient tous écrasés dans un coin de la soute pour s’extraire hors de portée de tir des soldats.
L’occasion pour Claudia de surgir dans leur dos et les jeter au sol, les maîtrisant crescendo jusqu’à les immobiliser complètement avec l’aide de son camarade revenu aussi vite. Trente secondes plus tard, les deux gaillards assommés étaient ligotés à l’aide d’un tas de chaînes destinées à maintenir des barils bien en place pendant le vol.
Ryosuke se demanda s’ils avaient fait exprès d’en blesser grièvement une pour attirer les deux autres, et les amener à s’exposer dangereusement. Mais vu la situation, il n’allait pas leur poser la question, ni former le moindre jugement. Et pas faire quoi que ce soit de susceptible de les déconcentrer.
Pour autant, il se serait bien passé de voir Soeur Amugenze abréger les souffrances de leur victime agonisante, d’un mouvement de poignard glissé par dessous la mâchoire. Le plus dur fut d’entendre la supplique paniquée et totalement impuissante de cette dernière s’étouffer progressivement pour s’éteindre dans un dernier souffle, par-dessous les sacrements solennels et la brève litanie récitée par leur gardienne, sur un ton empli de douceur. Elle avait bordé et cajolé sa victime tout du long, avec sincérité, et lui adressa un dernier mot d’excuse avant de la reposer. Sans exprimer le moindre dégoût pour le flot de sang qui dégorgeait abondamment sur ses mains, car il était sacré à sa manière, et que la Soeur devait assumer le poids de ses actes.
Le moine accepta la chose et encaissa le choc en silence, devinant que c’était la meilleure chose à faire puisqu’ils ne pouvaient pas la sauver. Pas comme sa novice épistote, qui glapit après coup en réprimant des hauts-le-coeur nauséeux face à ça. Puis l’odeur métallique du sang la saisit jusqu’à la gorge, manquant de peu de la faire régurgiter. Le couple d’hippos manifesta également de l’inconfort en détournant le regard, mais avec beaucoup moins d’affect. Peut-être bien en souvenir du traitement qu’on leur avait infligé.
-Je me suis fait surprendre, j’ai dû aller au plus vite, commenta Judicaël pour expliquer son coup sans se départir de sa bonhomie habituelle. Mes excuses. Ca ne se reproduira pas.
Sans verser jusque dans la plaisanterie, il ne souhaitait pas appesantir outre mesure le moral de ses ouailles par un ton sentencieux. Pas plus qu’il ne voulait montrer qu’il avait reçu un coup de poignard dans le bras lors de son bref affrontement. Il s’était bricolé un garrot de fortune en profitant que tout le monde aie le dos tourné, et panserait sa plaie plus tard, sur un temps de répit. Ils seraient vite dans le ciel, normalement.
-On devrait fermer l’entrée derrière nous?, suggéra Ryo pour relancer le mouvement.
L’entrée, c’était une grande trappe qui occupait tout le fond du hangar, assez large pour qu’ils puissent l’emprunter à six de front. C’était comme si le sol du lieu de stockage pouvait se rabaisser pour devenir un genre de pont pentu à emprunter, à la manière d’une planche servant à embarquer sur un navire. Mais elle devait forcément se refermer pour que les caisses ne tombent pas en plein vol. Et même s’il n’y avait pas eu de coup de feu, il y avait eu des cris. Fortes chances que d’autres gardes les aient entendus. De dedans comme dehors. Ils ne devaient pas être pris en étau. Donc, il fallait bloquer l’issue.
La seule question, c’était comment. Les trois aramilans contemplèrent l’ouverture en essayant désespérément de comprendre comment elle se mouvait. Il n’y avait pas de corde ou de poulie apparente pour pouvoir la soulever, ni même de levier ou de manivelle pour…
-Vous êtes sérieux?, déprima Oboro en les dévisageant.
Poc.Plusieurs roues crantées s’actionnèrent, déplaçant quatre caisses suspendues à des bras mécaniques qui manquèrent de renverser Ryosuke. La faute à l’écureuil, qui venait d’appuyer sur un interrupteur jaune bien mis en évidence sur un tableau de bord qui contenait forcément ce qu’ils cherchaient.
-Putain mais appuie pas sur les boutons au pif non plus duchnol, c’est débile!
-Vous êtes sérieux?, railla Claudia à son tour.
-Rhooo ça va hein.
L’écureuil crissa en rappuyant sur le bouton, avant de gesticuler des excuses à l’adresse du jeune portebrume déplacé de trois mètres de son point d’origine. Il ne releva pas.
-Chéri, fais un effort, s’il te plaît. Prends le temps de lire, soupira sa chère et tendre en relevant le bon levier.
Les aramilans observèrent le mécanisme s’actionner et faire son ouvrage sans rien y comprendre, comme à l’accoutumée avec tout ce qui relevait de la sorcellerie scientifique. Et des trois, le seul disposé à faire un effort pour apprécier le dispositif avait d’autres choses en tête.
-Bon, c’est pas tout mais il faut y retourner, lança-t-il en relevant sa pelle. Ryosuke, est-ce que tu pourrais…?
-Je pars seul, je fais un tour, je reviens. Trente secondes.
-Bon programme.
Le moine s’exécuta, s’allongeant rapidement dans un coin de la pièce avant de quitter son corps et disparaître au travers d’une paroi. Les autres en profitèrent pour souffler quelques instants avant qu’il ne revienne. Pris de curiosité, l’inquisiteur s’approcha de quelques caisses pour s’enquérir de leur contenu, mais…
-Ah oui, c’était rapide. Diantre.
-Six personnes, seulement deux ont une arme, résuma le portebrume en se relevant. Trois dans une salle à l’étage dans cette direction, il y a une échelle pour y monter mais elle donne sur une trappe refermée. Mais elle doit se soulever. Elle a l’air lourde. Un autre qui est à moitié habillé dans un genre de vestiaire, au rez-de-chaussé comme nous, deuxième porte dans le couloir sur la gauche, cette issue, pointa-t-il à nouveau. Et deux autres qui sont enfermés dans une salle à l’autre bout du zeppelin, je pense que c’est la salle des conducteurs. Il y a une vitre qui donne vers l’extérieur, plusieurs barres comme sur un bateau, des leviers et des boutons…
-Cabine de pilotage, précisa la native.
-Ils se sont tous barricadés, releva Claudia avec un air plein d’entrain.
-Je ne peux pas savoir si les portes sont verrouillées ou juste fermées.
-Je sais, petit homme.
Il ne releva pas, même s’il trouvait stupide que sa taille soit mentionnée quand les trois autres devaient tous faire plus d’un mètre quatre-vingt-dix. Mr Cureuil aussi, était sacrément grand. Mais c’étaient Claudia et Oboro qui relevaient clairement de l’anomalie, bien plus que lui-même.
La bande se remit en route, progressant rapidement : Claudia et Judicael toujours en tête, Ryosuke juste derrière pour les guider au fur et à mesure, les trois autres en retrait, bien moins à l’aise mais tout à fait confiants en leur avant-garde, Soeur Amugenze en particulier. Les deux éclaireurs s’efforçaient de vérifier que les pièces et couloirs qu’ils dépassaient étaient vides, mais manquaient de méthode, peinant à tout surveiller à la fois. Dans un coin de sa tête, Judicaël nota qu’ils bénéficieraient sûrement d’une formation auprès de membres de l’armée, pour évoluer en escouade. A garder pour plus tard.
