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[Requête] Sève Suave

[Requête] Sève Suave  Brandw10
Ven 17 Mai - 19:47



Sève Suave

Sur les traces de l'Esquisse


Epistopoli, la cité du Savoir. Creuset du génie. Ou plutôt, bouillon de culture. Tous les vices y pullulent sous sa lumière radiante, qui oublie le voile de pollution opaque générée par ses industries lucratives à la poursuite du progrès. Un progrès ? Mais quel progrès ?! Pas celui de l’humain en tout cas.

On raconte bien souvent que les gens de la basse-ville sont des animaux, des sous-humains, tout juste bons au labeur harassant dont il est moral de les occuper pour les empêcher de s’entre-dévorer. Les investisseurs ne les sauvent-ils pas de la famine causée par leur manque de compétences? Mais que peu savoir un sapiarque oxydé d’idéologie du haut de sa tour, d’où tout semble si petit, si lointain. Il voit les lumières du futur. A en oublier que la lumière brûle, que la lumière aveugle, qu’on l’utilise parfois pour piéger insecte et papillons et les conduire à une mort certaine.

Tel le joueur de flûte, le Mandrebrume tourne autour d’Urh, il appelle les enfants dans la Brume. Ou plutôt, il appelle la brume à venir collecter les enfants. Sauver Urh. Tout cela en vaut-il la peine ? Quand on troque un fanatisme religieux, pour un fanatisme scientiste, ce n’est qu’un dogme pour un autre, un mirage derrière un mirage. Pendant ce temps, le peuple crève.

L’Alliance est comme une poudrière renaissante de ses décombres. Aiguillonnée par l’ennemi commun enfin affichée, la frénésie militaire s’épand sur les hautes cités. Bientôt un large convoi pourrait être envoyé pour ouvrir une route de ravitaillement vers Zénobie. Keshâ'rem en fera partie. C'est sûr. En attendant, un nouveau fléau, nouveau parmi tant d’autre, accable la basse-ville. Il a pour doux nom l’Esquisse. Drogue du diable, il permet aux désespérés de fuir leur effondrement et aux puissants d’exploser les frontières de leur vanité. La pauvreté protège parfois les infortunés, mais ici la drogue se veut bon marché, abordable, pour que toutes les bourses puissent se la payer.

Elle s’étend déjà hors de la ville, à Aramila, à Xandrie, parmi les exarques et les commerçants, qui au lieu de vouloir étouffer son foyer, se demandent comment ils pourraient prendre part à cette manne très demandée. Tous se battront pour sa formule. En tant que médecin, Seraphah est très préoccupé par cette crise de santé publique qui envahit le cœur même de son hôpital dans la haute cité.

Keshâ’rem s’est lui-même proposé de l’aider à remonter le fil rouge de l’Esquisse du consommateur au vendeur et du vendeur au producteur. Ses origines prolétaires lui éviteront sans doute d’éveiller les soupçons.

Revêtu de plus modestes habits qu’il a conservé un peu par sentimentalisme, pour se rappeler de ses origines, il se rend dans certains lieux familiers. Il commence par un lieu de passe sous un pont autoroutier. Inutile de dire combien l’endroit est malfamé. Il fut un temps où il redoutait d’approcher le périmètre. Pourtant, il y était bien forcé, chaque jour, pour se rendre à l’usine, lorsqu’il avait 16 ans.
-« Eyh mon joli ! T’es à croquer com’un cœur ! Viens don’là entre mes cuisses…. La bonne gisèle va t’y réchauffer la mine pour quelques sous ! … »

Il pressa le pas pour s’éloigner de la femme corpulente sous le regard pincé des macros. Une odeur forte d’urine lui assaille les narines et lui arrache un haut le cœur, alors qu’il évite des flaques d’huile. Son pieds bute contre quelques seringues laissées à terre près d’une pile de vieux pneus. Bien qu’il essayât de ne pas regarder la prostituée, il ne put manquer ses cheveux brûlés par les décolorations successives et son maquillage criard. Il jurait avec une mini-jupe en faux cuir dans laquelle ses cuisses étaient engoncée. Sa peau arborait de terribles ramures de rouille, qui rongeait peu à peu sa peau. Peut-être étaient-elles magnifique. Tout dépendait du regard que l’on portait dessus.

Non loin, un écœurant était en train de retourner une benne à ordures. Il fallait faire partie des ombres errantes en quête de leur poison pour faire abstraction de la peur qu’inspiraient les lieux. L’œil hagard, ils marchaient comme des Jiangshi, en quête d’un espoir. Yshée. Ou Esquisse.

A l’époque, Keshâ était écrasé par le désespoir et l’oppression au quotidien. Nulle part où se cacher. Jusque dans son dortoir. Son cerveau avait muté pour supporter le climat d’insécurité. Il gérait chaque pas indépendamment, sans regarder plus loin. Aujourd’hui, même s’il se croyait armé pour retourner dans les quartiers les moins bien fréquentés, c’était pire encore. Malgré ses totems et ses cristaux, il n’était pas invincible. Il n’avait toujours pas la faculté de tuer de sang froid. Ou même d’être bien convainquant dans ses menaces. Et tout cela le ramenait à cette version de lui, si chétive et misérable. Cette même version qui avait fait tellement de concessions avec l’indignité pour survivre.

Des palpitations dans la poitrine, il régulait son souffle. Un rien le ferait sursauter. Ce n’était pas la panique de l’esprit, mais celle du corps, en proie à toutes les marques laissées par le temps. Le corps ne faisait pas de différence entre hier et aujourd’hui. Il revivait sans cesse les coups et les menaces. Il les cumulait, même. Au point où, ainsi ravivés, ses traumas le laissaient encore moins fort de ses ressources que lorsqu’il avait investi le repère de brigands en col-blanc pour enquêter sur une usine.

-« Eh ! Ducon ! Tu peux pas faire attention ! Tu marches sur ma prothèse… » râla une voix éraillée appartenant à une clocharde en train de raffistoler ses rouages.
"Pour te faire pardonner, file-moi au moins quelques sous... je suis à court d'anti-rejet." supplia une paume noircie.

De dépit, il lui aurait donné quelques astras, mais se rembrunit. Il ne voulait pas se signaler comme un nantis à détrousser et laisser pour mort dans le caniveau.

