Juste rétribution
Sur l’une des terrasses de plein pied de ces propriétés huppés, un officier scrute l’horizon et prête une oreille attentive aux échos d’une douce mélodie qui résonne dans le lointain. Une mélodie qu’il saurait reconnaître entre mille tant il a œuvré à la sauvegarde de ces installations stratégiques des années durant lorsqu’il est arrivé il y a près de vingt ans à la Marche du Renon. Ce carillon, c’est celui du ballet incessant et machinal des pompes d’extraction de l’or noir, c’est celle des torchères à plusieurs dizaines de mètres de hauteur qui brûlent depuis plus de quarante années le sang de ce pays corrompu pour abreuver un bien plus grand et illustre dessein que les Aramilans n’auraient jamais été capable de lui donner. A la différence des nantis et autres privilégiés qui se sont installés ici, Ekhart Faypher, lui, n’est nullement incommodé par les vapeurs d’hydrocarbures et la prolifération de particules fines qui vous grattent la gorge, vous irritent les yeux et les voies pulmonaires et finissent par vous causer de graves lésions cutannées. Tous ces symptômes indésirables lui rappelle le succès et le bien-fondé de l’entreprise épistote menée il y a plus de quarante ans sur ce territoire ardemment disputé. Ces quelques maigres désagréments reflètent la source même de son engagement et de son combat pour l’hégémonie de la technocratie scientifique sur un peuple primitif et grégaire qui s'est volontairement détourné de la marche du progrès. Au travers des émanations de méthane et des fumerolles épaisses du Renon, le prédateur à épaulettes inhale la peur d’une population tourmentée qui tente d’y fondre maladroitement ses appréhensions comme pour mieux y dissimuler ses espoirs de renouveau. L’Aramilan a bien des tares mais force est de reconnaître qu’il s’agit d’une espèce perfide particulièrement résiliente comme rares savent l’être les nuisibles de la sorte. D’un naturel faussement affable, il ne révèle sa véritable nature délétère que dans un dernier râle après avoir sufisamment travaillé sa chair pour le faire expier ses mensonges. L’exercice est complexe, il convient de briser ses espoirs mais de faire en sorte que ses complices puissent en conserver quelques bribes pour mieux les annihiler lorsque leur heure sera venue. Si l’Aramilan venait à perdre l’illusion de lendemains heureux, il ne serait plus qu’une bête féroce dénuée de toute forme de discernement qu’il serait difficile d’administrer au quotidien et qu'il convidendrait de génocider sans aucune autre forme de procès.
Un sourire marbre le visage du militaire tandis qu’il ajuste la mise de son uniforme, enfile méticuleusement ses gants en cuir et saisit l’édition du jour de « l’Aurore du Renon » laissé sur une table en damier à proximité. La première de couverture fait mention de l'organisation par les autorités d'une cérémonie honorifique dans quarante huit heures pour décorer un parterre de citoyens renonistes triés sur le volet en vertu de leurs accomplissements en faveur du rapprochement culturel avec Epistopoli. L’article dithyrambique fait l’étalage des actions conjointes menés par ces patriotes de tous bords avec le gouvernement local pour poser les fondements d’une entente mutuelle en vue d’aboutir à un apaisement des tensions et ce alors même que le Renon est en proie à une crise particulièrement difficile. Le journal écrit:
« la résurgence de la menace armée réunioniste – nourrie par l’infâme théocratie obscurantiste Aramilane - qui fait délibérément planer des risques inconsidérées sur la population locale depuis plus de huit ans, n’a eu pour seule mérite que de cristalliser le conflit avec les instances dirigeantes d’Epistopoli. Combien de vies sacrifiés et innocentes vont t’elles devoir encore faire les frais de cette caste d’assassins déséquilibrés pour que le Renon comprenne que son seul salut réside dans l’esprit de concorde avec Epistopoli ? Combien d’émissaires funestes va donc continuer d'envoyer le concile œcuménique avant d’adopter une position qui puisse garantir l’intégrité et la sécurité de l’archevêché de Renon ? Comment Aramila peut t’elle se targuer de soutenir la thèse de la paix sociale alors même que beaucoup ici présument qu’elle finance activement les mouvements séparatistes – tels le tristement célèbre Sirocco- qui minent aujourd’hui l’unité du Renon pour le placer sous la menace de la riposte du feu épistote ? Aussi, ne convient t’il pas dans le contexte préocuppant que nous traversons de se féliciter que de telles initiatives puissent mettre en lumière les architectes et bâtisseurs d’une paix commune et d’une union durable avec Epistopoli ? Ekhart Faypher, le fraichement promu nouvel intendant général des armées du Renon, présidera cette cérémonie accompagné d’un cortège d’officiels et d’administrateurs pour honorer ces nouveaux héros qui œuvrent pour l’harmonie et la réconciliation des peuples.»
L’oeil d’Ekhart parcourt avidement l’article de presse en se félicitant intérieurement d’avoir fait congédier il y a de ca plusieurs années tous les pigistes qui se montraient un peu trop réfractaires à défendre les directives et consignes du régime afin d’y placer des idéologues grassement rémunérés acquis à la cause épistote. La mine satisfaite, l’intendant général saisit son couvre-chef, passe d’un geste mécanique l’index sur la visière pour retirer le dépôt sablonneux niché dans ses plis avant de se diriger vers la voiture stationnée devant sa porte et l’escorte de véhicules chargé d'assurer sa sécurité.