S’en rendant compte et désireux de se rendre utile, l’écureuil s’avança au devant d’eux, pour faire le guet à l’autre bout du couloir tandis qu’ils approchaient du vestiaire que Ryo avait mentionné. Alors, l’aramilane empoigna doucement l’épaule de l’inquisiteur et appuya dessus pour le clouer au sol, leva la main à l’adresse des trois autres, se retourna et mit un doigt devant ses lèvres en soufflant doucement. Chut, plus un bruit!
-Tu peux y jeter un oeil?, demanda-t-elle au moine.
Il n’était pas confiant à l’idée de quitter son corps en plein milieu d’un couloir, mais elle l’enlaçait déjà pour le maintenir debout pendant qu’il serait inerte. Ce qui n’était pas du tout une posture propice à ce qu’il fasse quoi que ce soit, aussi la repoussa lentement pour s’asseoir à même le sol et faire son aller-retour.
-Juste derrière la porte, sur la droite. Ici, pointa-t-il pour être sans équivoque. Il a une barre de métal et est prêt à frapper. Il est paniqué, il tremble.
-C’est vraiment très pratique, de t’avoir. Je m’en charge?, proposa-t-elle à Judicaël.
Une minute plus tard, le sujet était maîtrisé, ligoté et bâillonné sans qu’elle n’ait eu besoin de l’envoyer dans les vapes. Ce qui regonfla significativement le moral du reste de sa troupe, et fit naître un sourire ironique, mais aussi attendri, sur son visage à elle. Ils n’avaient vraiment pas l’habitude, les petiots.
-Wooooohoopp, hophop, stop! Salle des machines!, lut Oboro un peu plus loin sur un écriteau.
Une image fugace passa dans la tête de Claudia : une salle dans laquelle les épistotes venaient déposer leurs inventions pour qu’elles se reposent entre deux services, et se siffler un café. Après tout, il en allait de même pour une salle des gardes, ou une salle des professeurs. Mais elle se garda de tout commentaire, devinant que ça n’était sûrement pas ça. Et les autres avaient l’air sensiblement trop nerveux pour bien prendre une blague.
-Et?, questionna leur meneur.
-Faut que je regarde, ‘a m’aidera ptêtre.
-Eh bien… bien sûr, vas-y.
-Va y’en avoir pour long, feriez mieux de pas m’attendre.
La laisser derrière eux? Ca avait l’air possible. Judicaël consulta Claudia d’un regard, qui acquiesça en retour. Ils prirent néanmoins les devants en entrant dans la salle pour s’assurer que personne ne se planque dans un recoin, et compter le nombre d’entrées qu’avait cette salle, et s’il était possible de les verrouiller, et…
… se faire un bref aperçu de la machinerie monstrueuse qui pouvait animer le béhémoth volant. Mais il y avait tellement d’appareils et d’engins et de tubes encastrés les uns dans les autres que le grand dadais à lunettes ne savait pas où donner du regard pour commencer à jauger quoi que ce soit.
-Tu commences à piger que ça va être galère?, rouspéta la jeune femme en lisant sur le visage de Judicaël.
-Je te fais confiance.
C’était même pire que ça : il lui faisait parfaitement confiance, maintenant. Oboro ne donnait pas l’image de quelqu’un qui pensait qu’il n’y arriverait pas, juste que ça serait difficile. Et si pester l’aidait à rester concentrée et ne pas paniquer, il se prêterait volontiers à son jeu.
-Ouais bah tu devrais pas.
-Mais si, tu vas y arriver. Tout est est dans le titre: épis-
top-ole.
-’Tain mais vous le ratez à chaque fois, on dit épistopolitaine, pas épistote ou épistopole ou épistruquidiot.
-Ca ne change rien à ce que je dis: épis-
top-olienne. Tu vois?
-’Tain mais t’trop con, pourquoi je souris à ça…-Joli, commenta Mme Cureuil.
Oboro réagissait favorablement aux compliments, aussi. Même les plus ridicules. Et l’inquisiteur confirmait maintenant que le simple fait de bavarder lui faisait beaucoup de bien. Approchant des instruments avec une expertise manifeste pour se les approprier, remontant mentalement toute l’arborescence de cylindres et de rouages pour les relier aux valves et et leviers afférents, elle n’en était plus du tout au stade de trembler et d’être prise de nausées comme il y a cinq minutes.
-C’est pas parce que tu sais fabriquer une roue que tu sais faire fonctionner une charrue, tu sais?, reprocha-t-elle.
-Je dirais que tu la pousses, la charrue, commenta Claudia en se mêlant à leur jeu.
-... han, mauvais exemple. C’est pas parce que tu sais tailler une pierre que tu sais construire une église.
-On a juste besoin de faire fonctionner le zeppelin, pas de le construire, objecta Judicael.
-... nan mais c’est pas ce que… euh… euh…
Ils étaient insupportables, bon sang. Ca n’était pas ce qu’elle voulait dire, et ils le savaient bien, ces cons.
-Bref, trancha l’inquisiteur. Si pas d’autres objections, à tout de suite!
-Attattatta nan mais non, j’pas envie de rester seule, hein. Imaginez que quelqu’un déboule de nulle part, je saurais pas me défendre contre un soldat armé moi…
-Tu nous as dit de ne pas t’attendre?, rappela Claudia.
L’inquisiteur manqua d’objecter qu’elle s’inquiétait pour rien, la seule autre issue de la pièce ramenant en arrière dans le couloir, par là où ils étaient déjà passés. Mais en fait, cette pièce avait l’air d’un abri convenable, pour elle comme pour les autres. Ils n’avaient pas besoin de rester groupés.
-Oui, vous pouvez rester là. Ryosuke, Madame Potame, qu’est-ce que vous en dîtes?
-Ma foi, oui… mais si mon mari vient avec vous, je viens aussi.
-Crrrrri <3 !
-Plus besoin de moi?, demanda le portebrume.
-Je pense qu’on va y arriver.
-Je viens avec vous, les deux autres restent ici, trancha le moine.
Il savait qu’il ferait aussi bien que l’écureuil pour jouer les éclaireurs, en peu plus différé. Et il ne voulait pas avoir à supporter sa comparse épistote, qui elle-même serait largement plus à l’aise à avoir les deux autres plutôt que lui pour lui tenir compagnie. Que ce soit pour lui faire la causette ou l’aider à se défendre en cas de mauvaise surprise.
-Oui, ça marchera aussi. Des objections?
Personne ne pipa mot. Alors la bande se scinda, et Ryosuke entendit le début d’une joyeuse discussion s’estomper dans son dos tandis qu’ils progressaient dans le couloir :
-Alooors… désolée pour la question mais je suis trop curieuse… vous vous êtes rencontrés comment? Si ça vous dérange pas? J’adore les belles histoires.
-Ah, fit Mr Potam en reprenant forme humaine. C’est une longue histoire, mais j’adore la racont…
-EEEH PUTAIN PAS ENCORE!!!
-Chéri, tu es tout nu.
-Oh.
Vrai.-Sois un gentil écureuil et laisse-moi raconter, mon coeur. Ou mieux, il y avait un vestiaire, va te trouver des vêtements?
-Ouaaaaiiiis, j’préfèrerais pas me faire flash des zgegs par surprise svp.
-Tchiiiii!, crissa l’écureuil en s’inclinant galamment.
