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Faux-semblants [PV Pyros Borges]

Faux-semblants [PV Pyros Borges] Brandw10
Dim 27 Oct 2024 - 18:30
Le fin tissu recouvrant sa main glissa lentement, dévoilant peu à peu la peau qui se cachait en dessous. Celle-ci revêtait une pâleur inquiétante. Sans attarder sur ce constat, le Spectre renouvela l'opération avec son autre main. Le mouvement souleva brièvement l'effluve familière et parfumée des onguents, qui malgré tout le soin avec lequel leur propriétaire les appliquait chaque jour, ne suffisaient pas à dissiper complètement l'odeur de mort. Cette fois, Zéphyr s'abîma dans la contemplation de cette paume cadavérique. A l'image de cette ville qui pourrissait de l'intérieure, sa glorieuse architecture d'antan réduite à des silhouettes métalliques monstrueuses quand celles-ci ne disparaissaient pas totalement derrière les vapeurs toxiques qu'elles crachaient à longueur de journée. Le parallèle qui s'effectua dans son esprit fut perçu avec ironie. Combien de temps encore allait-il tenir ainsi ? Le supercherie ne saurait être éternelle, tout comme les excuses évoquant une maladie de peau. Etait-il seulement prêt à abandonner ce Vestige ? Se refusant d'avoir à songer à cette éventualité, le Grand Camérier termina sa toilette quotidienne. A la seule différence qu'il n'enfila pas les vêtements qu'il avait l'habitude de porter à Aramila. En ces terres devenues ennemies par la force des choses, il se devait d'incarner une autre figure. Anonyme parmi les ombres qui empruntaient les rues de la ville.

Se familiariser avec la mode épistote ne se révéla pas une mince affaire. Tout comme abandonner le confort de sa tenue de voyage préparée pour l'occasion. Toutefois, au moment d'admirer son reflet, le Spectre s'en trouva satisfait. Son apparence actuelle était celle d'un petit industriel de la région, suffisamment apprêté pour être considéré comme tel sans pour autant se démarquer parmi ses pairs pour une quelconque réussite sociale. Son objectif demeurait avant tout de se fondre dans la masse et éviter d'attirer inutilement l'attention sur sa personne. Le regard rubis glissa alors en direction de la partie gauche de son visage, perpétuellement dissimulée sous le masque de bois. Un détail avec lequel il allait devoir faire avec, même si Zéphyr lui trouva une raison d'être toute justifiée au vue des circonstances. Après un dernier regard à son reflet, le Grand Camérier quitta la chambre dans laquelle il avait élu domicile pour son séjour au Renon. Au grincement des marches de l'escalier sous ses pieds, le gérant de l'auberge releva la tête dans sa direction, le saluant d'un léger mouvement du menton. Entre fiers Aramilans, la solidarité était de mise.

La relative quiétude de sa modeste résidence s'évanouit au fur et à mesure qu'il remontait la ruelle conduisant jusqu'à l'artère principale du quartier. Sur place, toute l'effervescence d'une ville en pleine révolution industrielle lui sauta au visage. Et s'il était plus aisé de se fondre dans la foule de passants qu'emprunter une rue déserte, le Spectre se résolut à se tenir sur ses gardes. L'aubergiste l'avait alerté sur les dangers d'une promenade nocturne, sans se douter du risque que prenait son interlocuteur à se rendre jusqu'au Renon, et ce, même quand l'astre solaire demeurait haut dans le ciel. Réprimant son dégoût sous les assauts des effluves nauséabondes qui s'infiltraient jusque dans les habitations en contrebas, Zéphyr prit la direction de la cathédrale, miraculeusement intacte. Certes, le bâtiment souffrait visiblement d'un manque d'entretien mais il pouvait au moins se vanter de redorer le paysage du Renon parmi toutes les installations technologiques. L'édifice grandissait à mesure qu'il s'en rapprochait, achevant de le dominer de toute sa hauteur. Si l'air vicié n'était pas aussi présent dans l'atmosphère, nul doute que le Grand Camérier aurait pris un instant pour se recueillir devant cette vision tout en admirant son architecture remarquable.