Il n’osait pas approcher le trafiquant. C’était trop malsain pour lui. Soudain il reconnut un visage exhumé du passé.
-« Kailan, c’est toi ? »


Mar 28 Mai - 22:08

Sève Suave

Ft. Keshâ’rem



Dans un environnement où tout était puanteur et pauvreté, il ne restait plus que l’espoir. D’abord, celui d’une main tendue qui viendrait tirer ces âmes en proie à la maladie et la mort, tels ces preux chevaliers dans ces contes que l’on murmurait aux enfants avant qu’ils ne s’endorment dans un soupir. Quelqu’un viendrait les sauver de cette vie sans lumière, quelqu’un viendrait percer les murs de ces vies pourries et condamnées.

Mais ce mince espoir devenait un doux rêve lointain lorsqu’on comprenait que les contes n’étaient que mensonges et que les sauveurs miraculeux ne viendraient jamais, et encore moins dans un taudis au fond d’une cité qui vivait de la misère des uns pour engraisser les autres. Alors on choisissait des échappatoires. Il y avait ceux qui finissaient par fuir les lieux. Il y avait ceux qui persistaient et qui finissaient par avoir une situation plus ou moins agréable. Et il y avait ceux qui s'efforçaient d’entretenir cet espoir, quitte à s’oublier dans une spirale d’illusions, pour ne pas envier ceux qui s’en étaient sortis, ou pour ne pas se souvenir de leur propre existence.

La drogue était un doux conte que l’on infiltrait dans le sang des adultes, pour leur infuser l’espoir un temps. A l’image de la capitale Epistote, elle engraissait les plus riches tout en dépouillant les plus pauvres. Mais comme toutes les douces histoires, l’Esquisse s’était répandue dans la ville, puis dans le pays, puis au-delà, clamant ses promesses à ceux qui la consommaient comme ceux qui l’exploitaient.
Kailan voulait être de ces derniers.

Et bien que cela produisait un pincement au coeur de savoir que certaines de ses connaissances, dans la basse ville, se noyaient dans cette drogue, elle ne pouvait reculer face à l’appel de l’argent. Si elle reculait, alors elle ne tiendrait pas la promesse qu’elle avait faite à l’enfant qu’elle avait été une dizaine d’années auparavant, cette promesse de ne plus vivre dans la misère, d’être parmi les plus fortunés, et d’aider ceux qu’elle considérait comme une famille. Elle devait faire taire cette conscience, cette voix qui lui faisait la morale, pour parvenir à ses fins. Il lui fallait connaître les secrets de cette Esquisse, et l’exploiter à son tour. Et tant pis pour les âmes qui chuteraient dans la spirale d’illusions.

Kailan était comme un poisson dans l’eau – ironie quand on était un triton hors de l’eau – dans la basse ville. Au fil des années, tout le monde finissait par connaître tout le monde dans certains quartiers, et surtout ceux des commerces qui feraient rougir les plus intègres de la haute ville. Elle ne faisait que tourner dans le quartier pour faire du repérage, trouver un client, ou un vendeur à la sauvette de cette drogue. Alors qu’elle observait les passants discrètement, marchant les mains dans les poches, elle entendit la voix éraillée d’Huguette la pro du pathétique, qui passait son temps à faire semblant de se mettre au milieu du chemin des autres avec sa prothèse “défaillante” pour appâter les pigeons du coin. Elle lui aurait bien dit de fermer sa gueule tellement sa voix lui était insupportable, mais elle entendit une voix l’appeler. Elle tourna la tête vers l’homme, puis haussa les sourcils en le reconnaissant.

— Keshâ ?

De toutes les personnes qu’elle connaissait, elle ne s’attendait pas à le voir apparaître comme un spectre au milieu de ce paysage. Cela devait faire des mois, des années, qu’elle ne l’avait pas vu. Il faisait partie de ces gens qui finissaient par partir sans un regard en arrière, de ceux qui niaient leur passé, sûrement. Elle avait des souvenirs de ce jeune homme qui était le souffre douleur des autres, celui qui finissait à terre, le visage tuméfié et les poches détroussées. Encore aujourd’hui, il jurait avec le paysage et les gens autour de lui.

— Qu’est-ce que tu fous ici ?  lui dit-elle d’un ton incrédule. Tu traines plus avec les bourges ?

Elle demeurait étonnée de le voir, lui qui avait toutes les raisons d’oublier la Basse Ville et de ne pas repointer dans le coin.
Ven 31 Mai - 20:21
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Sève Suave

Sur les traces de l'Esquisse


Peut-être que le mieux aurait été de se détourner avant qu’elle ne l’aperçoive. C’était bien le regard surpris de Kailan qui se posait sur lui. Elle le reconnaissait. Mêlé du plaisir et du soulagement de retrouver un visage non hostile et familier et de la gêne d’avoir à justifier sa présence, il ne savait pas trop comment réagir. Enfin, il était trop tard pour faire demi-tour.

Kailan n’avait rien perdu de ses traits juvéniles. Ses joues remplies et son teint frais défiaient la grisaille et la détresse des bas quartiers. Ce qui s’essayaient à poser les mains sur la jeune fille avaient pourtant tôt fait de regretter leur geste. Elle avait plus de hargne dans le petit doigt que Keshâ dans son corps entier. Aussi était-il déjà arrivé que la cadette mette en fuite quelques bourreau accablant le jeune homme il y a de cela quelques années. Il peinait à intégrer qu’il fallait montrer les crocs et faire preuve d’agressivité.

-« Hum… ben c’est un peu mon quartier… » bafouilla-t-il, le temps de décider de la suite de ce qu’il dirait.
« Si… si… je me demande comment tu es au courant. Ce n’est pas comme si ça se voyait quand quelqu’un quitte la ville ou finit par crever. On met le corps à la fausse commune et on passe le balai dans sa chambre avant qu’un autre prenne sa place… »

Une main maladroite passa dans ses cheveux pour les ébouriffer. Assurément, il avait toujours été bien trop délicat pour les bas-quartiers. Cela ne garantissait pas la possibilité d’y échapper.

« J’ai déménagé, c’est vrai. On peut dire que j’ai rencontré une sorte de « prince charmant… enfin… »
Si elle savait qui il était, il perdait déjà beaucoup en discrétion. Donc c’était peut-être discret, mais peut-être qu’il pouvait un peu l’impliquer dans sa recherche immédiate sans trop lui en dire pour le moment.
-« Pour tout te dire, j’ai un but un peu spécial. »

Son regard partit en coin pour inspecter les silhouettes sombres qui passaient au loin.
-« Je cherche à me procurer de l’Esquisse… tu sais ou je pourrais en trouver ? »

Un vague sentiment de honte empourpra ses joues à l’idée qu’elle puisse penser qu’in en était consommateur. Après tout, n’avait-il pas toutes les raisons de vouloir échapper aux séquelles de la misère ? Sa nébula le rongeait, tout serait tellement plus facile s’il avait plus confiance en lui.