-Ah et aussi, comme vous êtes à côté, vous pouvez me dire quelle jauge bouge quand je tourne cette valve, là? Y’a un truc qui s’allume?
*
* *
*
-Et donc, ce grand benêt a décidé que pour m’impressionner, il devait absolument interrompre le gourou quand…
-Gourou?
-Oui, il s’est avéré que la guilde des orfèvres qui nous avait recrutés était un secte…
-Une secte, pas un secte.
-... adoratrice de la grande Mante Nourricière des Sables de Saleek. Sauf que leur prêtresse en cheffe à tous était une catin prédatrice et cupide qui bouffait à tous les râteliers et ne cherchait qu’à croqu…
-Odile?
-Exactement, cette putain d’Odile, comment tu as deviné? T’imagines? Mon nounours et moi on lui faisait confiance depuis le début, parce qu’elle nous avait tirés d’ennui devant les braconniers, puis on l’avait dépannée dans le marais, et on a fini la traversée en cabotage depuis Opale avec elle, alors quand elle nous a proposé que sa bande nous héberge pour la nuit ça semblait naturel, et en fait, bam! Je lui ai fait confiance mais j’ai eu tellement tort…
-Tu penses que tu aurais pu faire autrem…
Armée d’un manuel poussiéreux déniché sur une étagère, Oboro virevoltait d’une machine à une autre, maintenant revêtue d’un tablier de cuir et d’une paire de gants extirpés d’un casier. Rapidement imbibés d’huile et d’essence, à force de manipuler les pièces et d’ouvrir tous les réservoirs qu’elle trouvait. Jusqu’à ce que, se retournant subitement sur un coup d’eureka pour revenir au panneau principal, elle se retrouve face à une forme sombre aux contours épatés qui s’était faufilée dans son dos, sans faire le moindre bruit.
-BWAAAAAAAAHHH!!!
Une demi-seconde plus tard, son cerveau enregistra que la bête n’était rien d’autre qu’un petit mammifère aramilan de l’ordre des moinillons nommé Ryosuke, qui aurait probablement besoin de se débarbouiller maintenant qu’elle lui avait repeint la face en le repoussant par réflexe.
-Meuputintmafèpeur!
-Je n’ai rien fait?
-Ben justement, fais du bruit, steup!
-...
-Quoi?
-Je n’ai rien dit.
S’il avait fait du bruit, elle aurait sursauté et eu l’exacte même réaction, ce qui n’aurait rien changé. Mais il n’allait pas faire l’effort de le lui signaler.
-Han. Ben justement, dis quelqu… eh, Claaaudiaaa!
-Re!
-Déjà de retour?, renchérit hippopodame pour changer de sujet.
-Oui. On en a presque fini. Les deux gars du cockpit font une sieste, mais ils vont bien, on n’a pas eu à être bien méchants. On imagine que c’était les pilotes mais on verra ça plus tard, pas eu moyen de faire autrement. Restera à s’occuper des trois autres qui se sont calfeutrés à l’étage, mais… hé, on va dire que faute de mieux, tant qu’ils ne sortent pas de leur trou, ils ne poseront pas de problème, hein? Judicaël essaie de voir s’il ne peut pas les convaincre de lui ouvrir ou au moins les bloquer, mais vu qu’on n’arrive pas à entendre ce qu’ils nous disent, j’imagine qu’eux non plus.
-Euh, va falloir les surveiller alors?
-Ils ne sont pas armés, répéta Ryosuke.
-Ouais mais ils sont trois.
-Mais nous avons Madame Claudia, signala Mme Potam.
-Ouais mais nan mais… nan okay ouais c’est vrai.
-Euh, Claudia suffira. Ou alors Soeur Claudia, ça sera parfait. Mais “Madame”, c’est un peu trop pour m...
-Alors que moi, Madame Cureuille, ça me va très bien, hein?
-Eh bien…
-Ce sera donc Madame Claudia. Vous nous protégez avec brio depuis le début, vous méritez bien qu’on vous montre du respect.
-Non mais… aaaah. On verra plus tard. Vous me suivez jusqu’à la salle de pilotage?
-Oui, Madame Claudia!
-Eh, vous ne m’épargnerez pas, hein?
*
* *
*
Judicaël n’osa même pas s’asseoir sur les sièges de la cabine de pilotage. L’habitacle lui renvoyait la même impression que la salle des machines : tous ces instruments le dépassaient complètement. Rien que les abréviations annotées sous les jauges échappaient à son érudition. Ils auraient vraiment besoin d’un épistopole pour ça.
Mais, plus que tout dans cet amas de technologie débridée, ce qui l’intriguait maintenant le plus était…
-Pourquoi est-ce que tu as une forme de main peinte en noire sur le visage?
-Parce qu’Oboro est stupide, éluda le portebrume.
-Ah.
Un geste déplacé?
-...
-Mauvais client, je sais. Et où est Oboro?
-Elle a parlé de roteur, expliqua Madame Claudia.
-Meauteur, corrigea Ryosuke.
-Euh, fort bien?
-Une pièce de machine qu’elle doit vérifier avant de faire quoi que ce soit. C’est comme avoir une poêle chaude avant de pouvoir cuisiner.
-Bah, au pire on peut toujours faire une salade, sans poêle, siffla Soeur Amugenze. Il suffit d’un couteau.
-Ou se débrouiller avec juste du feu, surenchérit Judicaël.
-Vu tes derniers exploits à vouloir cuisiner, je préfèrerais que tu ne me reprennes pas sur ce thème, sécha Ryo en réponse à leurs boutades. A moins de vouloir une nouvelle mutinerie.
Huit jours plus tôt, il avait suffit d’une poignée de sel en trop, de lentilles pas assez cuites et de riz en bouillie pour que le pauvre Judicaël se retrouve à jamais écarté de la corvée de tambouille. Ryosuke avait rattrapé avec plusieurs épices et en faisant sauter le tout, calmant par là même les railleries empreintes de détresse venant de Kalem, Oboro, Claudia, Jeanne, Sensoph et Hamza, c’est-à-dire tout le groupe. Leurs provisions étaient trop précieuses pour qu’ils puissent jeter un repas, mais devoir manger ça aurait été trop…
-Tu es impitoyable, s’amusa le concerné.
-Gardez vos bêtises pour Oboro. Ca lui fera du bien.
-C’est noté, on ne reprend pas Ryo.
-Promis, mentit Claudia.
Je note la balle perdue, par contre.Pour sa défense, l’inquisiteur ne préparait habituellement que ses propres repas, peut-être pour deux quand il était accompagné. Jamais pour huit.
-Mais ce que vous dîtes n’est pas complètement faux, reconnut le petit moine. Oboro ne veut pas piloter l’appareil. Et ne va probablement pas le faire. Elle me donne plus l’image d’une vétérinaire amenée de force dans un hôpital de campagne. Qui se rassure en commençant à s’occuper des chiens errants au lieu des soldats blessés.
La remarque fit sourire les deux autres, mais Ryo n’eut pas le luxe de le voir : parce que c’est à peu près à ce moment que les lumières s’éteignirent subitement. Celles du zeppelin, mais pas que. Toutes les lumières du camp venaient de flancher d’un coup, ne laissant que la lune et la brume luminescente pour percer les ténèbres.
-C’EST MOI, C’NORMAL F’PAS S'INQUIÉTER!, gueula l’épistote au travers des couloirs.