« Je demande une audience avec le conseiller Borges. »

Peu habitué à moduler sa voix en présence de ses interlocuteurs, le Spectre se constitua pourtant un timbre et une expression ennuyée face aux gardes qui sécurisaient l'endroit. En son for intérieur, Zéphyr ne doutait pas que cette prétendue milice était plus factice qu'autre chose, un moyen de garder l'Archevêque sous contrôle.

« A quel sujet ? » finit par lui répondre l'un des deux hommes, sans être caché de le détailler de la tête aux pieds avant de s'adresser au nouveau venu.

Une curiosité qui valut à l'intéressé un regard noir de la part du faux épistote.

« Ils ont saboté mon installation la nuit dernière. Des mois de travail partis en fumée. Je veux que des mesures soient prises et que justice soit rendue pour cet affront. Est-ce suffisant à vos yeux ou dois-je vous montrer ce qu'il y a en dessous ? » lâcha-t-il froidement, en référence à un incident similaire survenu quelques jours auparavant selon les dires de l'aubergiste.

Tout en parlant, il fit un pas en avant tout en portant la main à son visage, comme avec l'intention d'ôter le masque mais se vit interrompre dans son geste par le second garde.

« C-Ce ne sera pas la peine. Qui devons nous annoncer, Monsieur... ? »

« Jeanys Berthalos. Et précisez lui bien que c'est important. »

Son petit numéro terminé, le Grand Camérier se vit invité à patienter dans un couloir lugubre dans lequel flottait un légère odeur d'encens. En son for intérieur, il s'amusait des réactions que sa présence suscitait sur les gardes chargés de l'escorter à l'intérieur de la cathédrale. Partagés entre l'exaspération et le dégoût, ils demeuraient volontairement en retrait, se contentant de lui intimer d'attendre l'arrivée du conseiller. Son amusement fut cependant de courte durée quand il prit conscience de l'ampleur de la décrépitude du lieu. Si l'aspect extérieur témoignait d'un manque d'entretien, l'intérieur du bâtiment semblait complètement laissé à l'abandon, renvoyant un bien triste état. Qu'un lieu saint se voyait ainsi bafoué de la sorte, plongeait le Spectre dans une sombre humeur. La situation au Renon était pire que ce qu'il acceptait de croire. Une terre conquise, arrachée à ses habitants et sur laquelle, personne ne trouvait réellement la paix. Envahis comme envahisseurs souffraient de la situation actuelle. Pourquoi Epistopoli s'acharnait autant à maintenir son influence ? Ne voyaient-ils pas les ravages à long terme que le conflit engendrait ?
Ven 1 Nov 2024 - 9:35


Faux-semblants

Maître du Jeu



Le soleil était haut, pourtant, dans cette petite étude aménagée, ce sont les lampes et bougies qui fournissaient l’essentiel de l’éclairage. La haute fenêtre laissait filtrer la lumière de l’astre, mais que faire face aux nuages de pollution ? Que faire face aux tours de béton et de métal qui ne cherchaient qu’à dévorer ce temple ? Elles grandissaient inexorablement, fatalité de la technologie. Dans le reflet de cette fenêtre se découpait la silhouette et ses yeux solaires. Il aurait bien tenté d’empêcher cette construction pour le petit luxe d’une vue dégagée, mais il devait aussi prendre sa part.

Cette tour qui montait était un rappel constant de la course que menait Pyros Borges.

Une légère toux l’arracha à sa contemplation. Il fallait retrouver la piste. S’attablant face à son bureau, les yeux fixés sur quelques dossiers qu’on avait portés à son attention, l’homme ne voyait plus depuis longtemps l’ensemble hétéroclite qui composait sa retraite au sein du temple. Il avait acquis au forceps ce qui, pour beaucoup, n’était guère plus grand qu’un garde-manger, peut-être même en était-ce un à une autre époque.