-« Ce n’est pas pour moi… ne va pas croire ça. » ajouta-t-il pour disperser les soupçons !
Il l’attrapa vers le bras pour la tirer encore un peu plus à l’écart.

-« Ecoute, je ne sais pas trop comment expliquer. Mais je voudrais savoir d’où vient cette drogue et ce qui se cache derrière. Ce n’est pas nette qu’elle soit arrivée si vite sur le marché. »

Seraphah voyait débouler des victimes de ses excès de jours comme de nuit dans son hôpital qui débordait de patient en décompensation. Certains partaient en dépression, d’autres en hystérie. Un point commun partagé par les pauvres comme par les riches étaient une vive agressivité lorsque l’on tentait de les détourner de leur conduite addictive. Même la noblesse commençait à redouter de voir les familles gangrenées par cette dépendance insidieuse.

-« Bref, tu connaitrais pas un dealer ?... je n’insinue rien, hein… c’est juste que je n’ai jamais vraiment eu l’air naturel dans ce genre de contact. Peut-être que tu saurais m’aider ?

Bon… Keshâ’rem n’allait pas non plus la mettre en danger dans une mission suicide. Kailan n’était pas en sucre mais elle n’avait pas non plus demandé à finir les pieds dans le ciment et jetée dans le fleuve par des trafiquants Xandriens du cartel. Elle pouvait aussi l’envoyer balader. Et ce serait bien correct de sa part. Ou alors, elle penserait juste que derrière un visage « parfait » se cachait les fondations d’un vice pour faire face à l’existence. Il ne pouvait qu’attendre de voir comment elle réagirait à sa demande.
Sam 15 Juin - 18:31

Sève Suave

Ft. Keshâ’rem


Keshâ parut gêné des questions qu’elle avait posées. Kailan avait oublié que le jeune homme était quelque peu délicat, du moins en comparaison de ses fréquentations régulières. C’était quelque chose de voir un visage familier qui ne soit pas trempé dans des affaires louches dans les bas fonds d’Epistopoli. Keshâ jurait avec le paysage, avec son petit air innocent constant, qui ne faisait que s’accentuer avec son embarras évident. Kailan haussa les épaules :

— Ecoute, j’ai entendu des rumeurs. Y’a des gens qui t’auraient vu dans la Haute Ville, et on te voyait plus ici, alors j’en ai conclu que…

Merde, son embarras était communicatif. Elle n’avait rien contre le jeune homme et n’appréciait pas trop de le mettre mal à l’aise. Il en avait déjà assez bavé pour plusieurs vies, elle ne voulait pas lui en rajouter une couche supplémentaire. Heureusement, il finit par lui répondre qu’il avait bien déménagé. Elle haussa les sourcils lorsqu’il lui confia qu’il était venu pour quelque chose en particulier. La raison de sa venue lui fit hausser bien plus hauts ses sourcils :

— T’es un camé ?!

Cela l’étonnait qu’il termine dans ce genre d’addictions. Peut-être que les maltraitances qu’il avait subi des autres dans la Basse Ville continuaient de le tourmenter et qu’il cherchait une échappatoire. Elle ne pouvait pas le juger sur ses choix. Il lui saisit le bras et l’attira un peu plus loin, là où les oreilles indiscrètes ne les entendraient pas.

— Justement, je cherche aussi à en savoir plus sur cette drogue, moi aussi. Je trouve ça louche.

Elle ne préféra pas lui parler de ses intentions, moins bonnes que les siennes, certainement. Si Keshâ semblait s’inquiéter de cette drogue, Kai n’en avait cure, n’y voyant qu’un moyen d’accéder à une source de gain d’argent. Sans transition, il lui demanda si elle connaissait un dealer.

— J’en connais pas, mais je pense qu’on pourrait en trouver un. Si l’Esquisse se diffuse partout aussi facilement, ça doit être trouvable facilement.

Elle considéra du regard Huguette, qui était toujours par terre quelques mètres plus loin. Elle fit signe à Keshâ de la suivre, puis elle s’approcha de la femme. Elle s’accroupit devant elle :

— Dit, Huguette, mon vieux pote et moi on voudrait passer du bon temps. Tu saurais pas où on peut se trouver de l’Esquisse ?

La femme leva la tête vers Kailan, puis se mit à gémir en reconnaissant Keshâ derrière elle :

— Ma prothèse, putain, je sens que mon corps ne veut plus d’elle…

Kailan soupira, fouilla dans sa poche pour en sortir quelques petites pièces, qu’elle mit dans la main de l’arnaqueuse. Cette dernière cessa de gémir, dévoilant ses chicots maltraitées par le manque d’hygiène et les produits chimiques dans un sourire :

— Va par là,  dit-elle en désignant une rue du menton. Sur ta gauche, t’auras une porte mauve. Frappe et demande leur de quoi dessiner.

Kailan hocha la tête et se redressa pour retourner face à Keshâ.

— Bon… y’a plus qu’à y faire un tour.

Elle haussa les épaules, puis commença à marcher en direction de la rue qu’Huguette avait désignée, d’un pas tranquille pour que Keshâ la suive.

Lun 24 Juin - 21:44



Sève Suave

Sur les traces de l'Esquisse


La mise à jour étant faite, l’orphelin se sentait quelque peu soulagé.
-« J’avoue que je ne pensais pas que les rumeurs circulaient aussi vite entre la haute et la basse-ville. A l’intérieur des deux moitiés, je veux bien, mais j’avais comme l’impression d’un rideau de fer… et j’ai un peu honte de fuir dans le confort. »

Idée ridicule. Mais bien présente. N’importe qui aurait dit oui à sa place. Il y aurait toujours des langues de vipères pour critiquer et commérer. Finalement, il ne savait pas top si Kailan croyait en son histoire ou pensait seulement qu’il cherchait des excuses pour ne pas passer pour un drogué. Ce serait peut-être la naissance d’une nouvelle rumeur dans la basse-ville. Vu que Kailan en raffolait, ça tournerait vite ! On dirait que derrière ces petits airs puritains se cache du vice. On lui donnerait les Douze sans confession, mais le petit fuyard n’est pas meilleur que les autres ! Preuve en est ! Il prend de l’Esquisse. Ce qui était triste était que ce résultat serait presque à souhaiter. Ce serait bon pour sa couverture, au contraire de l'image qu'il voudrait renvoyer.

Il se contenta d’un -« Ah bon », quand elle prétendit rechercher ce qui se cachait derrière le circuit de l’Esquisse. Du peu qu’il pouvait connaître de la personnalité actuelle de la tritonne, il ne l’aurait pas décrite comme curieuse. Encore moins altruiste. La seule question qui lui venait était « que croit-elle gagner en s’impliquant ? ».