-Rassurant pour la suite, commenta Claudia.
-JE REDÉMARRE UN TRUC ET J’ARRIVE!
Et en effet, l’éclairage se ralluma aussi vite, au même titre que tous les voyants du tableau de bord. Un peu plus tard, la grande brune les rejoint finalement au poste de pilotage, encore plus sale qu’avant, mais rayonnante de satisfaction.
-Qu’est-ce qui s’est passé?, demanda Judicaël.
-Y’avait plein de trucs rien à voir qu’étaient raccordés sur le générateur du zeppelin au travers d’un hublot, du coup j’ai tout débranché et foutu dehors le gros bordel de câbles qui servaient à rien. Mais la batterie est quasi pleine et j’ai rempli le moteur, y’a encore plein de bidons de carburant dans la salle, ça va largement le faire.
-...
Un grand silence empreint de j’ai-rien-compris s’empara de ses interlocuteurs, bien qu’elle fut trop heureuse pour le voir. Claudia jeta un regard interrogateur en direction de Judicaël, qui haussa un sourcil optimiste en direction de Mr Cureuil, qui n’y comprenait rien mais regardait intensément la barre du vaisseau en se disant que quand même, ça serait hyper cool de piloter ce truc.
-Le zeppelin a bien mangé et bien bu donc il est en pleine forme et va pouvoir s’envoler, traduisit Ryosuke avec une pointe d’hésitation.
Ce qui amena un concert d’exclamations et de “Aaaaah” soulagés. De la part de Mr Cureuil également, lui valant un regard noir de sa femme. Même si, en cet instant, il n’avait d’yeux que pour les commandes de l’appareil.
-Exactement! Et en plus le frigo est plein, renchérit Oboro, donc vraiment tout va bien.
-Un frigo?
-Euh, un truc froid qui sert comme un placard qu’on utilise pour conserver les courses au frais et…
-Nous avons de quoi nourrir le zeppelin pour longtemps et ça ne périmera pas, abrégea le petit moine.
-Aaaaaah.
Ryosuke adressa un regard à sa novice en hochant doucement la tête, signifiant tranquillement qu’il se chargerait de toutes les traductions nécessaires de par son expérience en jargon épistopolien (d’à peine quelques semaines). Ce à quoi l’autre répondit d’un soupir en croisant les bras, les yeux rivés au sol dans une moue contrariée, marmonnant un quelque chose d’inaudible sur les arami-lents.
-Et les lumières dehors, du coup?
Ryo leva le nez en entendant l’hippopodame poser la question. En effet, il faisait toujours nuit noire en dehors du zeppelin. Enfin, sans compter la lumière bleue fluo et les flashs crépitants qui émanaient de la brume.
-Bah j’imagine qu’elles devaient être branchées au générateur du zeppelin et qu’ils se servaient de ça pour économiser sur leurs batteries. Y’a ptêtre un truc qu’ils ont mal branlé pour pas qu’elles reprennent le relai immédiatement, ou alors ils les ont débranchées pour faire de la maintenance, ou bien elles sont en rade et ils étaient à la one again, ou…
-Le ventre du zeppelin digérait aussi le manger pour les lumières et Oboro a coupé le cordon pour qu’on puisse s’envoler.
-Aaaaaah.
… il allait vraiment se mettre à leur parler comme s’ils avaient cinq ans, à ce stade. Non pas qu’ils semblaient mal le prendre, en plus.
-Et ils ont ultra mal chié leur truc si ce que j’ai fait ça suffit à tout couper, vulgarisa la grande brune en abandonnant enfin toute notion de détail. C’pas ma faute, précisa-t-elle machinalement.
-Et la brume?, demanda Mr Potam.
Le métamorphe se trouvait désormais vêtu d’un uniforme d’officier trouvé dans la réserve qui lui seyait à merveille, les épaulettes relevant avantageusement sa silhouette naturellement affaissée. Mais surtout, c’était la cape attachée à sa tenue qui lui plaisait le plus. Il avait trop la classe. Un avis partagé par sa femme, mais que personne ne pouvait réfuter.
-Quoi la brume?
-Pourquoi est-ce que la brume a maintenant plein plein d’yeux de psychopathe et nous regarde méchamment comme si elle voulait nous violer notre âme et bouffer nos carcasses?
-Hein?
Tous s’approchèrent des vitres, pour regarder haut dans le ciel. Ils ne s’en étaient pas immédiatement rendus compte avec la chute soudaine de l’éclairage, mais en fait…
Là-haut, la brume s’était comme densifiée, en prenant une teinte violacée aux éclats cramoisis. Teinte qui se diffusait progressivement jusqu’au plancher des vaches, comme une goutte de colorant versée dans un verre d’eau. A l’échelle de tout le ciel.
Et disséminés dans ces amas de volutes, à une centaine de mètres au-dessus du sol… il y avait des yeux. De nombreuses paires d’yeux surdimensionnés et pourtant surprenament humains, aux pupilles écarlates, engoncés dans la brume comme ils pourraient l’être sur un visage. Sauf qu’ils ne clignaient pas. Judicaël en dénombra une trentaine, là où les autres eurent simplement le ressenti qu’une bande de colosses les regardaient intensément au travers de la brume. Comme les intrus qu’ils étaient.
La plupart injectés de sang, dans des proportions variables. On pouvait aisément en distinguer les capillaires, même d’ici. Et pour certains, c’était tout l’oeil qui, excepté la pupille, était gorgé de rouge.
-Woputain.
-Sainte Mère…
-Chéri…
Tous étaient tournés vers le camp. Puis se tournèrent vers le dirigeable. Puis…
Un frisson collectif parcouru la fine équipe lorsque les yeux s’arrêtèrent exactement sur eux. Tous perçurent subitement le même concert de murmures écrasants qui se répondaient l’un à l’autre, sifflés dans une langue inconnue aux intonations impossibles, chaque syllabe trop dense et trop assourdie pour être distinguable, mais si fortes qu’ils les sentaient vibrer et résonner jusque dans leurs os et dans leurs âmes, au point de prendre le pas sur leurs propres pensées, de les étouffer et les rendre inaudibles, ou muettes. Même leurs sens, ce qu’ils percevaient de leur environnement, se retrouvèrent ensevelis et éteints sous cette pression monstrueuse. Le temps pouvait s’écouler, ils n’avaient plus moyen de le savoir. Tous se retrouvèrent comme en stase, leurs esprits suspendus par la brume, isolés du réel, engourdis dans le vide.
Mais bien vite, les choses se désintéressèrent de nos ouailles, reportant leur attention sur le reste du camp et ses environs. Et tous sortirent aussi vite de leur paralysie, sans avoir vraiment pu réaliser ce qui venait de se produire.
-Qu’est-ce qui se passe?, enchaîna Mr Potam.
-Les balises, comprit déjà Judicael.
-Oh putain, réalisa Oboro.
Son sang ne fit qu’un tour, et elle le sentit électrifier tout son corps en lui vrillant les veines. L’épistopolitaine porta une main contre son coeur pour tenter d’apaiser sa bouffée de malaise, en vain.
-Je ne comprends pas?, demanda Ryosuke.
-Le ventre du zeppelin donnait aussi à manger aux balises. Et elle a tout coupé.
-Eh!! J’ai dit que ça n’est pas de ma faute!!
-Ca n’est pas ce que j’ai dit, apaisa le grand dadais. Mais c’est une conséquence.
