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Juste rétribution

Juste rétribution Brandw10
Lun 11 Nov - 17:29

Juste rétribution


L’aube naissante se dresse sur les propriétés cossues des collines prisées des Territoria Novae sur lesquelles les riches industriels et bourgeois épistotes ont élu domicile. Là haut sur le versant occidental du plateau qui surplombe les remparts de la ville fortifiée, les vents dominants d’ouest sont préservés des effluves toxiques et cancérigènes issues de la combustion des hydrocarbures des champs pétrolifères établis à l’est du territoire où cela s’entend, se complaît la pire racaille acquise à la solde indépendantiste Aramilanne. Bien loin du tumulte et de l'effervescence de la cité, les plus brillants esprits et magnats de la main mise Epistote du Renon se prélassent en toute quiétude à l’ombre de palmeraies et d’arbres exotiques soigneusement entretenus à grand frais par des contingents de jardiniers placés sous l’étroite surveillance des sentinelles lourdement armées de la junte. Il ne faudrait pas trop prêter le flanc et faciliter les choses au fléau de la peste jaune qui attend la moindre faille pour s'immiscer dans les formidables rouages de la suprématie épistote n’est-ce pas ?

Sur l’une des terrasses de plein pied de ces propriétés huppés, un officier scrute l’horizon et prête une oreille attentive aux échos d’une douce mélodie qui résonne dans le lointain. Une mélodie qu’il saurait reconnaître entre mille tant il a œuvré à la sauvegarde de ces installations stratégiques des années durant lorsqu’il est arrivé il y a près de vingt ans à la Marche du Renon. Ce carillon, c’est celui du ballet incessant et machinal des pompes d’extraction de l’or noir, c’est celle des torchères à plusieurs dizaines de mètres de hauteur qui brûlent depuis plus de quarante années le sang de ce pays corrompu pour abreuver un bien plus grand et illustre dessein que les Aramilans n’auraient jamais été capable de lui donner. A la différence des nantis et autres privilégiés qui se sont installés ici, Ekhart Faypher, lui, n’est nullement incommodé par les vapeurs d’hydrocarbures et la prolifération de particules fines qui vous grattent la gorge, vous irritent les yeux et les voies pulmonaires et finissent par vous causer de graves lésions cutannées. Tous ces symptômes indésirables lui rappelle le succès et le bien-fondé de l’entreprise épistote menée il y a plus de quarante ans sur ce territoire ardemment disputé. Ces quelques maigres désagréments reflètent la source même de son engagement et de son combat pour l’hégémonie de la technocratie scientifique sur un peuple primitif et grégaire qui s'est volontairement détourné de la marche du progrès. Au travers des émanations de méthane et des fumerolles épaisses du Renon, le prédateur à épaulettes inhale la peur d’une population tourmentée qui tente d’y fondre maladroitement ses appréhensions comme pour mieux y dissimuler ses espoirs de renouveau. L’Aramilan a bien des tares mais force est de reconnaître qu’il s’agit d’une espèce perfide particulièrement résiliente comme rares savent l’être les nuisibles de la sorte. D’un naturel faussement affable, il ne révèle sa véritable nature délétère que dans un dernier râle après avoir sufisamment travaillé sa chair pour le faire expier ses mensonges. L’exercice est complexe, il convient de briser ses espoirs mais de faire en sorte que ses complices puissent en conserver quelques bribes pour mieux les annihiler lorsque leur heure sera venue. Si l’Aramilan venait à perdre l’illusion de lendemains heureux, il ne serait plus qu’une bête féroce dénuée de toute forme de discernement qu’il serait difficile d’administrer au quotidien et qu'il convidendrait de génocider sans aucune autre forme de procès.

Un sourire marbre le visage du militaire tandis qu’il ajuste la mise de son uniforme, enfile méticuleusement ses gants en cuir et saisit l’édition du jour de « l’Aurore du Renon » laissé sur une table en damier à proximité. La première de couverture fait mention de l'organisation par les autorités d'une cérémonie honorifique dans quarante huit heures pour décorer un parterre de citoyens renonistes triés sur le volet en vertu de leurs accomplissements en faveur du rapprochement culturel avec Epistopoli. L’article dithyrambique fait l’étalage des actions conjointes menés par ces patriotes de tous bords avec le gouvernement local pour poser les fondements d’une entente mutuelle en vue d’aboutir à un apaisement des tensions et ce alors même que le Renon est en proie à une crise particulièrement difficile. Le journal écrit:

« la résurgence de la menace armée réunioniste – nourrie par l’infâme théocratie obscurantiste Aramilane - qui fait délibérément planer des risques inconsidérées sur la population locale depuis plus de huit ans, n’a eu pour seule mérite que de cristalliser le conflit avec les instances dirigeantes d’Epistopoli. Combien de vies sacrifiés et innocentes vont t’elles devoir encore faire les frais de cette caste d’assassins déséquilibrés pour que le Renon comprenne que son seul salut réside dans l’esprit de concorde avec Epistopoli ? Combien d’émissaires funestes va donc continuer d'envoyer le concile œcuménique avant d’adopter une position qui puisse garantir l’intégrité et la sécurité de l’archevêché de Renon ? Comment Aramila peut t’elle se targuer de soutenir la thèse de la paix sociale alors même que beaucoup ici présument qu’elle finance activement les mouvements séparatistes – tels le tristement célèbre Sirocco- qui minent aujourd’hui l’unité du Renon pour le placer sous la menace de la riposte du feu épistote ? Aussi, ne convient t’il pas dans le contexte préocuppant que nous traversons de se féliciter que de telles initiatives puissent mettre en lumière les architectes et bâtisseurs d’une paix commune et d’une union durable avec Epistopoli ? Ekhart Faypher, le fraichement promu nouvel intendant général des armées du Renon, présidera cette cérémonie accompagné d’un cortège d’officiels et d’administrateurs pour honorer ces nouveaux héros qui œuvrent pour l’harmonie et la réconciliation des peuples.»

