Mer 31 Mai - 23:05
Opale, Magistère
Bureau de Lester Moynihan
Bureau de Lester Moynihan
- Si tu veux que je t'aide, tu vas devoir faire enregistrer ta demande d'investigation. Y a des formulaires pour ça.
- Jerry...
- Je choisis pas tout seul mes jobs. Tu dois l'enregistrer puis je prendrai l'affaire.
- Je voulais faire ça plus discrètement. Tu sais, le vent a beaucoup tourné ces derniers mois. Je crois qu'ils commencent à se méfier de moi.
- Si je me base sur l'état de ce labo...
Je rejette un coup d'oeil rapide sur les alentours. Les murs couverts de schémas ésotériques et de coups de feutres hystériques. Le sol virant au brun, l'odeur suspecte s'extirpant des cages fermées dans le coin. Le bureau rongé de moisi, bancal et criant pitié. L'homme devant moi, brillant s'il en est, à l'allure de junkie dégénéré.
- ... n'importe qui se méfierait de toi.
- Mais tu es quand même descendu pour m'aider. C'est que tu crois en ce que je fais, et c'est que tu refuses d'écouter tous les mensonges que l'on raconte sur moi.
Je préfère ne pas répondre. Je dois un service à quelqu'un qui te doit un service, Lester. Mais personne t'aime réellement au Magistère. Le jour où tu crèveras, seul et oublié, au fond de ton trou à rat, je parie qu'on le remarquera pas avant quelques années. Je respecte énormément ton travail et ta loyauté à Opale, bien sûr, mais pas la pourriture mégalomane que tu as toujours été.
Cependant, ton allure misérable t'habille d'un aspect humble qui te rend plus humain. C'est vrai ça, Lester, que le malheur te sied étonnement bien au teint.
- Regarde. C'est elle. Prends la photo.
Nous entrons enfin dans le vif du sujet.
- Elle est ado là-dessus. Tu as vraiment rien de plus récent ?
- Héhé, ça ne t'aiderait pas beaucoup. Écoute bien : Lillie est habitée par la Brume depuis qu'elle est descendue dans une mine des Reddington. Elle peut contrôler la sénescence de ses cellules, l'inverser ou l'accélérer à volonté. A l'heure où je te parle, elle est peut-être un bébé, ou peut-être encore plus vieille que moi. Pourquoi tu crois que j'ai insisté pour que ça soit toi qui descende ? Elle peut être n'importe où, et ressembler à n'importe quoi. Ça va être... coriace.
Une portebrume ? Merde, j'aime pas courir après des portebrumes. Ils ont souvent l'esprit tordu, dévoré et digéré par la Brume. Des bestioles imprévisibles. Celle-là n'ira certes pas foutre le feu à Xandrie ni plier l'espace-temps, mais franchement, une apparence physique variable c'est encore plus chiant.
Yeux verts pétants, cheveux bruns aux reflets violacés. Un regard particulier, aussi. Un sourire coquin. J'imprime dans ma cervelle ces traits invariables que l'âge n'atteint pas. Faut pas que je cherche une gamine, sinon je vais y passer des mois. Je dois chercher... un esprit.
J'espère que t'étais proche d'elle, Lester. Tu restes ma meilleure piste. Je sors mon calepin et je clique mon stylo.
- Tu vas me parler d'elle. Tu vas me raconter tout ce dont tu te souviens. Sa personnalité, ses manières, ses tocs. Tout.
- Alors c'est bon ? Tu vas la retrouver ?
- Ça dépend de toi ! Tu connais ta fille ?
***
Xandrie, Avenue Sichuan
Joyeux marché du Dimanche
Joyeux marché du Dimanche
Ces hurlements suants, cette fourmilière grouillante, cette pourriture recrachée par les égouts. Ce fumet d'épices qui danse avec les relents de viande avariée des mauvais bouchers. Ces mariages écoeurants de couleurs, aux éclats dévorés par la poussière levée par la foule. Le marché du Dimanche sature chacun de mes sens. Tu sais, je déteste Xandrie. Une ville sale et soumise, que sa grande soeur n'aura jamais réussi à faire resplendir. Un pas après l'autre, je m'impose à travers la foule compacte et bruyante, le marché bat son plein en heures de pointes. Je passe pas inaperçu, surplombant la foule, et je n'en ai cure : certains grouillots de la Révolution savent qui je suis, pour eux je suis une mauvaise nouvelle.
Ne vous excitez pas, pour une fois, je ne suis pas ici pour vous. Enfin, qui sait ? Bah, on verra.
Lester, il a pas vraiment su me la décrire en profondeur, sa propre fille. Ça m'a pas surpris, un parent ça sait jamais de quel bois est vraiment fait son enfant. Après la mort de sa femme, Lester s'est noyé dans son travail, déconnecté de sa fille. Délaissée par son père et témoin des actions d'Opale et du Magistère, sans jamais vouloir s'impliquer dedans, probablement a-t-elle voulu changer d'air ; elle s'est barrée, disparue, d'abord à Xandrie puis peut-être n'importe où dans le monde, parce que si tu veux reprendre ta vie à zéro Xandrie est toujours un bon pari.
C'est ce genre d'enquêtes que je préfère. C'est stimulant, non ? Le Magistère m'a donné un mois pour la retrouver ; au-delà, ils considéreront que je perds mon temps et me ramèneront au pays. C'est déjà bien beau qu'ils me laissent gambader après la fille d'un chercheur. Un mois ? Ça sera peut-être suffisant, ou peut-être complètement impossible. C'est ça qui est drôle dans le métier.
Courir après des mirages.
Par où commencer ? Tu crois qu'elle aurait donné son nom aux sociétés ferroviaires si elle voulait vadrouiller, ou elle est plutôt du genre baluchon et camping ? Tu crois qu'elle aurait fait des bêtises et que son nom pourrait apparaître dans des rapports de police ? Tu crois qu'elle s'est mariée avec je-ne-sais-quel marchand de tapis pour couler des jours heureux dans un bidonville crasseux ?
Tellement de possibilités.
Je m'arrête devant un stand dont les couleurs caressent mes rétines.
- Il est joli, le collier, là. C'est combien ?
- Euh... 50 astras, monsieur.
- Je le prends.
C'est hors de prix pour une telle camelote, mais ça m'a tapé dans l'oeil. Un petit collier avec un chien qui danse quand on chatouille son ventre ? Tordant. Au moins, même si je me foire, je rentrerais à Opale avec un souvenir traditionnel.