-Et en quoi ça cause ça?, demanda Claudia.
Elle devait bien être la seule à se sentir encore calme vu la situation. Ryosuke sentait ses épaules et sa nuque bien plus lourdes qu’à l’accoutumée, et Judicael avait l’air plus… absent qu’en temps normal, d’une manière insondable.
-Les démons de la science repoussent les démons de la brume, récita le moine. Mais la brume finit toujours par gagner d’une manière ou d’une autre, et elle déteste la science. Les épistotes n’y croient pas et abusent de leurs pouvoirs, et en profitent pour agir impunément jusqu’au coeur de son territoire, y compris dans le ciel. Et d’un coup, cette protection flanche. Qu’est-ce qui va se passer?
-D’accord, normal qu’elle profite de l’occasion pour tous les défoncer, comprit Claudia. Les damner à son tour.
-Mais dans ce cas, objecta Judicaël, pourquoi est-ce qu’elle ne s’y est pas prit plus tôt, hier, quand nous les avions croisés en vadrouille dans la brume?
-Ils suivaient un chemin balisé, et devaient en avoir des portatives avec eux?
-Peut-être qu’ils ont fait quelque chose d’autre depuis qui l’a encore plus énervée depuis? Mais qu’ils étaient à l’abri tant qu’il y avait les balises?
-… peu importe, conclut leur chef d’équipe.
-Je pense que nous ferions mieux de partir, déclara Ryosuke. Tout de suite.
-Ouais, on décolle, demanda hippopodame. S’il vous plaît.
-A pied, corrigea le moine.
-Pardon?
-La brume déteste la science, je ne pense pas que rester dans l’énorme machine technologique à paitrol volante soit une bonne idée, rétorqua-t-il. Et encore moins s’en servir.
-Mh, mais, si c’est les gentils aramilans qui le font, peut-être qu’elle nous laissera faire?, ironisa Mme Cureuil.
-...
Ca n’était pas complètement impossible, songea Ryosuke. Il n’en avait aucune idée, et ne répondit pas.
A son tour, il jeta un regard à Judicaël comme pour le consulter, ou attendre qu’il tranche. Mais l’inquisiteur, plongé dans une énième de ses retraites silencieuses, se contentait de regarder l’horizon au travers de la vitre en réfléchissant à…
Faux, se corrigea le portebrume.
Ca n’était pas au travers de la vitre qu’il regardait.
C’était la vitre, et l’énorme plaque de givre qui s’était formée dessus en même pas trente secondes, depuis la dernière fois qu’il l’avait regardée.
-C’est moi ou ça pèle grave, d’un coup?, demanda Claudia. Genre, vraiment grave?
-Non, répondit le moine.
Ce faisant, Ryosuke approcha de la verrière, et posa sa main dessus. Toute la paume. Il ressentit de la fraîcheur, sans plus. Malgré la plaque de givre. Qui continuait de s’épaissir à vue d’oeil.
-Non plus, déclara Mr Potam.
-Si!, objecta sa femme. Oh que si!
Madame Potame vint se blottir contre lui et s’enveloppa sous sa cape, en se frottant les mains avant qu’il ne les empoigne. De la buée s’échappait de sa bouche au rythme de sa respiration. De même que pour leur Soeur et l’Inquisiteur. Mais pas eux.
-Oboro?, héla Judicaël en la sentant absente.
-Beuh, pas vraiment.
-Non, je voulais dire autre chose. Il va falloir rebrancher les balises antibrume. Et on va devoir faire vite.
-Han? T’es sérieux?
-Sinon, ils vont mourir de froid dehors.
-Pourquoi? Vous avez si froid que ça?
-Non, répondit Claudia.
-Mais la brume affecte les gens en fonction de ses préférences, expliqua l’inquisiteur. Les portebrumes sont des privilégiés, vous ne ressentez presque rien. Claudia, Miss Cureuil et moi-même, nous sommes juste tolérés, ça reste encore vivable. Mais eux…
-Oh. Ok. Putain.
-Donc tu veux les sauver, résuma Ryosuke.
-Oui.
-Donc prendre le risque qu’il nous arrive nous aussi quelque chose à énerver la brume, objecta Claudia. Mais aussi qu’on se mette en difficulté pour des gens qui profiteront probablement de l’occasion pour nous mettre dans le dur quand ils seront conforts.
-J’ai conscience de ça, je suis prêt à vous entendre. Mais il faut choisir vite.
-Je pense que c’est idiot et qu’on ne prend pas ce risque. Ils sont venus dans la brume, ils ont des armes, ils s’en servent, ils sont prêts à tuer, ils sont prêts à mourir. Nous ne leur devons rien, trancha la Soeur.
-Il y a une chance qu’ils parviennent à réactiver leurs balises en urgence?, essaya Oboro.
-Tu t’y connais mieux que nous.
-Hu…, grommela-t-elle sans conviction.
-Ils n’y arriveront pas, fit Mr Potam sur un ton d’évidence. Mais je ne sais pas quoi en dire… peut-être qu’on devrait essayer?
-Avec ce qu’ils nous ont fait? Chéri, tu rêves?
-Oui, je sais que c’est idiot. Mais eh, c’est pour ça que tu m’aimes, je crois.
-Oui, mais non! Enfin, oui mais…
-C’est pas ce qu’on devrait faire, quand même?
-Je suis sûre qu’ils se sont dits la même chose au moment où ils vous capturés, lâcha Claudia.
-Oui, c’est trop dangereux, renchérit Mme Potam.
-Je vais jeter un coup d’oeil, prévint Ryosuke à l’adresse de Judicaël en se rapprochant de lui sans chercher à interrompre les échanges. Je reviens.
Il n’avait pas d’avis arrêté sur la chose, mais peut-être que voir ce qui se passait dehors mettrait fin aux questions qu’ils se posaient. Allongé sur le sol, il se désincarna à nouveau, puis fusa en diagonale pour rejoindre l’extérieur. Ce faisant, il traversa la salle à l’étage où s’étaient barricadés les trois épistotes qu’ils n’avaient pas pu atteindre.
Et il fit demi-tour pour y revenir aussi vite, convaincu d’avoir eu la berlue en passant au travers.
Parce qu’ils étaient cinq, maintenant.
*
* *
*
Fatine n’était pas très sûre de ce qu’elle devait faire. Avec Frank, ils s’étaient mis en position au pied du dirigeable… et avaient eu l’extrême déconfiture de constater que les aramilans avaient refermé la rampe derrière eux. Qu’à cela ne tienne, son acolyte avait commencé à démonter le panneau de commande extérieur pour l’ouvrir : même si c’était difficile quand les portes étaient verrouillées de l’intérieur, il savait bidouiller. Et pendant ce temps, Suzanne et Nicole s’étaient tenues en standby sur le toit de l’habitacle du zeppelin, aux abords de la trappe qu’elles devaient emprunter.
L’objectif était que les deux groupes se coordonnent pour prendre les intrus en étau, par surprise, et en triomphent d’une traite. En espérant pouvoir passer à l’action avant que cette bande de connards ne fassent de la merde à l’intérieur du zeppelin.
Mais tout ça, c’était avant que le courant ne lâche. Que le brume ne devienne folle. Que ces yeux apparaissent. Que la température s’effondre, et que la neige les tue.
-F-f-f-f-ra-an-ank, t-t-t-tu v-vas y ar-r-rriv-ver?