Mais il aurait bien besoin d’une complice dégourdie pour évoluer dans les bas-fonds. La vue seule de Huguette le dégoûtait à un point ... qu’il aurait eu du mal à s’adresser à elle. S’il avait toujours été plus précieux que les autres, c’était peut-être aussi le signe que la haute-ville déteignait sur lui. On s’habitue bien vite à côtoyer des personnes avenantes au teint propre, clair et à la démarche tranquille.

Encore une fois, il ne pouvait pas en vouloir à la vieille aux dents détruites pour son arnaque. La vie n’avait pas été tendre avec elle. Ce n’était pas une sainte, mais elle faisait ce qu’elle pouvait pour continuer à vivre. Sa conscience lui interdisait de la juger. La culpabilité était déjà assez forte d’être repoussé par son allure, maintenant que lui ne pensait même plus à ses finances courantes et dansait sous une pluie de cristaux.

Kailan l’entraînait vers l’adresse indiquée par la vieille femme.
-« Merci… Huguette. »

Avec une certaine hésitation, il lui donna aussi deux astras de bronze et emboîta vivement le pas de Kailan, qui était déjà loin.

La rue était encombrée par des bennes à ordures qui débordaient de sacs éventrés. S’en écoulaient des détritus, qui macéraient dans un jus répugnant dans les rigoles obstruées. La flaque n’avait même plus de couleur identifiable, quelque part entre le gris cendres, le goudron et le marron vomi.

D’autres âmes agonisantes les faisaient tour à tour sursauter.
Une main se tendait soudain d’un carton.
De la pénombre, deux orbites blanches les regardaient fixement, sans bouger…
Un néon flingué se rallumait une fois tous les cent ans juste pour jeter son éclat blafard par surprise.
-« C’est extrêmement rassurant… on se tient prêt à courir au moindre signe de danger. »

A vrai dire, il se méfiait déjà de Kailan. Cette dernière semblait déjà bien informée sur son évolution. Elle en savait peut-être même plus. N’importe qui vendrait son cousin à Epistopoli pour améliorer sa condition. Son propre frère ne l’avait-il pas vendu sans regret ? Et puis, il fallait voir le nombre d’ennemis qu’il avait pu se faire dernièrement en se tenant aux côtés de Seraphah. Ou même, ceux de son propre cru, à commencer par certains éléments nocifs du Magistère. Il était temps d'apprendre de ses erreurs ou de mourir. Avant, il n'était personne. Si un loubard était bien luné, il avait une chance qu'on le laisse vivre avec indifférence. Désormais, il s'était mis une cible sur le dos. La détermination était son salut.

A deux, ils ne pouvaient espérer voir venir tout risque de traquenard : une portière qui s’ouvre soudainement, quelqu’un d’embusquer sous un carton, un parpaing balancé du haut du toit, une moto qui s’arrête en crissant et un conducteur qui dégaine un pistolet… mais en plus, une partie de sa vision périphérique surveillait les gestes de Kailan, pour s’assurer qu’elle ne le pousse pas d’un coup dans un piège. Le scénario le plus plausible serait qu’elle bosse elle-même pour les trafiquants de l’Esquisse et rameutent ceux qui posaient trop de questions. Si c’était ça, elle n’allait pas être déçue de sa réaction…

En remontant la ruelle malodorante, une porte claqua au loin, sur une passerelle au-dessus d’eux. Une femme s’enfuit en tenant sa joue et en serrant un gamin contre elle. Tous deux étaient pieds-nus.
-« Reviens, salope ! Si tu t’enfuis, t’as plus d’maison ! T’auras nulle part où aller ! Vous pourrez bien crever à la rue tous les deux, jm’en branle !! »

Un jour normal à Epistopoli. Le pied de Keshâ buta contre une carcasse de rat. D’une grimace de dégoût, il l’enjamba, avant que lui et Kailan ne doivent se pousser pour fuir une colonie entière, bien vivante, qui partait à vive-allure.
Alors qu’ils progressaient, ils pouvaient discerner la porte mauve, presque trop criarde au milieu de toute cette saleté. La puanteur ne faisait que s’accroître, c’était insoutenable.

-« Il faut combien de rats crevés pour donner cette odeur ?! »  se plaignit-il le cœur au bord des lèvres.
D’abord ils ne virent rien. Ils sentirent. La pestilence.  Puis ils virent, l’haleine fluorescente s’échapper entre deux cartons tremblants. Ensuite, l’œil incrédule distingua une masse effrayante, une grande queue écailleuse digne d’un monstre des marais. En proie à la méfiance, tous deux reculèrent, jambes fléchies, prêt à bondir de côté.
-« Donnez-moi… donnezzz-moi plus… l’Esquisse… il m’en faut plus…. Plus d’argennnt… Pitié. »

La voix déformée et rocailleuse partait parfois dans les aigus d’une manière étonnante. C’était dur, mais ils se doutaient justement que l’Esquisse laissait d’innombrables victimes brisées dans son sillage. Ce qui les interpella est cette queue anormale, qui ne pouvait être l’apanage que d’un zoan ou un mutant. Pour Keshâ, c’était un peu plus que cette constatation. Son poil se dressa sur ses avant-bras. Il ne reconnaissait que trop bien cette voix plaintive, dont le niveau de pitié qu’elle inspirait, était tout autre que celui de Huguette.

Du bout de sa botte, il poussa d’un coup un carton miteux, dévoilant le corps de l’effroyable créature. Son visage était une offense aux lois de la nature et à l’œuvre de Nagidir. Son corps, une chimère ridicule, à défaut d’être effarante, partageant ses traits physiques entre le crocodile et le gallinacée. Le mutant semblait être le produit d’un artiste raté, d’où perçait la démesure de la prétention. Il arborait une tête, une queue et des griffes de crocodile, mais avait les ailes, le panache et le poitrail d’un poulet géant. L’abjection ne pouvait qu’être totale, complété par le liquide sirupeux de couleur jaune qui suintait de ses yeux et de ses narines. C’était une sécrétion qu’il savait malheureusement particulièrement collante et pestilente, en plus du mucus qui dégoutait de ses plumes devenues rabougries et marron de crasse.
-« C’est croco-poulet. » décrivit-il d’une voix blanche, l’âme au bord des lèvres.

Les yeux voilés de la créature pitoyable tentèrent de percevoir les silhouettes devant elle. Une étincelle de conscience surnageait vainement de la drogue et la cachexie… mais on pouvait voir qu’il n’en avait plus pour longtemps.
-« Keshâ ? C’est toi ? … Keshâ… aide-moi à me cacher… sinon, ils vont me retrouver… Keshâ… mon fils a hurlé quand il m’a vu… il n’a pas voulu m’écouter… » geignit la créature fébrile. Sa respiration rauque avait des airs de porte grinçante.

