Astrebrume

C’est l’aventure d’une vie. Il n’est pas prêt. Mais peut-ont jamais l’être quand l’Histoire frappe à la porte ? Tout Urh est sans dessus dessous depuis les dernières révélations et se concentre à Opale pour un point de bascule politique.

Keshâ s’est senti happé par la quête de la tour d’Yfe. Sans le réseau politique et diplomatique tentaculaire de Seraphah, il n’aurait même pas pu effleurer l’espoir d’y participer. Mais leur quête au Concile et aux pyramides d’Aramila a changé la donne. Car Seraphah croit désormais en sa loyauté et en ses capacités d'agent. En tant que membre du Comité, il l'a présenté au redoutable Elias Van Beck en personne comme candidat à la mission secrète pour ramener le Régent et faire le jour sur son comportement. Au début, le Grand Sapiarque a ri de ce jeune homme effrayé devant son air glacial. Il lui a demandé yeux dans les yeux pourquoi il le choisirait, lui, pour une mission d'importance aussi capitale. La seule réponse qui lui vint du fond d'une gorge à demi étranglée : "parce que je suis patriote... et que je n'ai pas d'ambition personnelle... j'ai l'air innocent... ... Aramila accuse Epistopoli. Et Opale voudrait bien en tirer profit. Les autres agents voudront nous acculer. Ils se méfieront de moi. Mais ne trouveront rien à exploiter.."

Seraphah a défendu mordicus qu'il serait un élément clef pour garantir la neutralisation des hommes du Régent et la capture de ce dernier sans que des dommages ne lui soient causés ; grâce à sa maîtrise du pouvoir d'inertie. De cette manière, le Régent est assuré de pouvoir comparaître devant l'Alliance et répondre de ses actes. Si certains sont recrutés pour leur force, le jeune homme doit être l'huile dans les rouages puisqu'il doit aussi jouer le rôle de support logistique en connectant les esprits par télépathie interposée. Si les membres de l'équipe devaient être séparés, ils pourraient continuer à agir comme un seul homme. Cette prétention ne pouvait en rester une sur le papier, aussi l'a-t-on enfermé dans un labyrinthe avec un commando pour éprouver la véracité de sa capacité à neutraliser une équipe militaire. L'épreuve était dangereuse et il ne croyait pas s'en sortir, prisonnier de l'engrenage de cette situation hors de contrôle. Mais il l'a fait, puisant d'on ne sait où la ruse et l'énergie.

Avec le peu de temps qu’il a eu pour se préparer, il a consommé avec boulimie tous les ouvrages traitant de la brume dans la bibliothèque de ses appartements au Marquis, comme en témoignent les profonds cernes violets sous ses yeux. Il n’a pas manqué ceux de Mielo Lewis qu’il lisait déjà depuis que Maëlstrom les lui avait recommandés. Ils traitaient finement de la faune horrifique et de la flore que l’on pouvait rencontrer dans la brume et ne cachait pas les terribles erreurs qui avaient conduit à la perte de nombreux hommes dans ses expéditions face à ces créatures. Ce qu’il en retenait est que la Brume avait une trousse à malice sans fond pour leur jouer des tours pendables. Le bon côté de cette soif fanatique de connaissances est que son niveau en lecture progressait…

Quel voyage ça serait! Maëlstrom lui avait parlé de la légende vivante qui mènerait l’expédition. Le chef des sentinelles, Amir était une figure héroïque tout droit sortie des incroyables chroniques Aramilanes. Sa pugnacité et sa rage au combat, tout comme son lien mystique avec la Brume ne pouvaient qu’imposer le respect le plus profond à tout aventurier. Être chapeauté par un personnage emblématique était en soi un honneur et un gage de succès, du moins les probabilités de réussite se voyaient fortement augmentées.

Si Keshâ avait déjà flirté avec les franges brumeuse de royaume de Xandrie, ni lui ni aucun explorateur de sa famille ne se serait jamais enfoncé aussi loin dans les contrées septentrionales, ni même vers le Levant. Les informations étaient si parsemées et contradictoires concernant la tour d’Yfe. Toutes s’accordaient néanmoins à dire que c’était un lieu dont on ne revenait pas. La documentation de Seraphah sur le sujet était bluffante.