-P-p-p-pu d’jus, j-j-je p__p__peux ri___ri-rien fffffairrrrrre! Et j-j-jjjje sens m-m-m-mêm pp__p-lu mm_mes d-ddd-oi__gts!
-P-p-p-put_t__t__tain de m-m-mm___m… c’___ ff-fff-ffout__t, faut qu-qq__qu’on ss-se cc-ccc-cou-vvv__re!
-Hein?
-Se réf-f-fffff____ ttt-tent-te, vite!
Tout était si glacial que son corps se recroquevillait spontanément pour se mettre en boule, elle devait déployer de grands efforts rien que pour rester debout. Manquant de déraper sur le sol entièrement verglacé, la sergente se rattrapa in extremis et poursuivit sa lente progression jusqu’à l’abri le plus proche… qui se tenait infiniment trop loin, parce qu’elle n’avait fait que six pas.
L’air lui-même était gelé au point que son simple contact lui brûlait furieusement les yeux et l’épiderme. Et ses muqueuses, ses narines, sa gorge et ses poumons la torturaient à chaque inspiration. Fatine pensa soudainement aux deux autres, sortit sa radio et tenta de les appeler… en vain. Elle entreprit laborieusement de déployer ses doigts complètement transis de froid, manquant à quatre reprises de faire tomber l’appareil, puis pressa le bouton. Sans qu’aucun son n’en sorte. Est-ce que c’était le froid, ou encore autre chose? Pestant un grand coup, elle rangea l’appareil dans sa poche ventrale et…
… l’abandonna par terre, incapable de le replacer convenablement, et encore moins d’attraper la fermeture éclair avec le peu de force et de motricité qui restaient à ses mains. Déjà?
Mais un froid aussi dur, ça n’était littéralement pas possible. Même dans une chambre froide, ça n’était pas comme ça.
De même pour les sifflements sourds et les grondements incessants qui lui résonnaient dans le crâne. Est-ce que c’était son sang, qui jouait du tambour en cascadant dans son crâne? Un rush d’adrénaline?
Rageusement, Fatine se mordit les lèvres, mobilisa tout ce qu’elle pouvait d’elle-même. Ca n’était vraiment pas le moment de flancher.
Mais elle tremblait tellement… c’en était extrêmement douloureux. Épuisant, surtout. Ou le contraire.
-Frank? Tu suis? Tu tiens le coup?
La sergente se retourna, pour découvrir son subordonné vacillant derrière elle, toujours debout, mais curieusement recroquevillé sur lui-même. Il avait abandonné son fusil et plongé ses mains dans ses poches, mais la peau de son visage était tapissée de plaques blêmes, presque cadavériques, boursouflées par endroits du fait des engelures, et d’autres complètement pourpres, décapées par le froid. Comme ses doigts à elle… sauf les extrémités qui commençaient à tirer vers le noir, comme du charbon, se nécrosant à vue d’oeil. Elle ne parvenait même plus à les remettre dans ses poches, ses bras étaient beaucoup trop lourds pour qu’elle puisse les…
Merde.
-Allez beau gosse, tu vas lever tes fesses et venir avec moi.
Il ne répondit pas, mais sembla réagir à l’étrange compliment. Et se remit à la suivre. Bien.
Il neigeait dans le camp, maintenant. Pas tant que ça, et pas plus qu’avant. Ca n’était pas du tout un blizzard, quand bien même le ressenti était de ce genre. Pire que ce genre? L’épistopolitaine ne savait pas ce que c’était. Et ces yeux dans le ciel… putain, elle n’avait jamais vu ça. Rien entendu de ce genre, non plus. Les gens disaient qu’il y avait plein de saloperies dangereuses dans la brume, mais que la brume ça allait… bande de cons.
Les insulter l’aidait à rester concentrée sur ce qu’elle faisait. De même pour les tambours qui vibraient dans son crâne avec une cadence de plus en plus folle, gardant son esprit affuté pour commander à son corps engourdi.
Et c’était efficace : elle avait dû avaler la moitié de la distance qui la séparait de la tente la plus proche, peut-être une vingtaine de pas. Contrairement à Frank, qui peinait bien en retrait. Fatine lui héla encore des mots d’encouragements, mais il resta sans réagir. Ce qui l’amena à l’insulter copieusement. Sans succès non plus.
Tiraillée à l’idée de l’abandonner, Fatine s’autorisa, le temps de quelques secondes, le droit de détourner son regard de l’objectif pour les lever au ciel, et regarder droit dans les yeux les abominations qui les toisaient d’en haut. Depuis le début, elle sentait leurs regards peser de tout leur poids sur ses épaules et le haut de son crâne, comme si quelque chose d’autre que le froid exerçait une pression continue sur son corps. Et ce genre de ressenti, ça ne pouvait être que du fait de ces gigantesques saloperies incrustées dans le ciel qui voulaient les tuer.
Par pur hasard, ou peut-être instinctivement, elle plongea son regard droit dans la paire d’yeux de brume qui l’observait elle, spécifiquement. Elle ne l’expliquait pas, ça c’était fait tout seul.
Les tambours s’affolèrent aussitôt, et les sifflements se transformèrent en quelque chose qui devaient être des voix, même si rien de distinguable n’émergea du foutoir que c’était. Ca ne lui évoquait rien du tout. Mais ça la libéra de tout, en une fraction de seconde.
Du froid, de la douleur, de la fatigue, de la peur… de sa carcasse gelée jusqu’aux os, de ses muscles complètement gangrenés d’engelures, de ses poumons qui semblaient engloutir de l’huile bouillante à chaque inspiration. Elle ne sentait plus rien, pas même son propre poids. Son ego lui-même disparut en même temps, estompé par la brume sur un simple regard.
Comme Frank derrière elle, la sergente s’effondra au sol. Mais pas de la même façon, elle le sut instinctivement. Elle n’avait pas quitté des yeux les deux globes engoncés dans la brume au-dessus d’elle, et soutenait tranquillement son regard. Pas de manière active, ni de manière consciente. Pas de son propre fait, non plus. Mais ses sens lui revenaient peu à peu, au même titre que son corps, et le poids de ses pensées. Ainsi que sa conscience, et sa faculté à mouvoir sa raison et son corps librement.
Elle ne se sentait plus mal. Elle se sentait rudement bien, en fait. Et surtout, elle se sentait en paix.
Tout ça n’avait pas duré bien longtemps, même si l’épistopolitaine n’avait qu’une vague impression de tout ça. Elle passa un moment à regarder le ciel, et les yeux, et la brume, mais se recentra rapidement sur le plus important : elle-même.
Fatine était morte, ça ne faisait aucun doute. Il suffisait d’un regard sur le peu qu’elle voyait de son corps pour savoir qu’elle était un cadavre englouti par le froid, et dans un sale état. Mais elle n’éprouva ni peur, ni panique, ni dégoût, ni regret à la vue de ce qu’elle était. Ce qui n’était pas normal, parce que ce qui lui arrivait était absurdement horrifique. D’un point de vue logique, elle le savait parfaitement. Mais aucune émotion révulsée ne lui venait malgré tout. Elle devina que la brume y était forcément pour quelque chose. Quant au pourquoi du comment…
Dans la brume, il y avait énormément de choses mortes qui ne l’étaient pas vraiment. Et autant de choses impossibles qui arrivaient tout le temps. Pas grand chose ne pouvait s’expliquer, dans cette merde.