Le malaise était lisible sur le visage de l’intéressé qui ne bougeait plus.



Dernière édition par Keshâ'rem Evangelisto le Sam 27 Juil - 15:40, édité 1 fois
Jeu 4 Juil - 18:18

Sève Suave

Ft. Keshâ’rem




Kailan pencha la tête en écoutant les paroles de Keshâ :

— C’est rare, mais certains se souviennent d’où ils viennent quand ils quittent la basse-ville. C’est comme ça que ceux qui restent ont des nouvelles de l’extérieur, surtout de la haute-ville.

Elle coula brièvement un regard vers le jeune homme. Elle ne lui reprochait pas, en soi, d’avoir fui vers le confort, comme il le disait lui-même si bien. Mais comme pour ceux qui partaient sans un regard en arrière, elle lui reprochait de pas avoir tendu la main à ceux qui étaient innocents et méritaient une meilleure vie.
Après avoir eu les indications d’Huguette, ils s’aventurèrent dans la rue désignée.

L’endroit était encore plus dégueulasse que les quartiers qu’elle fréquentait habituellement. Décidément, le milieu de la drogue était bien crade. Kailan avait appris au fil des années à se fermer à ce genre de scène, à enfermer ses émotions dans un coin de sa tête pour ne pas céder à ce qui était la peur, la colère, ou aux autres nuances de dégoût possibles. Aussi ignorait-elle les âmes égarées de ces quartiers les plus malfamés d’Epistopoli, contrairement à son comparse qui réagissait beaucoup trop à ce qui l’entourait. Si ça continuait, ils ne feraient pas une bonne paire. Cependant, Kailan aurait du mal à abandonner le jeune homme derrière elle s’il lui arrivait une merde. Sûrement éprouvait-elle de la pitié à l’égard du jeune homme qui se faisait encore rouer de coups il y avait de cela quelques années.

Même si certains lui provoquaient des sursauts ou des hauts le coeur, elle ne leur accordait pas plus de quelques secondes avant de poursuivre son chemin.

— Ouais, on fait comme ça, répondit-elle, même si elle n’était pas convaincue de la menace que représentait un être qui se cachait désespérément dans un carton.

Il semblait beaucoup trop tendu, à son goût. Elle entendait bien les coups de feu, la violence ambiante, cette ambiance malsaine qui polluait l’air au même titre que ces fichues usines, mais cela était devenu comme un bruit de fond à force de traîner dans ces coins-là. Seuls ceux qui n’avaient pas l’habitude de les fréquenter étaient aussi tendus que lui. Elle se demandait si cela aiderait à leur couverture, comme des clients peu habitués, ou au contraire, s’ils allaient être trop vite repérés et se faire bouffer crus à cause des sursauts de monsieur.

Au-dessus d’eux, une femme fuyait avec son enfant. Encore un type violent qui n’avait rien d’autre à faire que de s’en prendre à sa pauvre femme. Si elle avait eu le temps, elle aurait bien aider cette femme, mais elle avait des priorités. Un instant plus tard, ils durent s’arrêter pour laisser une colonie de rats passer. Cet endroit était l’un des plus écœurants de la basse-ville, à n’en point douter.

Enfin, la porte dont avait parlé Huguette. Elle jurait sur le paysage sombre et goudronné environnant, mais l’odeur était devenue insoutenable. Sentant une présence près d’eux, Kailan se recula,prête à dégainer une arme s’il le fallait. Une monstruosité se découpait de l’ombre, victime de l’Esquisse. Un zoan ? La chose était dans un si triste état qu’elle se demandait quelle était sa nature même. Le carton poussé, le corps de la créature était dévoilée, Kailan ne put s’empêcher de se reculer. Jamais elle n’avait vu une telle chose, et cela lui inspirait la peur. Elle avait entendu parler des mutants, mais n’en avait jamais vu dans la réalité. Jamais Kailan n’aurait imaginé qu’une telle horreur puisse respirer et vivre.

— Croco-poulet, répéta-t-elle machinalement, ses yeux et sa bouche ne parvenant pas encore à faire le lien avec son cerveau.

En plus de la rencontre la plus insolite de toute sa courte existence, elle devait aussi digérer que Keshâ connaissait cette chose. Entendre que cette créature avait une famille était d’autant plus une torture pour son esprit. Cette chose était en train de subir un calvaire, et elle ne voyait pas quoi faire à part… Kailan n’avait jamais donné la mort, et n’osait pas énoncer tout haut ces pensées macabres.

— Croco-poulet… pourriez-vous nous dire qui vous cherche ? Et comment… vous cacher ?

Kailan ignora sa respiration qui devenait irrégulière. Elle n’arrivait pas à réaliser ce qu’elle était en train de voir, et savait encore moins comment réagir. Devait-elle exaucer le dernier souhait d’une créature mourante, ou mettre fin plus rapidement à son supplice ? Elle glissa un regard vers Keshâ, lui demandant silencieusement ce qui devait être fait, le temps que le mutant réponde à ses questions. Après tout, il était le seul à le connaître assez pour savoir son nom.
Sam 27 Juil - 16:37



Sève Suave

Sur les traces de l'Esquisse


Il ne put s’empêcher de prendre les mots de Kailan pour une pique. Lui ne se souvenait que trop bien d’où il venait. S’il parvenait à profiter du luxe de sa baignoire sans trop culpabiliser, dès qu’il mettait le pieds parmi les nantis, il avait l’impression de porter sur son front les stigmates de la pauvreté. Un peu comme si l’on pouvait lire la souffrance ou l’incongruité de sa présence parmi les gens bien.

C’est juste qu’il n’avait jamais eu vraiment d’amis. Ni en haut, ni en bas, ni au milieu. Quelques connaissances éphémères. Quelques solidarités. C’est tout.

-« Je fais ce que je peux, aujourd’hui, à ma façon. »

Son archétype était plus celui de la courtisane vénéneuse ou du rat infiltré dans les murs que du militant enfiévré ou du bénévole à la soupe populaire. Un jour, peut-être, arrêterait-il de se sentir obligé de justifier ses actes. Il en était loin. Déjà, avait-il tout risqué pour déranger le trafic de drogue et d’organes. L’expérience avait très mal tourné et il ne s’en était sorti grâce à un allié d’envergure issus de l’armée. Val’Ihem était lui-même en infiltration, sans quoi, l’Invisible l’aurait égorgé. Sans compter les mafieux qui l’auraient planté ou atomisé au Gauss-35. Sa cheville s’était entièrement remise d’avoir été broyée grâce au miracle des potions et la médecine de la haute-ville. Mais il ressentait encore la douleur brûlante irradier jusque dans sa moelle épinière et lui cramer les globes oculaires rien qu’en y repensant.