Il en avait conservé les étagères, transformées en bibliothèque et archives qu’il acceptait de voir disséquer par les forces opposées. Son vrai trésor, bien sûr, était beaucoup mieux gardé. Qui soupçonnerait que des livres sur l’agriculture ou des sacs de relevés de terres disséminés ça et là cachaient le véritable travail du conseiller de l’Archevêque ? Qui saurait, sinon, qu’avec les différents conduits et aérations qui traversaient ce temple, cette pièce était l’endroit où l’on entendait toutes les conversations secrètes qui se tenaient dans les appartements de l’Archevêque ?

Entre l’odeur de terre, de cuir, de cire et de vieux livres, Borges écoutait, Borges travaillait, Borges avançait. Il claudique, il tente de rattraper des bolides de métal appelés progrès. Et s’il n’y arrive pas, alors il met des bâtons dans les roues.
C’est ce que cachait le rapport devant lui : quelques cartes et quelques explosions programmées dans les jours à venir, suffisamment tôt pour pouvoir prévenir discrètement les fidèles sur place. On toqua à la porte. Ne prenant même pas la peine de lever les yeux, il interrogea :

Oui ?
- Pardon de vous importuner, sire, un certain Monsieur Berthalos vous demande audience. C’est important, apparemment. Ces installations ont subi une attaque.
- Très bien, j’arrive.

Tout est toujours important avec ces noms-là.

Surtout quand ils cachent des fantômes.

Berthalos n’était pas dans sa liste, ni dans aucune liste. Les troufions de base se faisaient facilement avoir, c’étaient les rangs au-dessus qui étaient plus dangereux. L’homme se relève difficilement et prend le temps de ranger quelques documents dans de secrets tiroirs avant d’atteindre la porte. Il souffle avant de l’ouvrir, affichant son semblant de sourire. Il devinait plus qu’il ne savait ce qui l’attendait dans pareille situation. Son dernier passage à Aramila avait dû faire des émules. Dans le couloir, c’était toujours cette agitation administrative qui régnait : les gens allaient et venaient sans réel but, si ce n’est de transporter un document inutile d’un point A à un point B en ayant l’impression que c’était d’une importance capitale.

Faux semblant de pouvoir dans une coquille vidée de sa substance.

Ses yeux orangés rencontrent ceux de rubis en premier. Le conseiller est avenant, comme toujours. S’il assiste aussi à la décrépitude intérieure, on ne peut lui enlever les efforts faits pour maintenir son aile en bon état.

Bonjour, votre Éminence Berthalos, pardon de vous avoir fait attendre. Entrez, entrez, je vais faire servir du thé.

La porte se referme derrière eux. Ne restent que le murmure des voix qui proviennent des conduits d’aération, loin au-dessus d’eux dans ce bureau déjà sombre. Les nombreuses lumières donnent à ses yeux des reflets d’or et de bronze. Le sourire est toujours là, flottant, moins politique que quelques secondes plus tôt maintenant qu'ils étaient tous les deux dans son antre.

Asseyez-vous, je vous prie, que puis-je faire pour vous ?
Ven 1 Nov 2024 - 18:00
Heureusement pour lui, le Spectre n'eut pas à attendre longtemps. Coupant court au fil de ses pensées silencieuses, l'approche suivie d'une voix familière, l'avertit de la venue de son interlocuteur. Zéphyr se tourna en direction du conseiller pour saluer ce dernier en retour comme l'exigeaient les circonstances de leur entrevue, permettant ainsi à l'or de rencontrer les rubis. S'ils ne s'étaient que peu côtoyés par le passé, chacun ayant fort à faire dans son propre champ d'action, le Grand Camérier appréciait le travail de fond qu'effectuait l'homme sur le terrain, dont l'avis pèserait d'une manière ou d'une autre dans la reconquête du Renon.

« Bonjour conseiller Borges. Merci à vous de me recevoir aussi rapidement. »

Laissant volontiers à son interlocuteur le soin de demander à ce qu'on leur prépare du thé, le Spectre pénétra le premier dans l'étude qu'avait aménagée le conseiller à l'invitation de ce dernier. Surpris par la petite taille de la pièce en comparaison de la prestance du personnage, il ne fit pourtant aucune remarque à ce sujet. Derrière la simplicité de l'endroit, Zéphyr ne doutait pas un seul instant des manigances qui s'y organisaient dans le plus grand des secrets. Finalement, il concéda même des similitudes dans leur manière respective de travailler. Mais si Pyros pouvait se montrer au grand jour sous sa véritable identité, le Grand Camérier n'avait pas ce luxe.