D’une manière ou d’une autre, elle était devenue une de ces choses. Une des nombreuses choses qui résidaient dans la brume.
Plusieurs des yeux dans le ciel étaient toujours tournés vers elle, mais… plus de la même façon. Elle ne ressentait plus leur poids la presser. Ils ne lui voulaient plus rien.
Pour autant, ce qu’elle devait faire lui semblait aussi naturel que pour un veau ou un poulain qui venait de naître. L’animal se dressait instinctivement sur ses quatre pattes, prêt à téter sa mère après même pas deux heures. Aussi se releva-t-elle pour faire demi-tour et s’approcha du cadavre de Frank, dans le même état qu’elle. A ceci près que lui était juste un cadavre. Pas comme elle. Vraiment mort.
Délicatement, dans un geste qui aurait été le même si elle avait voulu lui prendre le pouls ou lui donner à boire, elle s’agenouilla auprès de lui et entreprit de tirer sur sa nuque, pour détacher la tête de Frank du reste de son corps. Ce qui se fit avec une facilité déconcertante. Elle n’avait pas eu besoin de forcer, pas plus qu’elle n’en avait eu l’envie. Ca s’était fait tout seul. Bien sûr, que ça n’était pas normal. Mais ça n’était pas une question que se posait un bébé quand il aspirait de l’air pour nourrir ses poumons. Il le faisait naturellement.
Alors, la sergente porta la tête de son subordonné contre sa poitrine, la borda un instant, et…
-Tu veux venir avec moi?
-Je sais pas. Tu m’appellerais encore beau gosse tout du long ou c’était juste sur le coup de l’émotion?
-Putain t’es trop con, Frank.
-Ouais, ironisa le concerné. Plus sérieusement, Fatine, WTF?
-Je ne sais pas.
-On devrait être morts de trouille à se pisser dessus, c’pas normal.
-On devrait être morts tout court, aussi.
-’Ccessoirement. Truc de ouf.
Les deux restèrent silencieux un moment, à essayer de faire le ménage dans leurs têtes sans le moindre succès. Avant de reprendre leurs échanges, sans que ce qu’ils disent ne puisse avoir de sens. C’était juste… impossible, n’importe quoi.
-Je peux voir les alentours, ce que ça donne?, demanda Frank. Tu peux me faire voir?, se sentit-il obligé de préciser.
-Ouais. Doucement, j’imagine?
-Chais pas. De préférence, on va dire? Ca peut avoir le vertige, un crâne-cadavre?
Avec précaution, elle le retourna tout en le maintenant contre elle, pour qu’il puisse contempler à son tour le ciel, et la brume, et… tout le bordel ambiant. Il ne trouva rien à dire, étrangement.
-Je pense qu’on peut sauver les autres aussi, continua Fatine. ‘Fin, sauver… récupérer les autres, on va dire. Je crois qu’il faut y aller.
-”On” ou “tu”? J’ai plutôt l’impression que ça vient de toi. Mais merci pour le save, je me plains pas.
-Pfff… aucune idée.
-Il se passe quoi si tu me lâches, pour voir? Je perds conscience? Je meurs pour de bon?
-Je n’ai pas envie de te lâcher, Frank.
-Ouais, moi non plus. Le fais pas. Ben écoute, ouais pour les autres, hein. Pas de raison, au contraire.
Ca n’allait pas ếtre pratique pour elle, de devoir garder Frank en permanence dans ses mains. Et ce serait impossible de faire ça avec d’autres en même temps. Mais à nouveau, la solution lui apparut aussi intuitivement que quand elle l’avait réveillé. Sans forcer, elle le pressa le dos du crâne de Frank contre son torse, et insista avec douceur pour le loger au beau milieu de sa cage thoracique. Aussi impossible que cela puisse paraître, ses chairs l'accueillirent sans problème, en se mouvant pour lui faire de la place… avec la même facilité qu’elle avait eu à détacher la tête de Frank un peu plus tôt.
-Oh putain, je vais vomir. Ah nan j’plus d’estomac, c’vrai. Je peux utiliser le tiens tu crois? Il se passe quoi si j’ai faim? Ou si j’ai envie de boire? Faut que ça mange, un mort vivant? T’as une envie de cerveaux?
-Ta gueule, Frank.
-A vos ordres, sergente. Dommage que je vous voie plus, par contre.
-On verra plus tard si on peut pas faire mieux. Ca va, c’est assez droit pour toi?
-Si c’est assez droit pour m… putain c’est n’importe quoi. Qu’est ce qui nous arrive?, répéta Frank.
-Je n’en ai aucune idée.
-Pourquoi ça me dégoûte pas? Je suis un crâne planté en travers de ma sergente, sauvez-moi.
-Ouais.
-Af. Bon. Possible de me redresser un peu plus sur la droite? Dans le sens horaire, de genre deux heures? Je suis un peu de travers là.
-Comme ça?
-L’autre sens horaire, s’il te plaît. Voilà, impec.
C’était vraiment bizarre. Mais pas douloureux, ni même inconfortable, ni… gênant. Ni pour elle, ni pour lui. Ca n’était pas normal. Ca n’était vraiment, vraiment pas normal. Ils étaient devenus fous. La brume leur avait fait… une abomination, et…
-Tu peux continuer de me parler s’il te plaît? Je suis en train de psychoter, et j’veux pas psychoter.
-A vos ordres, sergente. Alors j’viens de me dire, si on mélange Frank et Fatine, ça donne…
-Hm…?
-Franktinestein!
-PUTAIN, FRANK!!!
-Ok, ok, ok… euhm, vous pensez que Nicole et Suzanne s’en sont sorties? Ou tout le reste du camp?
-J’espère. Peut-être qu’elles ont pu rentrer dans le dirigeable et que c’est moins pire dedans. Sinon, on les prend avec nous.
-Si je peux me permettre, ne mettez pas Suzanne à côté de moi si jamais on l’embarque.
-Ouais, nan.
-Encore que je dis ça mais… on est une quarantaine, y’aura pas assez de place sur vous, sergente. Qu’est-ce qu’on va pouvoir faire?
Il avait raison. D’autant plus qu’avec ce nouveau poids ajouté à son corps, elle se sentait plus pataude. Son équilibre n’était plus le même, son centre de gravité s’en retrouvait modifié, elle devait se mouvoir d’une façon qui était complètement étrangère à ce qu’elle savait faire. En rajouter d’autres… aurait vite ses limites.
-Peut-être qu’il y en a d’autres comme moi?
-Qui peuvent faire kangourou pour les autres? Ptêtre. J’aurais bien aimé en faire partie, dans ce cas. Pourquoi vous et pas moi?
-Je ne sais pas. Par contre…
Elle aurait pu se remettre en mouvement, et se diriger vers les corps qui gisaient au devant de la rampe du zeppelin. Forcément morts, eux aussi. C’était ceux que les intrus avaient séché pour pouvoir embarquer. Elle reconnaissait Alonso, un autre sergent qui avait toujours été adorable avec tout le monde, ainsi que ses deux ouailles, pas vraiment dégourdis mais mis entre de bonnes mains pour pouvoir se rendre utiles. Oui, elle voulait les sauver, eux aussi.
Mais avant ça, quelque chose la retenait là où se tenait, près de la dépouille de Frank. Elle sentait qu’elle n’avait pas fini. Qu’elle pouvait encore faire autre chose. Et que ce serait utile.