L’avertissement était entendu. Keshâ’rem vibrait à la fois plus de peur et de résolution. Ses scrupules à frapper pour blesser avaient bien fondu sous sa fébrilité. Contrairement à Kailan, l’orphelin n’avait jamais su se fermer aux autres, quand bien même il les craignait. Ses émotions affleurantes les balayaient. Il ne pouvait ignorer le supplice ni le dégoût, explorant toujours mille nuances de souffrances sans cesse renouvelées.

Cette empathie naturelle s’était cristallisée autour dudit cristal d’hypersensibilité. Croco-poulet était à bout, il le sentait intimement, tout en contatant le stoïcisme de sa camarade, un brin perplexe. Peut-être parce qu’elle ne réalisait pas l’envergure de l’horreur autour de la création de ces mutants dans les laboratoires clandestins de R. Enfin, il sentit la peur s’insinuer en elle avec une certaine satisfaction. Membre de gang, peut-être. Mais sans doute encore une « civile » dans le monde des horreurs.

Alors qu’elle répétait le nom, blanche comme un linge, croco-poulet semblait muré dans son monde intérieur. Les mâchoires carrées, il réfléchissait intensément à la question de Kailan, sans parvenir à trouver la réponse. Alors, Keshâ’rem finit par prendre le relai et explicita:
-« Tu dois connaitre la Cour des Miracles ? »
A l’évocation de ce nom, la pathétique chimère se convulsa en recrachant de la morve bleue. Son dos s’arqua et craqua comme une chaîne de vélo rouillée coincée dans son dérailleur. Assurément, ce nom réveillait chez croco-poulet les fantômes de traumas qui l' avaient transformé en épave.

-« Ils capturent des gens normaux. Des belles filles comme toi. Peut-être contre un peu de nourriture, de drogue ou de plaisir. Avec ton accord, bien sûr, tu les suis, ils t’aident, gentiment… et puis, tu te retrouves avec des entraves, des tuyaux plein de drogues jusqu’à vomir par tous les trous du sang et des substances colorées…. Et tu deviens… ça… le martyr de croco-poulet… c’est qu’il se souvient. Ses créateurs ont confié avoir mal fini leur travail… normalement, ils volent jusqu’au souvenir de leur nom à leurs victimes. Leur ancien visage… leurs familles… tout ce qui comptait pour eux, disparu, à jamais… et tu es à leur service… un agent du chaos… un agent du Mandebrume. »

Certes, il avait toujours eu un côté princesse et assez chochotte. Il ne s’en excusait pas. Mais s’il sursautait dans les ombres, c’est parce qu’il avait eu récemment un joli panel de ce qui pouvait s’y cacher. Et ce n’était pas toujours un gars bourré au couteau mal aiguisé. Croco-poulet était pire. Il était le tableau vivant de toute l’abomination d’Epistopoli, infligeant son mal à ses habitants.

-« Bien sûr, tout le monde sait. Et on laisse R. agir. »
-« R. !!! R. !!! Il est ici ?!! » glapit la carcasse en sursit dans une crispation poignante.
-« Non… il n’est pas là, Croco-poulet, soit tranquille. » tenta-t-il de l’apaiser.
-« Je ne connais même pas son vrai prénom. Il ne s’en souvient plus. C’est le nom humiliant qu’ils lui ont donné pour se moquer de l’apparence grotesque qu’ils lui ont eux-mêmes donné. Et ils appellent cela de l’Art. »
-« Je suis un raté ! C’est Vilaine qui l’a dit… mon fils ne pouvait pas me R.. RR... re--gard'er..» pleurnicha le mutant. « On ne peut plus rien pour moi. Je ne peux pas me cacher. Je peux rien… Ssuis qu’une merde ! … une grosse merde ! » hurlait-il.
Un regard en arrière, l’orphelin commençait à redouter d’attirer l’attention au fond de leur ruelle. Quelqu’un finirait éventuellement par passer. Il murmura à l’oreille de Kailan.

-« Je me sens extrêmement mal. Il n’y a rien qu’on puisse faire pour lui… on doit continuer à avancer… il n’en a plus pour longtemps… j’ai fait ce que j’ai pu pour l’aider à dire au revoir à sa famille. » trancha-t-il. La porte mauve se tenait non loin d’eux.

Dur, il détournait son regard du gisant, qui s’en retournerait bientôt à l’immondice d’une décharge. Oublié de tous. Méprisé. Jugé. Sans que personne ne connaisse son histoire. A part R., bien évidemment. Et Keshâ. Et Kailan, à présent.
-« PiIIItié ! Uhouhou… ne me laisser pas sSeEEul ! Je veux pas ! J’veu.. ; j’eu pas ! » partait sa voix des graves aux aigus, perdue entre sanglots et morve. « Tuez-moi ! Tuez-moi… s’il… vous… plaît… »

Keshâ, qui lui tournait déjà le dos, se figea. Il se sentait étrangement détaché de son corps. Son cou était pourtant contracté et son œil humide. Pris dans une forme d’impasse intérieure, il n’allait pas trancher. Dans sa boucle de trauma, il ressentait les pattes fines de Vilaine posées sur lui dans ce hangar miteux et l’œil vil de Ratamahatta le déshabiller avec convoitise pour en faire son Violon. Si minable puisse être le sort de croco-poulet, c'était par sa main qu'il avait pu s'enfuir dans les tunnels durant l'assaut des forces de police. Sans quoi, lui aussi aurait oublié son nom et son ancienne vie. Il serait aujourd'hui la créature odieuse du Cercle et de la Cour des Miracles... même s'il avait chuté, vu des choses qu'il n'avait pas du voir, commis des atrocités... tué un innocent. Non! Il ne voulait pas être ce monstre. Il ne voulait pas franchir cette autre barrière.

C’était à Kailan de réagir à sa demande.