De son côté, il s’était préparé mieux que jamais en soignant particulièrement l’équipement pour lutter contre le froid et les affres d’un si tortueux voyage :

Toutes ses payes étaient passées en potions et accessoires pour s’armer face aux menaces démesurées qui jalonneraient son chemin. Il en avait conscience, il ne serait jamais un pur guerrier. Il s’imposait néanmoins de suivre l’intégralité des entraînements de Maëlstrom au sabre jusqu’au bout, et tant pis si ses poings étaient en sang à force de faire des pompes sur ses phalanges en sautant et qu’il devait se tenir aux rampes d’escalier car ses jambes ne le portaient plus.

Il refusait d’être un poids pour l’attelage insolite formés par les aventuriers venus des quatre points d’Urh sous la férule d’Amir. En ce jour fatidique où il s’était mis en route depuis Opale, il sentait la gravité de l’instant. Tous étaient habités par une force qui les dépassait et transportés à l’idée de la stupeur qu’ils ressentiraient en pénétrant dans la tour. Keshâ rappelait alors ce que lui avait dit Seraphah le jour de leur rencontre :

« C’est à force de nourrir ses rêves qu’ils deviennent réalité. »

Voilà comment lui, le Vagabond d’Espistopoli sur lequel personne n'aurait parié un kopeck d'astra - désormais citoyen, se dressait aujourd’hui devant les jardins menaçant de la tour d’Yfe.

La guilde des maraudeurs, cela faisait presque un an que la portebrume n’y avait pas remit les pieds. La faute à sa nebula, particulièrement destructive et néfaste si mal contrôlée. Sans véritablement quitter la fonction, Violette avait fini par prendre ses distances et petit à petit sombrer dans un monde encore bien pire que celui des maraudeurs, le monde criminel.

Pour autant, elle venait de recevoir de la part du maître de la guilde une missive. Visiblement il voulait discuter d’une mission qu’il aurait pour elle en tant que vétérante de la brume. Quand bien même cela l’étonnait de recevoir une lettre après une année entière, la portebrume n’était pas pour autant totalement surprise. Les deux se connaissaient assez bien, il fallait dire que le monde des mercenaires était petit, celui de ceux capable de survivre pendant plusieurs années aux expéditions dans la brume l’était encore plus. Dans ce petit monde tout le monde se connaissait et les souffrances communes avaient fini par permettre la création de lien que la plus terrible des épreuves ne pouvait plus briser.

Quelque peu curieuse, elle avait accepté l’entrevue, se rendant sur place le jour J, revoyant des visages connus avant d’entrer dans le bureau du maître de guilde. Les familiarités passées, la criminelle allait droit au but.

Donc c’est pour quoi ?

La couronne cherche des gens pour un truc discret à faire dans le nord en pleine brume. Ils ont demandé à la guilde d’envoyer des gens.

Violette balançait sa tête en arrière en soupirant.

Ils peuvent pas le faire eux même pour une fois…

J’ai pas tout les détails mais visiblement Opale et Epistopoli sont impliqués. Xandrie est Xandrie, dès que ces deux noms sont impliqués, ça devient un pays de lâche qui ose pas leur déplaire. Ils veulent participer, mais ne pas assumer les conséquences si ça tourne mal. Tu connais la règle…

… si je réussis, c’est grâce à eux, je foire c’est entièrement ma faute.

Heureusement qu’il y avait une majoration de la compensation face à ce genre de mission.

Et puis de toute manière, ils ont besoin d’expert de la brume et chez les Xandriens c’est nous. Donc ils ont pas tellement le choix.

Violette restait silencieuse pesant les pour et les contres de cette histoire. Sans même avoir les détails, elle se doutait que tout cela serait une mission particulièrement sensible pour un maraudeur. Si jamais elle foirait, la responsabilité qui retomberait sur elle et sur la guilde pourrait être colossale. Elle se doutait ainsi de pourquoi le maître l’avait choisie parmi les autres vétérans de la brume. Contrairement à d'autres, elle avait conscience de la politique et des intrigues autour d’elle. Elle savait malgré sa grande gueule quand il fallait se taire et quand il ne fallait pas être curieux et surtout ne pas se poser de question. Un apprentissage de la rue qui lui avait permis de ne pas finir sa vie prématurément dans un bassin d’acide ou dans une prison du Guet.