Dans son dos, la porte se referma, annonciatrice de leurs échanges à venir. Et pourtant, dans le silence à peine revenu, des murmures incessants se firent entendre. Le Spectre leva brièvement la tête pour déterminer leur provenance exacte avant de s'entendre proposer de s'asseoir. Reportant son attention sur son interlocuteur, il se résolut même à offrir un sourire énigmatique à ce dernier, ignorant tout de l'effet des ombres et lumières sur son propre faciès. Un détail dans le choix tout particulier des mots de Pyros lui permit une entrée en matière inédite.

« Vos informateurs sont toujours aussi efficaces à ce que je vois. Dois-je m'en faire ? »

A en juger par cet accueil, Zéphyr sut qu'il pourrait s'exprimer librement en présence du conseiller sans risque que des oreilles indiscrètes ne viennent espionner leur conversation, le contraire étant visiblement le cas. Souplement, il prit place sur l'une des chaises disposées dans la petite étude à la suite de la proposition de son hôte.

« Je crains fort que votre intervention lors de la dernière Tribune n'ait pas été au goût de l'Archevèque d'Aramila. » Tout en laissant le temps à son interlocuteur de digérer cette information en marquant une pause, il reprit sans se défaire de son sourire. « Auriez-vous quelque chose à me dire ? »

Pour l'heure, il allait taire les accusations portées par Sylas à l'encontre de l'homme face à lui. S'il se réjouissait de l'intérêt de cette conversation, le Grand Camérier voulait laisser une chance à Pyros Borges de s'expliquer. Libre à ce dernier d'interpréter sa question ouverte comme bon lui semblait. Peut-être même qu'il apprendrait des choses intéressantes en laissant planer le doute sur la véritable raison de sa venue au Renon. Après tout, il n'y avait pas que son physique de cadavre qui réussissait à mettre ses interlocuteurs mal à l'aise. Le Spectre était passé maître dans l'art d'insuffler le doute.
Sam 2 Nov 2024 - 9:34


Faux-semblants

Maître du Jeu


Il avait toujours ce sourire léger, voyant dans le regard de l’invité une analyse complète de l’espace. Ce n’était pas très poli d’œuvrer de la sorte, mais que voulez-vous, c’est une déformation professionnelle bien pratique. C’était discret bien sûr, tout le monde le faisait, même inconsciemment. Il balaya la remarque d’un mouvement de main.

"Vous savez ce que c’est, une délégation qui nous vient d’Aramila, je m’attends à voir des vents nouveaux débarquer." Il croisa ses mains devant lui, marquant une pause le temps de voir une ombre s’arrêter devant la porte puis repartir. Sans doute rien. "Non, pas d’inquiétude à avoir. Vous n’apparaîtrez dans aucun registre autre que les officiels. Ceux que vous avez croisés oublieront jusqu’à votre passage ou n’en ont que faire. Vous êtes en zone grise."

Sa voix, caverneuse, lui causait de la douleur. Lui, qui aimait tant les mots, se sentait affaibli par quelques maladies à chaque retour sur ce qu’il appelait le front. Il se sentait déjà diminué, et pourtant, il devait conserver quelques forces pour cet échange. Le repos viendrait plus tard.

Il suivait son invité, attendant qu’il s’installe face à lui. Les odeurs d’onguents se mêlaient au reste, ce qui pouvait être entêtant pour les nez sensibles. Le sien était bouché. Il s’installa à nouveau à sa place. Ce siège, d’abord inconfortable, avait fini par se mouler à sa forme. L’homme avait gagné cette bataille. Il fit cependant la moue, les yeux légèrement dans le vague, guettant le moindre mouvement ou ombre sous la porte.