Dernière édition par Keshâ'rem Evangelisto le Mer 4 Sep - 1:08, édité 4 fois
Lun 5 Aoû - 22:28

Sève Suave

Ft. Keshâ’rem


Elle attendait une réponse de la créature, tout en attendant de connaître la décision que prendrait Keshâ sur cet ami retrouvé dans un état lamentable. Kailan haussa les sourcils en entendant le nom de cette étrange cour, mais n’eut pas le temps de répondre qu’elle se recula en voyant Croco-poulet déverser le contenu de ses tripes – un liquide bleu – par sa gueule. La voix de Keshâ’rem était comme par-dessus cette scène digne d’un cauchemar. Elle n’avait jamais vu telle créature, et aurait peut-être souhaité ne pas connaître son existence. Egoïsme ou volonté soudaine de protéger ce qu’il restait de son mental, ou peut-être les deux, après tout, cela se rejoignait… Qui étaient ces gens qui détruisaient des vies pour un terrible fantasme ? Le Mandebrume, toutes ces conneries, ça lui passait par dessus la tête, parce qu’elle était persuadée que tous ces gens qui voulaient mener le monde se foutaient des petites gens comme elle ou ceux de la basse ville. Alors en retour, elle faisait de même, en ignorant toutes ces merdes politiques, géopolitiques, peu importe le nom de ce foutoir.

Des noms défilaient dans son explication. Des initiales, des pseudonymes, mais rien de véritablement tangible. Kailan en aurait ri si on lui avait raconté ça au hasard dans une rue, en pensant que ce n’étaient que des sornettes. Mais elle devait faire face à une réalité à laquelle elle n’avait pas cru : Kesha était bien trop sérieux dans ses propos, et la créature gisante près d’eux était la preuve vivante de la véracité de ses dires. Elle en avait perdu la voix, fixant la créature sans pouvoir s’en détacher des yeux, tandis qu’elle entendait Kesha lui dire discrètement qu’ils ne pourraient rien pour lui, et qu’ils devaient poursuivre leur route. Kailan demeura immobile, les bras ballants, encore choquée de tout ce qu’elle venait d’apprendre, alors que Kesha commençait à avancer, comme il l’avait préconisé.

Soudain, la créature gémit comme un enfant, ne ressemblant plus tellement à la créature effrayante et ridicule qu’elle était. Croco-poulet apparut, l’espace d’un instant, comme un homme. Il n’avait pas son apparence d’origine, et ne la récupérera jamais, mais tout dans ses supplications, ses pleurs et ses gémissements le rendaient aussi humains que ne l’étaient Kailan et Kesha. Dans son agonie, il ne voulait pas rester seul. Ses dernières forces, il les avait utilisées pour retrouver sa famille et la voir une dernière fois. Peut-être le rejet de cette dernière avait été le coup de grâce pour cet inconnu qui était désormais nommé Croco-poulet. Aux yeux de Kailan, il n’était plus juste une créature cauchemardesque, ni une gêne sur son chemin. Il était un homme aux portes de la mort, et il leur demandait de le tuer.

Elle redressa la tête pour suivre du regard Kesha, qui s’était immobilisé, raide comme un cadavre qu’on avait abandonné au milieu de cette ruelle, à l’entente des paroles de son camarade. Kailan fronça les sourcils : elle ne comprenait pas le comportement du jeune homme, tantôt dans la fuite en avant, tantôt dans l’hésitation. Visiblement, c’était à elle de choisir, entre laisser cet homme au nom inconnu seul, pleurer et souffrir de sa condition de mourrant, dans la terreur, la douleur et le chagrin… Ou abréger ses souffrances, comme il le suppliait. Il n’y avait pas tant de choix, et aucun autre moyen d’apaiser la torture qu’était cette misérable existence.

— Écarte-toi, dit-elle à l’attention de Kesha, la voix tremblante.

Elle se pencha pour faire basculer les sangles qui retenaient une mitrailleuse et son trépied qu'elle avait attaché a son dos,  qu’elle saisit fermement entre ses bras. En face d’elle, l’homme avait cessé de se lamenter et respirait difficilement en la regardant. Avec une force qui lui parut surhumaine tant son mental était à bout de force, elle régla l’arme sur son trépied et la pointa vers lui, puis appuya doucement le bout de la mitrailleuse sur le front de l’homme, entre les deux yeux.

— Fermez les yeux, ou priez… ou pensez à un truc agréable.

Elle attendit quelques longues secondes, pour le préparer, comme se préparer elle-même. Kailan avait songé qu’avec la vie qu’elle avait choisi, elle serait amenée à tuer un jour… mais jamais elle n’aurait cru que son premier meurtre serait celui d’une telle personne.

Elle inspira. Expira.
Puis appuya sur la détente.

Une série de coups de feu retentit. Puis il n’y eut que le silence. Au sol, Croco-poulet n’était plus. Libéré du fardeau de son apparence et de son agonie, l’homme qu’il avait été n’était plus de ce monde, laissant le corps inerte et noyé dans son propre sang d’une créature abominable qui n’aurait dû voir le jour. Le sang s’était répandu sur le sol, les murs, et les corps alentour. Kailan, dans un état second, les oreilles bourdonnantes après les coups de feu, rangea son arme sur son dos comme elle en était retenue.

— On avance, dit-elle d’une voix digne d’un automate à Kesha, avançant d’une démarche à la fois raide et titubante vers la porte.

Et certainement n’allait-elle pas émerger de cet état second dû aux différents chocs passés avant un certain temps.
Mer 4 Sep - 2:02



Sève Suave

Sur les traces de l'Esquisse


La voix de Kailan glissa sur lui, le ramenant au présent avec autorité. Il obéit et fit un pas de côté. Toujours de dos, il se retourna à demi, d’un air affligé, son regard pendant vers le sol. Ses yeux lavande délavés observèrent sans curiosité la frêle jeune femme tirer un arsenal camouflé dans un gros paquetage. Sa résolution sans équivoque le surprenait.

Tout à son anesthésie, il regarda à nouveau droit devant lui pour échapper à l’exécution. Ou plutôt l’euthanasie. La mort avait toujours le goût de la mort. Peu importe son emballage. Le soin avec lequel Kailan invitait croco-poulet au recueillement était touchant, plus qu’un simple problème à expédier, elle y mettait de l’attention. Il apprécierait cela, plus tard, quand il reviendrait à lui.

Pour le moment, il serrait opiniâtrement les poings à s’en faire blanchir les phalanges. Sa pupille lui donnait l’impression de trembler. Il aurait voulu pleurer. Mais trop de larmes avaient été versées. Ses yeux gorgés se refusaient à en verser une de plus. Il n’y arrivait simplement pas.

Puisse les esprits anciens t’accueillir dans leur royaume sous ton vrai visage, croco-poulet. Ton calvaire est terminé.

Les détonations explosèrent à leurs oreilles, y laissant une profonde empreinte sonore, un cri. Etait-ce celui de l’âme de croco-poulet libérée de sa prison de chair mutilée ? La méthode d’exécution pouvait paraître disproportionnée. Le crâne de la créature avait éclaté. Une vraie boucherie. Au moins, il n’aurait pas souffert. Et ce visage qui n’était pas le sien ne serait pas un outrage à sa vie après son trépas. Aucune vermine ne viendrait le ronger.