Soit.

Parfait. Ils veulent te voir et t’interroger. Ils ont pas 100% confiance en nous, donc ils veulent vérifier que tu ne vas pas les planter sous nascent de vérité.

Normal.

Candidate des maraudeurs à l’expédition, quelques jours plus tard, elle fut interrogée par Xandrie pour vérifier qu’elle ne ferait pas ce que font beaucoup trop de mercenaire en cas de danger, déserter et trahir. Sous nascent qui vérifiait qu’elle ne mentait pas, elle dût répondre à certaines questions.

Racontant la vérité, inutile de mentir, elle n’avait pas besoin de cacher ses intentions, c'est-à dire remplir un contrat sans se poser de question sur la volonté de ses clients. Elle n’avait pas non plus l’intention de se tailler trop habituée aux merdes causées par la brume pour déserter, tout comme elle n’avait pas l’intention de planter Xandrie. Elle avait beau avoir une certaine rancœur contre le pouvoir au vu de tous les troubles qui touchaient le bas peuple, ce n’était pas pour autant à cause de cela qu’elle allait trahir son propre pays.

En fin de compte elle fut certifiée et officiellement envoyée en tant qu’agent de la guilde des maraudeurs en tant que guide xandrien dans la brume pour les agents de l’escouade qui ne connaissaient pas le milieu.

Curieuse sensation pour elle de se retrouver missionné par le Roi et le ministre de la justice après avoir vécu dans la misère pendant toutes ses années. Enfin, ce n’était pas la première fois qu’elle allait à contre-courant de son propre passé. Elle avait beaucoup à gagner dans cette histoire, autant à perdre.

Mais que serait le portebrume de la fortune s’il n’aimait pas les risques.

Une missive que Maelström lui glissa. Un froncement de sourcil. C’était grave. Grave de répercutions. Comment le régent avait-il pu disparaître à l’aube d’un tel événement. À croire qu’il souhaitait donné en pitance Epistopoli aux autres citées d’Uhr.

On était loin des derniers jours où le rythme de Seraphah consistait à prendre soin de ses commerces, à serrer des mains ou poser la sienne sur son coeur en fonction de la personne et sa culture qu’il avait en face de lui. Ce qui se passait présentement relevait du blasphème politique. Il n’avait pas pu disparaître dans son zeppelin! En même temps, vu le manque de discrétion du processus, était-il en toute possession de ses moyens? Avait-il été menacé? À moins qu’il voulait d’une façon ou d’une autre être pris en course.

Convocation. Elle était bienvenue. Dans le bureau d’Elias Van Beck, Seraphah écoutait les directives – parce que cela en était – de la part du Grand Sapiarque. Ce dernier lui demanda expressément de prendre le premier véhicule pour rejoindre Amir, chef des Sentinelles, et ainsi marcher sur les traces du Régent qui avait débarqué à la Tour d’Yf. L’élémentaire n’était pas surpris de sa demande. Bien sûr, il aurait pu se rendre à Opale en compagnie des autres diplomates, mais en vérité, il fallait au moins un représentant d’Epistopoli sur les traces du régent. D’autant plus qu’il connaissait autant les codes des hommes que de la brume en raison de ses nombreuses expéditions. Il connaissait aussi sa discrétion et la bonne réputation qu’il avait auprès des citoyens mais aussi de certains chefs d’état.

Seraphah était ainsi soulagé de ce choix même s’il connaissait la tour d’Yf et sa dangerosité. Il préférait être sur le terrain, actif, dans son élément qu’est la Brume plutôt que nulle part ailleurs. Elias était habitué à ce que son ombre Maelström soit de la partie...tout l’enjeu reposait alors sur faire accepter sa nouvelle recrue pour cette mission. En effet, ils avaient déjà effectué des expéditions ensemble, et le trio avait fait ses preuves. Toutefois, il était naturel de devoir prouver des capacités du jeune homme, et rapidement pour montrer sa bonne foi, Keshâ accepta – bien malgré lui – de prouver ses compétences face à une force armée.

