Mar 16 Jan - 16:50
Nous sommes toi
Après la Cour des Intrigants - Le caravanier
Le retour en était-il vraiment un ? La route avait été longue, les plans changés et rechangés, mais nous étions arrivés à Aramila, pourquoi la tristesse ? Pourquoi cette ville qui m’avait vu renaître et trouver une cause, une raison d’avancée ne m’enveloppait-elle pas dans sa douce étreinte ? Pourquoi avais-je l’impression de ne plus entendre la voix des Douze ?
Parce que nous sommes là Arno.
La vision floue, je traînais plus que je n’avançais, plusieurs fois je crus reconnaître un visage dans la foule, pour qu’il disparaisse instantanément. Nous rentrions dans l’anonymat, nous séparant plus ou moins amicalement, nous qui avions réussi l’impossible, revenir des Limbes avec ce que nous pensions être une source de réponse. Je n’avais plus la force de lutter, d’entretenir les masques, d’autres devaient prendre le relais, Yodicaëlle après son passage avec l’Alliance devait être interrogée par l’Ordre.
Sinon, à quoi cela aurait-il servi de nous ramener ?
Je n’en savais rien, comme toujours, ma mission s’achevait, je devais laisser place à un autre rouage, qui laisserait sa place à un autre, qui laissera sa place à un autre. Une machine bien huilée, qu’aucun grain de sable ne viendrait enrayer. J’avais pris une initiative à Opale, qui sait ce qui découlerait de tout ça ? Pour l’instant, c’était pas mon problème, j’en avais des beaucoup plus terre à terre, des beaucoup plus personnelles. Chaque reflet que je voyais dans les verreries des marchés que j’avais toujours arpenté me renvoyait des images déformées de mon visage, ils me souriaient, j’en étais sûr. Je fuyais les allées où je vaquais habituellement, ne répondant pas aux saluts amicaux et aux invectives des autres marchands. Ce qui m’animait habituellement me parvenait troublé, comme derrière un voile.
J’étais fatigué, de tout, du bruit ambiant, du bruit dans ma tête. J’aurais donné la ferme, j’aurais donné beaucoup pour un simple lit où m’écrouler et me réveiller demain, si les Douze le voulaient bien. Mécaniquement, j’atteignais la remise qui nous servait d’entrepôt sur les quais et je me hissais dans la petite salle qui habituellement me servait à faire mes comptes, une paillasse usée était dans un coin, je n’imaginais rien de plus confortable que celle-ci. J’aimerais vous dire qu'aussitôt mes yeux fermés, je sombrais instantanément, mais il y eut cet instant, celui à la lisière de la réalité et des rêves.
Comme là-bas hein ? Oui, ça ressemblait à cet enfer, à celui où vous avez essayé de me maintenir. Vous êtes risibles à croire que nous pourrions tous vivre indépendamment, vous n’êtes que des noms, que des coquilles vides que je remplis à loisir, qui vous fait croire que vous avez votre mot à dire ? Mais, parce que nous avons à dire justement mon petit, tu ne croyais quand même pas qu’on se contenterait simplement d’être des outils ? Tu ne crois pas qu’on a vu à quel point tu apprécies le faste opalien ? Combien tu peux avoir une flamme de révolutionnaire à Renon ? À quel point tu apprécies de ne pas avoir à réfléchir lorsque tu t’occupes des bêtes ? Nous ne sommes pas des coquilles Arno… Ou plutôt laissez-moi reformuler, pourquoi Arno ne serait-il pas lui aussi une vulgaire coquille ? Pourquoi la ferme, les épices seraient plus réelles que ce que tu essayes de faire ailleurs ? Pourquoi un Caravanier compterait plus qu’un simple marchand ? Vous avez la réponse ?
Aucune réponse ne vint à l’exception d’un cri de terreur et d’une dague sur la gorge de l’intrus. Un visage, un masque, un rire étouffé s’amusant de mes sueurs froides. Je retenais Eustache d’appuyer la lame et d’en finir avec celui qui m’avait sorti de l’Escadrille. Il était rare que l’homme se présente directement, préférant passer par d’autres de ses ouailles, notamment l’autre déchet barbare pour lequel je n’aurais peut-être pas arrêté Eustache.
“Mauvais rêve ?
- Si on veut, grommelais-je encore sous l’effet de l’adrénaline combiné à la mauvaise humeur, ma bouche était pâteuse, j’ai dormi combien de temps ?
- Bien assez pour certains, bien trop peu j’en ai peur, annonça-t’il avec un sourire malicieux. Le voyage s’est bien passé ? Tu es rentré bien vite d’Opale par des voies… Interlopes si j’en crois les dire de certains enfants.“
Alors il y avait déjà eu des mots échangés, des informations récupérées en attendant le plat de résistance. Le nom de Yodicaëlle me vint instantanément, il dût le comprendre dans mon regard, sa capacité à lire en moi était terrifiante et en même temps réussissait à me réconforter. Ce vieil homme sage avait été mon roc pendant des années. L’Oasis comme il aimait à se faire appeler, ne me proposait comme d’habitude que son regard doré, seule chose qui ne changeait jamais sur son visage. Aujourd’hui il était une jeune femme fringante que j’avais déjà vu arpenter le marché, était-ce lui à chaque fois ? Rien n’était moins sûr, quand on voit le cadeau qu'il m’avait fait, une copie de son pouvoir.