-"On avance."

Comme tirés par les fils d’une marionnette, leurs corps avancèrent vers la porte mauve. Keshâ’rem pataugeait toujours dans un brouillard mental qui lui donnait des contours indistincts. C’était bien, très bien. Tout à fait le genre d’état dont il aurait besoin pour libérer la mère-des-morts en cas de besoin. Aucun état d’âme. Carte blanche pour tuer.

Kailan avait bien fait ça. Il ne dit rien, son état ne le permettait pas. Mais il aurait voulu la remercier. S’il avait su que c’était son premier meurtre, il l’aurait aussi réconforté. Son premier sang était un sang de compassion. Le sien était celui de la bestialité quand une chance de s’en sortir n’était laissé qu’à un seul. Mathieu hantait toujours les rives de sa conscience. Et les rires des pirates. « LA LOI DU SANG ! » bourdonnaient en lui avec l’acouphène. Était-il retourné sur le Zeppelin ?

Non, il sinuait depuis un moment dans un couloir sombre mal agencé, avec Kailan. Ils devaient contourner une caisse en bois laissée en travers ou enjamber une flaque suspecte qui se voyaient dans l’obscurité en renvoyant un léger reflet argenté. Le bruit de fusillade laissait redouter un comité d’accueil bien senti. Il n’en était rien. Personne ne se trouvait à l’avant du bâtiment qui semblait abandonné. Errant comme des fantômes, ils s’enfonçèrent. Leurs oreilles bourdonnantes devinaient le bruit de baffles à distance. Un escalier suspendu en métal s’enfonçait dans les profondeurs. Ses marches étaient branlantes, manquant assurément de quelques boulons. Les contremarches ajourées laissèrent bien vite entrevoir la lumière de néons et de stroboscopes.

Froidement, la main de Keshâ’rem avait attrapé son révolver, qu’il gardait le long de son bras pendant dans la pénombre, pour ne pas attirer l’attention. Ils croisèrent un premier groupe de personnes adossées contre un mur. Une certaine mixité. Hommes, femmes. Jeunes. Dans un style décadent. Vêtements troués, corps modifiés, tatoués, cheveux colorés et maquillages noirs balafrant leurs visages comme des masques guerriers. Le parfait atour pour duper tout automate de reconnaissance faciale.

La démarche toujours lente, guindée, titubante, les regards sombres et intenses pesèrent sur eux et les suivirent jusqu’au prochain escalier. Personne ne les arrêta. Ils ressemblaient en tout point aux jeunes perdus en quête des miracles de l’Esquisse.

Ils étaient entrés. Mais rien ne disait que ce qui ressemblait à un club underground n’était pas simplement une vitrine, devant un niveau encore plus secret et torturé du donjon. Ils pourraient sans doute trouver des consommateurs, des vendeurs, des gens venus simplement pour la débauche ou toute autre sorte de propositions perverties. Cela suffirait-il à aller plus loin dans le réseau ?

En haut d’un palier, Keshâ s’arrêta. Son regard se tourna avec intention à la rencontre de celui de la jeune femme. Il cherchait à voir si sa volonté n’avait pas flanché. Aucun d’eux ne pourrait prétendre garder le contrôle de la situation si quoi que ce soit se produisait. Il avait vu qu’elle savait se défendre, mais une mitrailleuse Dexar n’était pas l’arme la plus rapide ni même la plus pratique à épauler dans un espace confiné et peuplé.

Comme Kailan lui renvoyait un regard empli de fermeté, il descendit lentement les marches vers la fosse bruyante où se déchaînaient la fête souterraine. A mi chemin de l’escalier, à peine, un homme au crâne rasé attrapa le bras de Kailan et l’attira à lui, une lueur lubrique dans ses yeux noirs.

-« Lâche-là tout de suite. » grinça Keshâ’rem d’une voix rauque.
-« Qu’est-ce’tu dis ?!... ferm’là ptite merde !... » grogna le motard en montrant un poing menaçant au jeune homme.
« C’est ta copine ?... je vais juste te l’emprunter dix minutes… elle pourra te donner quelques trucs après. » continua-t-il d’un sourire mauvais.

Le regard de Keshâ’rem le dévisageait tout en le scannant avec son hypersensibilité – un contact déplaisant s’il en est. La lie de l’humanité. Aucun amour. Aucun respect. De la pure mauvaiseté. Ses yeux parcoururent rapidement la salle en contrebas pour détecter quelques regards glissant sur eux, sans doute des amis du molosse, qui pourraient intervenir, si tant est qu’un avorton comme lui puisse représenter une menace pour une barrique aussi agressive.

Comme Keshâ se forçait à ne pas baisser les yeux, pour Kailan, la brute reprit :
« Quoi ? C’est toi qui va m’en empêcher ? »
-« Gauche ou droite ? » répliqua-t-il d’une voix tremblante, après un silence. Sa gorge s'était desséchée d'un seule coup.
-« Tu commences à ms’aouler, minus ! »

-« Je parle de tes couilles, ducon! Gauche ou droite pour la première balle ? »
D’un geste brusque du métal, il poussa le canon de son revolver contre l’entrejambe du mafieux, qui retint un sursaut de stupeur. Son expression mêlait haine et incrédulité. Il voulait le faire payer pour ça, lui arracher le bras et lui planter son canon dans le cul.

-« Ça aussi ça te fait bander?... N’essaye pas de bouger. Je le saurai si tu essayes. Rien ne me ferait plus plaisir que de tirer. »

Mélange de bluff et d’honnêteté blanche. Ses fantasmes s’imaginaient condamner la brute au hachoir, mais faire acte de violence dans le réel était toujours plus difficile. Son corps avait encore ce logiciel secret prévenant tout acte menant à faire le mal. Qu’il ne pousse pas trop loin cette barrière. La survie avait déjà démontré sa suprématie en situation de danger…

Si le motard bougeait, il ne pourrait pas hésiter et il appuierait. Sinon, il regretterait d’être en vie vu ce que son gang lui ferait.
Finalement, l’homme au crâne rasé lâcha rageusement le bras de Kailan qu’il comprimait dans son poing et redescendit l’escalier.

-« Tu es sûre de vouloir y aller ? C’est à peine la devanture. Et c’est déjà une zone de non-droit. En plus, il a des amis en bas. Ils ne vont clairement pas digérer l’humiliation que nous venons de leur infliger… si on y va, il ne faut pas se hasarder et aller droit au but sans stagner. »