Et Seraphah précisa au Grand Sapiarque, que bien souvent les plus discrets, était ceux qui désamorçaient les situations les plus inextricables. Sans compter sur le fait qu’Epistopoli devait se présenter en force vu les suspicions nombreuses sur la collaboration du Régent avec celui qu’on nommait désormais par son nom de dieu : Arkanis.

8 Keladron 1900, conseil restreint

Elias Van Beck quitta son bureau où il venait de s’entretenir avec Seraphah Von Arendt, précieux diplomate qui avait l’habitude du terrain. Il ne lui restait que peu de temps avant son départ pour Opale et le grand conseil des chefs d’Etats qui avait lieu dans trois jours, trop peu de temps pour réagir face à la fuite de son Régent. Seules quelques heures le séparaient de son départ pour la ville Lumière.
Avançant à grandes enjambées il rejoignit la salle du conseil , il y avait convoqué en urgence quelques membres du Comité d’Instruction pour une prise de décision rapide et efficace. Il lui fallait des volontaires pour rejoindre les abords de la tour d’Yfe, au Nord du pays de Daim. D’après ses dernières informations, c’était là que l’aéronef du Régent avait été vu.

Il entra dans la salle et sans plus amples mesures fit signe à ses vassaux de s'asseoir autour de la table. Le corps armé d’Epistopoli était représenté autour de la tablée, un homme cependant n’y avait pas été convié, le Capitaine Digo, pressenti pour remplacer le général chargé des stratégies militaires absent en ce jour. Il représentait la voix de son leader qui n’avait pu assister à la réunion de crise.

Nul besoin de faire un topo, tous étaient au courant de la situation. Le Grand Sapiarque s’attarda tout de même à appuyer la position délicate d’Epistopoli devant les agissements de leur Régent, l’urgence à défendre leur cause et à éviter l’incident diplomatique. Il était de leur devoir premier de maintenir les alliances avec la ville Lumière. Ils étaient la plus grande force armée, mais que valait-elle s’ils n’avaient plus aucun soutien ?

Il récapitula l’équipe triée sur le volet mais il manquait cruellement de monde et surtout de temps pour la compléter. Il lui fallait des personnes de confiance, et pour les choisir il devait se conforter à l’avis des hommes et femmes qui lui faisaient face car le temps lui coupait l’herbe sous le pied. La confiance … Toute l’opération reposait sur ce mot, cette espérance, cette assurance … Il n'avait pas d'autres choix.

Le Capitaine Digo s’était proposé, Elias refusa de l’envoyer si loin de la faction.

- L’avenir est trop incertain Capitaine, vos compétences me seront plus utiles ici, surtout pour un homme de votre qualification.

Alrik Digo avait toujours servi la Nation avec ferveur et détermination. Il avait grimpé les échelons comme certains de ses pairs, avec assurance et ambition. Convaincu par son idée, il proposa son fils qu’il savait être de retour sur le territoire natal.

- Lewën a servi l’armée durant de nombreuses années, il a fait ses preuves. Il a une expérience de la Brume comme nul autre, l’envoyer servir notre pays sera la fierté de notre famille.

Pour son propre égo. Il était convaincu que son fils accepterait de se racheter, il fut repris par son confrère.

- N’a-t-il pas quitté nos rangs par vos propres soins ?

Oui, l’affaire, bien qu’étouffée, avait fait entendre parler d’elle autour du Capitaine dont le visage se figea dans un masque immuable.

- Les portebrumes n’étaient guère tolérés mon Général au rang dont prétendait l'adjudant Digo. Je n’ai fait qu’appliquer le protocole.

L’heure n’était plus au passé mais à l’avenir, le Grand Sapiarque s’agaça à le rappeler. Le Capitaine tint à appuyer sa proposition d’un argument discutable.

- Même l’Eglise Aramilanne, pourtant intolérante à tout ce qui touche de près ou de loin à la Malice, a fait des Portebrumes ses explorateurs. Ils résistent mieux à la folie de la Brume, Lewën saura se montrer digne de notre Faction et s'intégrera plus facilement à leur groupe.

