MJ - Convocation auprès du Grand Sapiarque
Elias van Beck
Les traits tirés d’Elias traduisaient un agacement qu’il dissimulait en général sous son désintérêt pour les esprits moins érudits. Il portait une tenue cintrée aux bords élimés et qui portait encore les traces de son précédent voyage. Le breuvage froid qui reposait sur un coin de son bureau de métal l’attendait avec désespoir, condamné à l’oubli face aux méandres des politiques uhroises qui contraignaient le Grand Sapiarque. Il était homme ordonné en affaire comme en recherche, mais tout n’était pas aussi millimétré que d’habitude. Au centimètre. La mesure du contrôle qu’exerçait Elias s’écartait un peu. Juste assez pour le percevoir. Pour comprendre qu’il fallait en être terrifié car si le génie derrière ce qui faisait battre le cœur d’Epistopoli pouvait montrer une once de dépassement, alors le monde tressautait dans l’ornière de son destin. Voilà qui posait le cadre d’une convocation inhabituelle. Pourquoi Elias n’avait-il pas encore renversé le camp du Régent et pris sa place sur la scène politique pour assurer son contrôle absolu sur la cité ? Parce que c’était déjà le cas. Parce qu’il n'en avait plus le temps. Parce que le monde ne tournait plus rond. Mais pire encore, parce que certaines épines s’entêtaient à venir se loger dans ses pieds.
- Von Arendt. l'interrompit-il d’un doigt levé.
Pas de titres, pas d’entrée en matière. Pas de décorum. Un maître devant son subordonné. Un maître devant un élève.
- Je vois que vous n’avez pas encore compris pourquoi vous êtes là. continua-t-il, dépité.
Il s’empara du rapport, le fit tourner entre ses mains et courir les pages une à une à l’aide de son pouce. Les feuilles crissèrent et soulevèrent un océan d’effluves issues du bureau du Sapiarque au Marquis avant de terminer sur le côté, négligé. Sans avoir été consulté ni lu. Une paperasse gâchée par le dédain, dont les fragrances hérissaient le nez du Grand Sapiarque. Elias se leva. Domina de sa stature son interlocuteur. Ses doigts étaient tâchés de l’encre d’un millier de documents. De milliers d’âmes. De centaines de concessions. Du poids d’Epistopoli. De l’entremise des traîtres.
- Je n’ai aucune confiance en vous, Von Arendt. Que ce soit en vos rapports, que ce soit en vos activités. Vous avez déjà prouvé que vous n’étiez pas avare de secrets à destination des autres nations. Pourquoi prendrais-je le temps de vous écouter, alors que même l’Alliance semble mieux comprendre la difficulté de ma situation actuelle que l’un des Sapiarques les plus obsolescents du Pôle ? reprit-il, les mains croisées derrière lui.
Une lèvre de mépris se leva. Il soupira. Las, agacé. Ses mots étaient prononcés avec une exacte rigueur, sans ton haussé. Ils n’étaient dictés par rien d’autre qu’une froide nécessité et il n’y avait aucun besoin d’être assertif sur sa propre autorité. Tout autour d’eux étaient dressé des mécaniques complexes. Des représentations des astres, des maquettes ésotériques aux angles acérés. Des théories, des méthodes. Des projections avancées qui s’aventuraient déjà plus loin que Zénobie. D’ailes et de cornes. Elias dénigra le Sapiarque d’un regard de bas en haut. Il soupira une fois de plus.
- Muridas appartiendrait au XIIIème Cercle que je m’en moquerai. Je me contrefous de ce que vous avez fait, je me contrefous de vos intentions, imbécile. Vous avez jugé bon de manœuvrer dans mon dos, au moment où Epistopoli devait montrer à tous son unité, sa force. Sa cohésion pour laver les putains de conneries de ce connard de Dimetrios. Vous m’entendez Von Arendt ? Vous m’avez foutu dans une merde noire. Une merde aussi fétide que la Brume qui vous a sorti de son cul.
Ses mots tranchaient avec sa posture, avec son attitude. Etait-il furieux ? Voulait-il choquer l’impeccable et réservé Seraphah ? Ou peut-être était-ce lui au fond. Celui qu’il était lorsqu’une veine frappait le coin de son front et pulsait au rythme d’un cœur froid et implacable. Il inspira.
- Vous savez donc l’image que cela envoie au monde. L’image que cela renvoie sur le Régent par intérim d’Epistopoli. Pendant que je mets en œuvre la poursuite du plus grand ennemi d’Uhr en redoublant de moyens pour racheter ce que notre nation a fait - aux yeux du monde. Pendant que je dois mener une purge au sein de ma cité pour débusquer cette cabale qui nous gangrène encore. Cela renvoie l’image d’un incapable. Incapable de tenir sa Commission, incapable d’exercer le moindre Contrôle sur son pays. Incapable d’empêcher un imbécile de mener des projets séditieux au beau foutu milieu d’une forêt opaline. En plein milieu de la nation qui a subi un attentat, aux crocs si longs qu’ils feraient tout pour boire le sang d’Epistopoli jusqu’à la lie et utiliser la moindre excuse pour venir fragiliser davantage notre position. continua Elias, tandis qu’il levait son bras vers Seraphah et l’abaissait d’un geste agacé.
Quand on avait un rôle d’importance, chaque action avait des répercussions monumentales. En l’occurrence, c’était le cas. Dans un pays au bord de la guerre civile, dans une course contre la montre après le Mandebrume, après le traître. Dans une situation si tendue que chaque soubresaut d’Epistopoli pouvait la faire basculer d’un côté ou de l’autre. Comment tenir le nord, si dans son propre pays, la sédition prenait le pas ? En cela, les intentions de Seraphah n’avaient aucune importance. Ni même les faits. Les conséquences allaient au-delà, étaient bien pires. Le tribunal politique avait déjà livré son verdict.
- Vous comprenez donc que je n’ai pas le choix, et que vous n’êtes pas là pour répondre à mes questions, ni me raconter ce que je sais déjà par d'autres bouches plus fiables que la vôtre. Vous êtes là pour servir d’exemple. conclut-il.
Sur ces mots, deux automates s’activèrent au fond de la pièce. Les cliquetis caractéristiques de deux unités qui s’activaient et se préparaient à agir à la moindre commande. La convocation n'avait-elle été qu'un prétexte pour faire venir facilement Seraphah ? Peut-être.