Sam 17 Déc - 10:57
Le vagabond marcha encore mille cent vingt cinq pas en rebondissant sur ses jambes broyées ;
Guettant à l'horizon la tour de viande qui distillait dans son cerveau l'espoir d'une existence plus douce...
La tour de viande en question passait sans transition d'une expression de calme,
à une de colère ou encore à une de jouissance...
Le vagabond marcha encore cinq cent cinquante cinq pas, sa peau profondément entaillée par le vent ;
Il entendait sous son crâne le chant de son ver de terre cérébral qui creusait dans son esprit de magnifiques rêves...
C'est cela l'Outremonde, toi qui m'écoute, c'est cela qui t'attend
C'est le chemin qu'emprunte ceux qui franchissent le brasier blanc
Donc, j'écoute avec Agatha mon gramophone, qui récite les vocalises inhumaines de Jasmine, qui brode une chanson vicieuse qui noie mon âme dans un état second. Affalé dans le canapé de mon bureau, des miettes de cigare plein ma veste, mon verre de whisky spécial renversé sur la moquette, je sens que je m'endors, ben oui, les yeux torves fixant le plafond qui me fixe en retour, les murmures se font plus forts...
Au loin j'entends les machines vrombir et elles me bercent et les machines vibrent brutalement au loin et ces vibrations arrivent à moi sous forme de douces ondulations, qui viennent chasser les murmures. J'ai des substances de voyage dans le sang, le sang je le sens ruisseler dans mes bras, dans mes cuisses ; mon sang est chargé de musique ça y est je sens mon esprit s'écouler hors de mon corps.
Et son âme dégouline à travers la moquette
Et son âme coule entre les lattes du plancher
Et son âme ruisselle le long des poutres métalliques de l'unité de prod
Et son âme se déverse là, devant ce type,
main arrachée, dont son âme voit les cris se propager sous forme d'ondes folles dans l'éther,
main arrachée restée coincée dans la scie circulaire, dont le sang lubrifie les rouages
L'âme de Varga se penche au-dessus de l'ouvrier blessé, incertain de si ça arrive vraiment ou de si c'est un cauchemar
L'âme regarde sans yeux
Il y a l'infirmière là, qui s'affaire à calmer le saignement
Elle peut pas faire de miracle
Ben oui elle fait un garrot mais elle veut faire quoi de plus ?
Les autres ouvriers l'aident à hisser le corps hurlant sur la civière
Les murmures reviennent
Les murmures reviennent ! Il faut rentrer
Rentrer il faut rentrer
L'âme se laisser tracter par son corps mort
L'âme remonte le long des poutres métalliques
L'âme s'infiltre entre les lattes du plancher
L'âmes s'enfonce à travers la moquette
Ah putain.
Je sens plus mes membres. Bah normal, ça c'est quand l'âme retourne dans la viande, elle met du temps à reprendre les commandes. Mes doigts sont froids et mous. Tu sais, Agatha... ton papa est mort mais là il vient de revenir. Tu me regardes d'un air curieux, quand je quitte ma viande pour aller nager dans les plans éthérés. Parfois c'est volontaire, mais le plus souvent non. Parfois je m'écroule en pleine rue, mon âme se barre en vadrouille, puis elle revient quelques secondes plus tard. Bah les gens pensent que j'ai fais une attaque, ils me demandent ce qui se passent, ils s'inquiètent pour moi, qu'ils aillent se faire enculer. J'ai rien à justifier, on a pas à se justifier d'être à mi-chemin entre le monde vivant et le monde des vagabonds.
Agatha me regarde d'un air curieux, puis d'un coup elle éclate de rire.
« Fais attention Papa ! Ton gros cigare est tombé sur ta veste pendant que t'étais parti ! Elle aurait pu prendre feu ! »
Je lui gratte sa tête, elle lâche un grand noooooon ! tandis que je la décoiffe. Ses cheveux synthétiques sont plus réalistes que nature, ceux de la vraie Agatha étaient aussi bouclés et faisaient le même froufrou.
« Tu m'as tout décoiffééééée Papaa !
- Je vais me faire pardonner t'inquiètes pas. On va en ville. Je vais t'acheter une glace, ensuite on ira voir mes amis. »
Agatha s'excite, elle adore les glaces, et elle adore mes amis. J'amène l'automate-Agatha aux communions du 13ème Cercle, au cas où si l'âme de la vraie Agatha se présentait durant une invocation et consentait à occuper ce petit corps d'acier conçu spécialement pour elle... On sait jamais.