Le temps s’égrenait, Elias n’avait plus le temps pour les délibérations. Il somma à ses généraux de former le reste de l’équipe le plus vite possible pour rejoindre le dirigeant des Sentinelles déjà en route pour l’Astrolabe. Il ordonna que le choix se devait être unanime, son regard se voulant insistant auprès du Capitaine plaçant son fils sous les feux du débat.


9 Keladron 1900, aux aurores

Lewën se rendit à la caserne dont il n’avait pas foulé le sol depuis des lustres. Il s’était vu remercié par l’armée l’année précédente et ne pensait plus jamais remettre les pieds en ces lieux. Il avait fui Epistopoli pour rejoindre Dainsbourg, destination qu’il n’avait jamais atteinte, désormais installé à Opale où ses rencontres l’y avaient stoppé. La Guilde des aventuriers l’avait recruté, il avait pu effectuer ses premières missions jusqu’à ce que sa jumelle le contacte. Lyanna avait sollicité son aide et il avait accouru à Epistopoli pour démêler des qu’en-dira-t-on qui entachaient la notoriété d’ORI et de son dirigeant. Prune était une amie proche de Lyanna, et Lewën n’avait jamais rien refusé à sa sœur qu’il admirait depuis toujours.

Les deux hommes de la famille Digo ne s’étaient pas parlé depuis leur séparation. Aussi, lorsque l’on toqua à la porte d’entrée de l'appartement de Lyanna où le médecin logeait durant son séjour Epistote, il ne s’attendait en aucun cas à tomber sur ce paternel exigeant. Ils étaient restés longuement l’un en face de l’autre, aucune effusion n’avait coloré les retrouvails, ni aucune colère ne les avait entachées. Seule la surprise et la neutralité avaient eu leur place entre les deux hommes.

Ce n’est pas aux mots fierté, patriotisme ou encore honneur que réagit Lewën. Il commença à montrer de l’intérêt à l’entente de Brume, Dainsbourg et Mandebrume. Toute son obsession tari durant son voyage jusqu'à l’autre côté du continent se raviva. Son père ne lui avait pas donné tous les tenants et aboutissants, la mission restant confidentielle.

Et Lewën en était là aujourd’hui pour faire ses preuves, convaincre le reste du Comité de sa candidature pour élucider le mystère de la Tour d’Yfe sans connaître encore les véritables motivations du cercle restreint : le départ du Régent dans les terres nimbées de Brume.

On l’installa dans une salle de classe vide et il fut tour à tour questionné sur ses motivations, son allégeance à la nation, ses compétences, l’intérêt de sa participation. Un médecin, ça ne se refusait pas si facilement quand bien même un autre avait été recruté par le Grand Sapiarque lui-même. Pas le temps pour des épreuves physiques, ils l’assaillirent de questions, parfois reposant les mêmes pour s’assurer que les réponses ne différaient pas dans le temps. On ne le lui laissait d’ailleurs pas, le temps, pour réfléchir. Un interrogatoire digne d’une accusation toute prouvée. Et il se défendit, parlant de ses missions en Xandrie pour Opale, alliée d’Epistopoli ne l’oublions pas, - prenant soin de na pas mentionner la Guilde - ou encore de ses pas passés dans la Brume pour l’armée.

Le vote sera-t-il unanimement favorable à son recrutement ? Il le saurait bien assez vite.

L’or s’écoule entre ses doigts, en grains scintillants. Le sable quitte ses mains, trace dans le ciel diurne, une nuée d’étoiles éphémères.

- Qu’en penses-tu ?

La voix masculine s’éteint en même temps qu’ils se remettent en route. La question ne trouve pas immédiatement réponse. Celle à qui elle est adressée à fermer les yeux, entrant dans une silencieuse introspection.

Ce qu’elle en pensait ? Le Treizième Cercle avait retrouvé son Faux Dieu, le Mandebrume, ensemble ils avaient le pouvoir de détruire les fondements du Panthéisme, de l’Eglise et, peut-être, d’Uhr toute entière. Ceux qui s’étaient aventurés dans les tréfonds de Dainsbourg avaient trouvé les restes fossilisés de celui qui aurait dû rester enfermé, la dépouille du Faux Dieu. Mais le Mandebrume n’était pas mort, affirmait le Treizième Cercle, il avait condamné Dainsbourg à la Brume et s’en était allé conquérir Epistopoli. Sancta, leur soeur tombée sous le joug fanatique de la Science.