Si elle avait réussi à détacher sa tête pour la joindre à son corps, peut-être que…
*
* *
*
-QU’EST CE QUE VOUS AVEZ FAIT!?!
Comme à son habitude, Suzanne avait été plus rapide que tous les autres. Plus rapide que Ryosuke, qui n’avait pas eu le temps de regagner son corps pour prévenir le groupe que des soldats étaient entrés par une trappe dans le toit. Plus rapide que Nicole, qui n’avait pas pu l’empêcher de débouler en trombe sur les Aramilans pour leur hurler dessus toute la merde qu’elle pouvait penser d’eux.
Et presque, mais pas plus rapide que Claudia, qui s’était interposée de trois pas en avant tout en se mettant en garde pour couvrir les siens.
-VOUS AVEZ TOUT PÉTÉ!
-Alors non, commença Judicaël, c’est…
-ON EST EN TRAIN DE MOURIR DEHORS, IL FAIT UN FROID DE DINGUE, REMETTEZ LES BALISES!
Elles n’avaient été exposées qu’une vingtaine de secondes à l’air libre avant de se réfugier précipitamment dans le zeppelin, refermant la trappe aussi vite qu’elles l’avaient ouverte pour se mettre à l’abri de cette horreur. Maintenant encore, la température leur semblait abominable, mais c’était sans comparaison possible avec ce qu’il y avait au dehors.
-BOUGEZ-VOUS, TOUT DE SUITE!
Nicole venait d’apparaître à ses côtés, ses couteaux tendus devant elle en se préparant au pire. Bientôt suivie par les trois autres épistotes, pas du tout aussi convaincants dans leur façon de tenir leurs outils comme si c’était des armes.
Mais Claudia ne bougea pas d’un iota. Ils pouvaient même être trente, la porte de la salle de pilotage faisait office de goulet d'étranglement qui les empêchait de progresser à deux de front sans se porter préjudice. Tant qu’elle ne reculait pas, elle savait qu’elle garderait l’avantage.
-Oui, c’est ce que nous allions faire.
La voix de Judicaël sonnait maintenant avec un timbre complètement différent de ce qu’elle était d’habitude. Toujours ferme et assurée, mais… eh bien, il ne donnait pas l’impression que c’était parce qu’il lui manquait une case. Et malgré cela, sa douceur était telle que la jeune soldate ne sut pas réagir.
-Quoi?
-Tout est un accident. Nous ne voulions pas faire ça. Pas comme ça, en tout cas.
-Vous vous foutez de ma gueule? On a l’enfer sur le cul et vous vouliez pas ça?
-Est-ce que quiconque aurait eu envie de ça, s’il avait pu savoir? Pas même pour le faire subir à un autre.
Ce faisant, Judicaël Adhémar Cassien de Hautedune s’avança au devant de soeur Amugenze, qui échoua à lui bloquer le passage. La faute aux énormes épaulettes qui ornaient le costume de l’inquisiteur et faussaient lourdement la largeur de ses épaules.
-Mais il n’est peut-être pas trop tard. Rangez vos armes, mettez vous à l’abri, ne nous menacez pas, et nous rebranchons les balises.
-Mais ça va pas la tête!?, beugla Suzanne. Genre on peut te faire confiance?
-Non. Mais vous ne pouvez littéralement rien faire. Les câbles sont dehors, et la brume vous tuerait. Donc il faut que ce soit nous.
-Qu’est-ce qui nous dit que t’es pas en train de me pisser des mensonges, là?
-Absolument rien du tout. Et je refuse de vous laisser un otage en guise de garantie. Il va falloir nous faire confiance. Et nous perdons du temps.
-...
-Il a raison, calcula Nicole sur un ton agacé.
-Allez vous mettre à l’abri là où vous aurez le moins froid, nous nous chargeons du reste. Est-ce que je peux vous faire confiance?
*
* *
*
Et malgré tout, cette histoire n’était pas encore au niveau de ce qu’il avait entendu de pire au sujet de la brume, songea Ryo en attendant que la lourde rampe de la soute ne finisse de s’abaisser. Ce qui ne l’empêchait pas du tout d’être terrifié, cela dit.
Judicaël, Claudia et lui-même devraient descendre au pas de course, en direction du flanc tribord du zeppelin, pour récupérer les câblages à la hauteur de la pièce où leur épistopolienne au rabais les avait bazardés par dessus bord.
Oboro avait pour sa part été écartée de la sortie, au motif qu’il valait mieux qu’elle soit prête à réceptionner les câbles dans la salle des machines pour les rebrancher au plus vite. Mais la vraie raison, c’était qu’elle était de toute évidence beaucoup trop ébranlée par tout ça pour pouvoir être fiable. Il faudrait espérer qu’elle ne commette pas d’impair au moment de rebrancher les balises, toute confuse qu’elle était, mais ça… ils verraient en tout voulu.
Mais lui, le petit portebrume, avait encore les idées claires. Et surtout, il ne souffrait pas du froid. Une paire de bras en plus serait forcément utile.
Pour autant, ce qu’ils entrapercurent au fur et à mesure de l’ouverture de la rampe, au pied du zeppelin, les plongea tous dans une panique telle qu’ils cessèrent complètement de réfléchir à ce qu’ils allaient faire dans les minutes à venir.
-Fermez la porte. Fermez la porte!, aboya Claudia.
-Quoi?
Mais c’était trop tard. Alors il s’éloigna précipitamment, en direction des dix autres qui les regardaient depuis le fond de la soute.
-FERMEZ. LA. PORTE, répéta la soeur.
-Je peux pas!
Même Claudia recula. Ainsi que Judicaël, complètement prit de court. Mais les deux continuèrent de faire face, et brandirent leurs armes respectives en direction de…
Un genre de grand, de très grand mort vivant. Mais surtout, de vraiment très massif.
Haut de deux mètres et demi. Humanoïde, mais aux membres trop épais pour qu’on puisse qualifier cette silhouette d’humaine. Tous plus larges que le tronc d’un adulte. Et pourtant, très mal proportionnés, autant dans l’absolu qu’eu égard à sa taille imposante. Les deux membres lui faisant office de jambes était bien trop massifs, alors que ses bras étaient clairement trop courts pour être fonctionnels, et encore moins habile. Mais ils restaient indéniablement imposants, et certainement à même d’exercer une grande force, vu leur musculature.
Prise de loin, la chose était un énorme amalgame de chairs ravagées par le gel, encore recouverte d’une peau aux teintes trop divergentes pour être confortable au regard, et vêtue d’un patchwork de vêtements et d’uniformes épistostes tous fondus dans sa masse imposante. Avec quatre têtes plantés dans son tronc comme des aiguilles l’auraient été dans une pelote d’épingles, et une cinquième située là où on l’aurait attendue.
Et la chose avança sur la rampe, en prenant soin de ne pas se cogner au plafond. Elle avait l’air pataude, ses gestes résolument méthodiques et pourtant maladroits… mais sa façon de se tenir, d’évoluer dans l’espace et de les observer trahissait une intelligence parfaitement humaine.
Pourtant, sans nullement se soucier des deux aramilans qui se tenaient devant elle, le monstre, ou du moins ses dix yeux et ses cinq visages, porta son attention au plus loin, vers le fond du hangar. En direction des deux femmes grelottantes et drapées de couvertures qui les guettaient de là, sans avoir la moindre chance de se douter que…
-Nicole? Suzanne? Vous allez bien?