L’oeil d’Ekhart parcourt avidement l’article de presse en se félicitant intérieurement d’avoir fait congédier il y a de ca plusieurs années tous les pigistes qui se montraient un peu trop réfractaires à défendre les directives et consignes du régime afin d’y placer des idéologues grassement rémunérés acquis à la cause épistote. La mine satisfaite, l’intendant général saisit son couvre-chef, passe d’un geste mécanique l’index sur la visière pour retirer le dépôt sablonneux niché dans ses plis avant de se diriger vers la voiture stationnée devant sa porte et l’escorte de véhicules chargé d'assurer sa sécurité.
Jeu 14 Nov - 20:02

Juste rétribution


Le ciel céruléen et dégagé du petit matin s’estompe petit à petit à mesure que le véhicule fend l’asphalte en direction des remparts de la cité qui émerge de sa torpeur. L’azur se gorge des fumées opaques des grandes cheminées des usines qui crachent les premières vapeurs qui viendront former les nuages de la traditionnelle chape de plomb du Renon. Dans l’atmosphère, une odeur sulfureuse et acre étouffe les fragrances des rares étals des fruits et épices des chalands avant de déposer lentement une fine pellicule graisseuse sur toute la ville. Le Renon s’enveloppe d’un voile huileux qui n’épargne rien ni personne sous sa cloche de pollution.

Le paysage terne et monotone défile à l’extérieur de la berline tandis que l’intendant général consulte les feuillets des dossiers que lui a préparé son aide de camp assis sur la banquette à son oblique. Parmi les règlements, décrets, procès-verbaux et autres circulaires qui constituent l’épaisse liasse de documents mis à sa disposition, l’officier s’arrête sur une pochette écarlate qui capte tout son intérêt. A l’intérieur, un recueil de fiches d’état civil et de rapports approfondis relatant les moindres faits et gestes des derniers mois de l’échantillon de citoyens méritants en passe d’être honorés à la grande Messe du surlendemain. A la manœuvre, le renseignement militaire a patiemment collecté et compilé une tonne d’informations sur les vies de chacun d'entre eux. Familles, amis, relations, amants, opinions, formation, finances, écrits de toutes natures, tout a été consciencieusement passé sous le crible d’officiers émérites qui ont décortiqué chacun des maillons de l'existence des principaux intéréssés. L’intendant effeuille les parcours fades et banals de personnalités sans envergure qui ont tous le mérite de bénéficier du soutien d’une partie de la communauté rénonaise pour leurs engagements en faveur d’une relation pacifiée avec les instances locales. Des profils quelconques aux chemins de vie ordinaires dont tout porte à croire qu’aucun déterminant commun ne semble relier les uns aux autres. Des individus bien sous tous rapports aux curriculums vitae un peu trop lisses et convenus pour que des limiers paranoiäques et psychotiques ne flairent pas l'ébauche de l'imposture. Ekhart prend acte de leurs conclusions avant d’échanger une œillade avec son obligé afin de finaliser les préparatifs d’un scénario préparé de longue date qui trouvera son épilogue dans la soirée protocolaire à venir.

Les hautes tours du Renon percent la ligne d’horizon de leur prestance monolithique. Le contraste entre l’architecture pittoresque passéiste traditionelle et les structures verticales monumentales héritées de l’annexion, illustre l’abîme du rapport de force de deux civilisations diamétralement opposés. La première, reconnue unanimement pour son économie et son complexe industriel florissant, détonne en tous points avec le fruit avarié de l’idéologie rétrograde panthéiste de la seconde. Un constat amer et un affront insoutenable pour les réunionistes qui n’ont de cesse de vouloir faire disparaître Epistopoli au prix de terribles sacrifices comme pour mieux en nier l’existence même. Ekhart est intimement convaincu que le Renon incarne de ce que l’ancienne Sancta serait devenu si elle ne s’était pas ouvert aux sciences et au progrès technologique. Empêtré dans ses dogmes surannés pour éviter d'affronter ses contradictions, le main noire de l’Église perpétue au Renon ses vieilles méthodes d’un autre âge en appelant à l’inquisition et à l’anathème contre l’occupant.

Le cortège de berlines pénètre dans l’enceinte de la ville et s’engage dans le dédale des ruelles sinueuses et cahoteuses de Renon. Les regards désabusés des pauvres hères glissent sur la tôle noire resplendissante du véhicule qui se fraye difficilement un passage au travers des constructions précaires et illégales qui pullulent sur la voie publique. La fatigue et la résignation dans leurs prunelles annihile pour la majorité d’entre eux toute velléité de résistance. Pourtant, il se cache dans leurs rangs une minorité silencieuse qui sème subrepticement les graines de la discorde en attendant de prendre les armes.

Le véhicule arrête sa course sur le parvis d’un immense bâtiment d’inspiration néo-classique. L’édifice est soutenu par un ensemble de colonnes striés et surmonté d’une coupole en verre. Il s’agit là de l’un des sièges du pouvoir de l’administration centrale du Renon : le quartier général des services de l’intérieur. Le militaire émerge de l’habitacle, gravit une à une les marches du perron sous les saluts militaires des soldats en faction, avant de s’enfoncer à l'intérieur du monument dont le seuil est encadré de drapeaux épistotes.