“Nous n’avons pas encore la main sur elle, mais elle est à Aramila ce qui est déjà une victoire, sous la surveillance de l’Alliance ce qui est... Nous savons que tu as œuvré pour ça, de façon assez habile qui plus est, bien aidé par la chance ou le destin qui vous a fait atterrir sur nos terres, dit-il en tirant le tabouret et en s'asseyant élégamment dessus comme s’il avait toujours eu l’habitude de ce svelte corps étranger. Que s’est-il passé là-bas ?”
Par où commencer ? Opale ? L’attaque ? Les Limbes ? La présence de Podrick dans ma vision périphérique sur le verre d’une bouteille ? Il m’en faudrait bien une, ou deux d’ailleurs, au contenu le plus fort possible que je pourrais boire à loisir. Je voulais m’assommer, je voulais sombrer, je voulais effacer. Il le comprit, tirant l'unique verre de la pièce dans lequel il souffla avant d’y verser le contenu translucide et frais de la bouteille de ses doigts fins. La cuite devrait attendre alors que l’eau coulait dans ma gorge à grandes rasades.
Je lui racontais tout ce que j’avais vécu, de mes yeux, j’omettais certains détails, sur Pietro, sur Ellendrine, sur les personnes qui avaient eu le malheur de m’accompagner dans les Limbes. Il me souriait en demandant des précisions. Incisif, pas dupe, des décennies certainement à jouer à ce jeu des masques pour déceler la moindre fêlure. La seule que je parvins à cacher, me semble-t-il, fut pourtant la plus importante. Sans doute un effort collectif de tout le monde pour faire en sorte que les morceaux paraissent soudés. Bravo Pod, bravo Lucas, bravo Piotr, même bravo à toi Eustache… Oh mais je t’en prie vieille branche.
“Bien... merci pour ton rapport, ne t’embête pas je me chargerai de le faire parvenir à qui de droit. Maintenant, c’est à moi de te dire des choses, donnant-donnant, pas vrai vieille branche ?” murmura-t'il, toujours avec ce sourire doux sur un visage emprunté.
Je tâchais de masquer ma déconvenue, jusqu’où avait-il lu ? J’embrayais derechef, il me fallait retrouver une contenance, appliquer un nouveau vernis, une nouvelle colle. Cachez ses fêlures que je ne saurais voir, nous avons encore du travail, il ne venait pas là uniquement pour prendre le thé et, s’il s'était déplacé en personne, ça ne pouvait vouloir dire qu’une chose. L’Oasis avait quelque chose qu’il ne souhaitait donner qu’à certains de ses sbires, détruisant la chaîne d’information qu’il aimait tant à utiliser habituellement.
“Je ne t’apprends rien sur le lien entre Yodicaëlle Sarnegrave et Doulek, nous avons déjà envoyé quelqu’un là-bas, il est en route. Peut-être pourrais-tu y retourner aussi ? Quelqu’un qui a été au cœur de l’action ne serait-il pas à même de mieux réussir que ceux qui ont eu des propos rapportés ? De plus… Il marqua une pause, entretenant son effet, je pense que la compagne de votre frère est intéressée pour retourner là-bas. Surveille la s’il te plaît, tant qu’elle s’amuse avec ses recherches ce n’est pas dramatique, mais il ne s’agirait pas qu’elle découvre quelque chose de trop compromettant. Ensuite…”
Il me faisait languir avec ses pauses, mais pour une fois, c’est moi qui décelais une fêlure, l’ombre d’un doute dans son regard habituellement brillant. Il avait attendu autant que possible et, encore maintenant, il ne savait pas s’il devait me faire cette confidence ou pas. Finalement il décida de tenter sa chance, un air peiné et solennel que je ne lui avais connu sous aucunes faces.
“... Démephor est mort…”
Mon monde vacilla, mon esprit ne comprenait pas ces mots. Comment l’un des Douze pouvait-il être mort ? Comment avait-il pu vivre avant ça ? J’eus un haut-le-cœur, malheureusement pour moi je n’avais rien à régurgiter alors que ma tête tournait face au trop-plein de possibilités. C’était la deuxième fois en quelques jours que mes fondations étaient attaquées, d’abord les Limbes, maintenant les Dieux ? Quelle était cette comédie ? Qui se payait ma tête ? Nous le savions bien sûr, au diable toutes ces histoires de Dieux, rentrons à Opale, nous y serons tranquilles, plus à se soucier de ça, plus à se soucier de l’Histoire ou des religions, avançons bon sang. La claque partit dans mon visage, remettant tant que faire se peut mes idées en place. L’Oasis ne broncha pas, chacun accueillait la nouvelle comme il pouvait, mais il avait besoin de moi, besoin de nous, lucide.
“Et maintenant, dis-je d’une voix encore tremblante, le goût du sang dans la bouche, qu’est-ce qu’on fait ?
- Ce que nous avons toujours fait Grain de Sable, on avance, on joue nos cartes... aussi mauvaise que soit notre main.”
Dernière édition par Arno Dalmesca le Lun 1 Avr - 18:03, édité 1 fois