Il ne put empêcher un ricanement, qui dissimula à merveille une légère toux. Il ne pouvait pas croire que la visite du Grand Camérier de l’Ordre ne soit due qu’à une simple joute verbale avec l’Archevêque d’Aramila. Cela pouvait signifier bien des choses pour le Maître Caravanier qui officiait dans le Renon, et il en voyait peu qui lui plaisaient. Son regard incandescent plongea dans celui, rubis, de son invité.

"L’Archevêque d’Aramila ou Sylas Edralden ?" Tranchant. Ils étaient chez lui, il pouvait se permettre de poser des questions après tout. Le poste et l’homme n’avaient pas la même valeur à ses yeux. Il en savait quelque chose, ayant son propre cas à gérer. Déformation professionnelle toujours, au-delà des intrigues, des assassinats et des influences, il n’y avait qu’une valeur cardinale pour les êtres comme eux.

L’information. Elle est la clé de tout.

Il sentait ses bronches assez dégagées pour continuer. "Peu m’importe qu’elle lui ait déplu, je pense que sa propre intervention a aussi déplu à d’autres. Je ne suis personne, Votre Éminence, mais je suis ravi de voir que j’occupe une place particulière dans l’esprit de sire Edralden..." Il suspendit sa phrase. On toquait à la porte pour amener de l’eau chaude et une décoction d’herbes. Celui qui avait fait des lieux sa propriété indiqua de poser le plateau sur ce qui ressemblait à une pile de livres en déséquilibre, au coin de la table. Ça suffirait. Il attendit que la porte se referme. "... Mais si c’est grâce à cela que je peux vous accueillir dans mon quartier général, alors tant mieux."

Il laissait volontairement planer le silence. Cette conversation était importante, rares étaient les entrevues accordées par Zéphyr, encore plus rares en personne. Le temps de mettre les herbes de sa réserve personnelle, l’odeur d'eucalyptus et de thym ne tarda pas à se mêler au reste. Il fallait comprendre le mélange et les couches d’analyse. Le trait d’esprit plus tôt sur la distinction entre la fonction et l’homme était important. Les sens réveillés, Pyros Borges n’avait pas prévu d’en dire trop, ce n’était pas lui qui avait sollicité cette rencontre après tout.

À la lueur des lampes et des bougies, ses yeux s’allumaient d’un magma incandescent. Il planait un parfum délicieux et inquiétant.
Sam 2 Nov 2024 - 15:56
La question claqua dans l'air, aussi acérée que savait l'être la langue de son interlocuteur. Pyros Borges se révélait à la hauteur de sa réputation et leur conversation à venir promettait  d'être sous haute tension. Car derrière une politesse de circonstances, le message était clair : ses rapprochements avec l'Archevêque d'Aramila n'était pas passée inaperçue. Le réseau d'informateurs au sein des Caravaniers était décidément une arme des plus terrifiantes. Zéphyr encaissa le coup en silence, soutenant le regard de son vis-à-vis sans pour autant se défaire de son propre sourire. Il remettrait à plus tard l'étude de cette information.

« Allons, je doute que vous soyez homme à croire que je me sois déplacé pour cette seule raison, je me trompe ? »

Loin du regard scrutateur de son interlocuteur, ses lèvres se scellèrent un instant alors que les iris rubis ne perdaient rien des faits et gestes de son hôte. La brève interruption dont ils avaient fait l'objet plus tôt parut faire retomber la tension entre eux. Au-dessus de leurs têtes, les murmures étouffés aux sonorités métalliques résonnaient toujours, à peine entrecoupés du tintement cristallin de la vaisselle que l'on manie avec précaution et habilité à la fois.

« J'admire votre humilité car s'il est vrai que nous ne sommes personne, vous n'en demeurez pas moins un homme important pour nos agissements au Renon. On ne peut pas en dire autant des éminents membres du Concile. Tout laisse à penser que le sujet du Renon n'est hélas plus au goût du jour lors des Tribunes. A tel point que le conflit est écarté de l'équation qui les préoccupe aujourd'hui. Pensent-ils à ce point la guerre perdue alors qu'elle ne fait tout juste que commencer ? » conclut-il en une interrogation rhétorique envers lui-même.