Un treizième esprit sonnerait le glas de l'Église telle qu’elle existait. Mais qui était-il pour le Cincum ? Verrait-on en cet être maudit le visage de Rhijn, premier Fils et premier ingénieur, celui qui devait manipuler les runes mais dont l’envie, l’ambition, le condamna à la damnation comme le Faux Dieu fut condamné à l'enfermement. Scellé en toute chose jusqu’à son retour, le Gogmagog, la fin du monde. Ou bien serait-il perçu comme l’un des Seconds-qui-vinrent, parmi ces Esprits plus nombreux que ne le proclame l’Eglise et dont le Panspiritisme suggère l’existence depuis sa création ?

Voilà qu’après avoir été pointée du doigt comme conquête du Mandebrume, Epistopoli voyait son Régent s’envoler vers une destination douteuse au beau milieu de la brume, dangereuse coïncidence. La tour d’Yfe se dessinait dans l’esprit de l’aramilanne comme un glaive tranchant à la pointe scintillante, dangereusement dressé vers les étoiles, prêts à ouvrir le ciel en deux. Chaya connaissait toutes les histoires qui entouraient la tour, toutes sans exception, pourtant, aucune ne pouvait expliquer le frisson glacé qui gagnait sa nuque à chaque fois qu’elle s’imaginait au pied de l’édifice. Quelque chose de profondément ancré en elle, craignait cet endroit. Était-ce les réminiscences de son instinct animal qui lui hurlaient de s’éloigner de la brume ou bien était-ce son éternelle amie qui frissonnait de la voir approcher ?

La jeune femme ouvrait son regard doré sur l’horizon pendant que l’alizé chassait de son front une frange devenue blonde. La métamorphose était maîtrisée, fruit d’un siècle d’apprentissage qui avait enseigné à celle qui n’était personne, à être n’importe qui. Son langage corporel changeait subtilement, sa posture, sa manière de courber légèrement l'échine, sa façon de marcher prudemment, Madame Lelwani avait tout à fait disparu, remplacée par une candide et pieuse demoiselle. Sur ses lèvres nues, pures, sa voix se faisait plus cristalline, ses intonations solennelles alors qu’elle réunissait ses mains devant sa poitrine.

- L’ignorance et l’obscurantisme ne font pas partie des Douze.

La foi aveugle n’avait jamais apporté le moindre réconfort. Les Douze incarnaient des vertus bien supérieures aux débats qui fâchaient les différentes religions, anciennes ou nouvelles. La demoiselle souriait discrètement en inclinant le menton et son pas se calait légèrement en retrait de celui de son compagnon. Il acquiesçait à son tour, conscient lui aussi, que leur mission commençait dès maintenant, avant même de rejoindre le groupe qu'Amir aura réuni.

Ils verraient et ils entendraient, tout ce qu’il y aurait à voir et à entendre, ils seraient les réceptacles de ces connaissances, qu’elles soient divines ou impies, cela n’était pas à eux d’en décider. Ils avaient été choisis par le Concile, jugés digne de confiance, de fidèles soldats, bénis par Keladron et Balham. Officiellement, il étaient tous deux issus des rangs de la Garde Sacrée et tous deux avaient des antécédents honorables, un dossier et une vie bien remplie, en Aramila. Ils devraient certainement se confier leur vie durant cette mission mais, l’un comme l’autre, ignorait qui était réellement à leur côté. Une mesure de sécurité qui avait déjà prouvé son efficacité. Si l’un devait tomber aux mains de l’ennemi, il n’emporterait pas son équipier.

Ils n’étaient cependant pas question de tomber, cela n’était pas recommandé pour leur mission. Ils devaient survivre et rapporter au Concile les cruciaux évènements qui pourraient avoir lieu à la tour d’Yfe. Il n'était pas question de laisser les autres pays écrire l'histoire. Quant aux ordres du Grand Camérier, si les choses devaient déraper.. Ils seraient tus et si les Douze le voulaient, ils ne seraient jamais exécutés.