L'est bientôt 15h. Cette nuit on descend dans le bois de Phylène pour la communion, ça commence à 21h mais on a besoin de temps pour préparer les sacrifiés et concocter les encens de voyage. Je crève de hâte. C'est pour ça que je me suis bourré de substances de voyage, parce que faudra que mon cerveau tienne ce soir, faudra qu'il tienne quand nos invocations inviteront la Brume à s'engouffrer encore par hectolitres dans nos poumons.
« Moi je veux une glace à la noix de coco !
- Bien sûr. »
C'était le parfum préféré de la vraie Agatha. Elle était comme ça, toute petite, toute jeune, mais déjà des goûts originaux et raffinés, comme Papa.
Je choppe mon imperméable, j'invite Agatha à prendre le sien. T'as de la neige dehors, des trombes. C'est bien, le froid, ça endort le corps, et quand le corps s'affaiblit, les âmes s'en décollent facilement. L'hiver c'est la saison idéale pour les rituels nécromanciens. Ça sera mon année, j'y crois. Les copains du 13ème Cercle sont plein de ressources, qu'ils partagent avec moi sans ciller parce qu'ils m'ont déjà adopté ; ils savent que je les lâcherai pas. Le Mandebrume n'est jamais loin, ici, suffit de tendre l'oreille. Suffit de tendre l'oreille, et par-delà les murmures haineux des visiteurs de l'Outremonde, tu entends un sifflement, croissant, plus fort chaque année, c'est le Mandebrume qu'est en train de se matérialiser dans notre réalité.
Crève de hâte pour ce soir, je sens que je vais faire des progrès dans ma compréhension de l'univers ; mais là, t'as Nikki, la vice-directrice, qui vient m'emmerder. Elle ouvre la porte sans toquer, elle fait sursauter Agatha ; tu sais, Agatha... son truc à elle, c'est de rentrer sans toquer dans mon bureau, un jour elle va tomber sur un truc qu'elle devait pas voir et je devrai lui fermer les yeux pour toujours.
« Monsieur Varga !
- Quoi ?
- Un ouvrier s'est...
- Main coupée ouais, je sais. »
Elle marque une pause et fait sa gueule choquée, j'ai envie de la gifler quand elle me sort cette tête là.
« Comment vous saviez ? Ça vient juste d'arriver, comment vous... ? »
A peine que la question lui est sortie de sa gueule, elle se rend compte qu'elle aurait mieux fait de la fermer. Puis elle se rattrape.
« P-Puis-je vous suggérer d'aller voir ? Les employés sont très choqués et inquiets, c'est déjà le deuxième accident grave cette semaine. Si vous continuez à les ignorer, ils pourraient... enfin... »
C'est pas idiot. En fait, faut que je vérifie un truc. C'est lié à l'infirmière, bah oui. Celle-là, je la vois tout le temps, durant mes excursions astrales dans l'usine. Je dois t'avouer qu'elle m'intrigue, parce qu'elle a l'air beaucoup plus compétente que la masse grouillante de crétins qui peuple mon usine. Varga Armements n'attire plus vraiment les cerveaux. Y a plus que les débiles et les fous qui viennent s'enterrer chez moi.
Alors, cette infirmière, qu'est-ce qu'elle vient foutre là.
« Ouais... j'y vais.
- Oh. Oh ? Très bien... »
Depuis qu'elle est là, l'infirmière, les mecs reviennent bosser. Avant, ils crevaient ou finissaient en pièces, et j'en entendais plus parler, ou alors seulement par le biais de leurs familles qui venaient geindre. Maintenant que l'infirmière est là, ça arrive moins souvent. Un petit peu moins souvent. Elle répare les ouvriers en leur fabricant de nouveaux morceaux, il paraît. Et ça ça m'intrigue, ça m'intrigue beaucoup. Faut que je vois ça de plus près. Y a peut-être un truc ou deux à apprendre pour quand je bricole mes propres corps mécaniques ? Parce que les miens, bah ils tiennent pas debout.
« Suis-moi Agatha, on va voir les blessés.
- Ouais ! Les blesséééééés !
- Eh oui. »
Nikki aurait voulu objecter, mais elle le fera pas. Elle aime pas quand je trimballe automate-Agatha dans l'usine parce que ça fait flipper toutes ces couilles molles. La vérité, c'est qu'aucun d'entre eux n'ose me regarder dans les yeux en temps normal. Alors s'attaquer à ma fille et lui dire qu'elle a rien à foutre là ? Bah non forcément ils oseront jamais, et puis je les foutrais en l'air s'ils osaient.
« Rappelle moi comment elle s'appelle, l'infirmière. C'est la rousse c'est ça ?
- Oui... C'est Danaë. »
Ça sonne pas très epistopolitain ça.