Son attention se perdit quelque part par delà de la seconde silhouette qui s'activait dans la pièce, pour fixer la porte qui les séparait du monde extérieur, comme pour mieux surprendre l'irruption soudaine et inopinée d'une autre âme s'activant à travers ces murs. Le Spectre le savait, les prochains mots de sa part capteraient toute l'attention de son interlocuteur, si ce n'était pas déjà le cas.

« J'ai eu vent d'informations inquiétantes selon lesquelles l'ennemi serait au courant des actions futures menées au Renon. Alors, à moins que vous ne souhaitiez perdre inutilement des hommes et des femmes ralliés à notre cause, je vous recommande la prudence. »

Cette fois, le Grand Camérier s'anima, allant lentement poser ses coudes sur la table tout en liant ses mains entre elles. Pyros Borges était de ces individus œuvrant à étendre leur influence sur les terres bafouées du Renon mais il n'en demeurait pas moins libre de ces mouvements et opinions personnelles. La preuve en était aux prémices de leur conversation, au travers d'une pique déguisée à son encontre. Alors, Zéphyr savait qu'il lui faudrait trouver la faille dans laquelle s'immiscer, à la fois pour s'attirer la sympathie et l'intérêt de pareil interlocuteur.

« Je veux entendre votre analyse de la situation. Vous êtes le mieux placé pour me faire un compte rendu des plus précis. Qu'avez-vous appris sur les armes ennemies ? »

S'il espérait un jour redorer le blason de la Foi, le Spectre avait conscience qu'il lui faudrait commencer par la reconquête du Renon. L'heure n'était plus aux manœuvres souterraines. Damer le pion aux envahisseurs était le seul moyen pour eux de reprendre l'avantage au lieu de s'enliser dans une guerre d'usure.
Dim 10 Nov 2024 - 11:15


Faux-semblants

Maître du Jeu


"Certainement pas, en effet." Il écoutait le dirigeant de son Ordre clarifier la situation. On aurait pu imaginer qu'il serait stressé dans pareille situation, que cela donnerait l'impression de se faire sermonner. Mais Pyros Borges n'en avait cure, il n'était pas étranger à la situation du Renon. "C’est une machine lente à mettre en marche, sire. Vous le savez aussi bien que moi, surtout quand elle a déjà échoué par le passé. La guerre divise, la guerre fait peur, la guerre enlève. Beaucoup se satisfont de ce statu quo parce qu'ils pensent à eux-mêmes et à leurs familles."

Il prit sur lui de se lever à nouveau une fois le serviteur parti. L’infusion avait l'odeur qu'elle devait avoir. Malgré son nez encombré, le maître des lieux ne s’y trompait pas. Il n'était pas dupe, il savait que, comme toutes les places, la sienne était éjectable. Peut-être moins que d'autres, mais pas inamovible pour autant. Avec une délicatesse étonnante pour son gabarit, que d’aucuns jugeraient imposant, il servit deux tasses d’un liquide orangé aux reflets verdâtres, en déposant une, sans poser de question, devant son invité.

"Une concoction à base d’écorce d’orange et de thym, principalement. Les ingrédients viennent de ma ferme dans le maquis. Vous y êtes déjà venu, n’est-ce pas ?" Question rhétorique, car si ce n'était pas lui directement, cela devait être une autre de ses ouailles. Difficile nœud que celui des Caravaniers, un réseau si large qu'il faut, à un moment donné, s'assurer de la solidité des liens, séparer le bon grain de l’ivraie.

S’asseyant à nouveau, il inhalait au-dessus de la tasse fumante qu'il s'était servie. Satisfait, il reprit le fil de sa pensée après un instant de réflexion. "Ça fait quoi ? Plus de trente ans maintenant…" Il se remémorait sa fougueuse jeunesse, lui qui était témoin à la table des négociations. Garde Borges, apportez-moi l’encrier. Stoppons l’hémorragie. L’armistice, un autre mot pour signifier la défaite et une nouvelle ligne tracée. Le sujet revenait comme une arlésienne, mais jamais aussi fort que lors de l’Audience extraordinaire tenue par Edralden. Ce n'était pas le sujet officiel alors, mais, pourtant, c'est ce qui se murmurait à voix basse dans les couloirs, ceux des Tribuns et ceux des spectateurs.

Il lampa une gorgée, appréciant la brûlure sur sa langue. Le feu était toujours là, il couvait simplement. Pyros Borges avait tenté de le rallumer lors de son dernier passage au Rempart de la foi.

Un froncement de sourcil apparut, avant que son expression ne redevienne neutre au fur et à mesure qu’il écoutait, tout en sirotant sa tasse. Le Renonnais se leva dans le grincement de sa chaise, fouillant dans ses armoires pleines de livres de botanique et d’herbiers. Il en tira un volume quelconque qu'il ouvrit devant son interlocuteur. Au milieu des précisions sur les plantes se dessinait un plan. Une liste de noms, de lieux, de ratures, subtilement intriquée dans la trame du texte. Invisible à des yeux non avertis. Les néophytes en codage et transmissions de messages auraient été ébahis par la mécanique, mais pour des gens comme Pyros et Zéphyr, c'était une prise de note sommaire.

"Ne vous inquiétez pas, je tiens bon. Si vous me parlez d'ici, ici ou là, ne vous inquiétez pas, c'est que mon plan fonctionne. " Joignant le geste à la parole, il pointa du doigt différentes phrases sur la page."J'ai des soupçons, mais je ne peux pas encore m’avancer, au risque de dévoiler mon jeu. En même temps…" S'il souhaitait son analyse, il allait l'avoir. Manifestement, le Grand Camérier prenait plaisir à discuter, lui aussi. Il indiqua d’un mouvement de tête une petite table d’appoint en damier, sur laquelle, autour d'une plante en pot mal en point, se tenaient différentes pièces aux formes disparates : Tours, Cavaliers, Fous… Pions. Dans la main du conseiller du Renon apparut l'une de ces pièces, qui devait certainement avoir une importance relative. "Vous connaissez ce jeu ? Il faut parfois accepter de perdre des pièces pour faire un coup de maître."

Mais les paris que les deux hommes dans cette pièce pouvaient faire ne se comptaient pas en pièces d'ivoire ou de pierre. Il s'agissait de troupes, d’armes, du Renon lui-même, sauf à imaginer que le terrain était l'échiquier. "La situation ici est… sous contrôle. Autant qu'elle peut l'être étrangement. Les Epistotes s’enlisent. Ils ne pensent qu’à arrêter la menace fantôme des Réunionistes. Leurs armes évoluent constamment dans une surenchère sans fin, mais leurs hommes restent des hommes. Je ne serais pas surpris que, bientôt, depuis Epistopoli, ils puissent tirer des balles jusqu'à ce bâtiment, et demain, qui sait ? Mais ici… ils n’avancent plus. Ils creusent encore et encore sur les mêmes arpents de terre… Si ce sont bien des puits, alors Epistopoli leur en demande toujours plus. Ils se battent presque entre eux pour obtenir la primauté. Ils ne sont pas unis, c’est une course aux mauvais coups. C'est pour cela que votre arrivée passera inaperçue ; certains pétroliers seraient même ravis de voir des flammes vertes s’élever sur les installations de leurs adversaires. Tant qu'ils se battent comme des chiens, nous consolidons, et nous attaquons, parfois de façon détournée, là où ça fait mal, là où cela mène au mat en espérant les mettre en échec." L’homme posa la pièce qu’il tenait sur son bureau, dans un petit bruit sec contre le bois. Ses yeux prenaient une couleur infernale, les lampes sans doute. Il se racla la gorge avant d'avaler une autre lampée pour calmer l'irritation, rompant un peu le charme et la solennité de l'échange. "Désolé, je parle beaucoup..."

"… Mais j’ai bon espoir de réussir à transformer certains de nos pions en pièces majeures dans un avenir proche."