Sam 5 Aoû - 19:24
Le cabinet dans lequel venait de pénétrer Judicaël se situait dans la tour la plus basse du quartier général de l’Ordre Réformé des Chevaliers Orthodoxes du Griffon Pourpre. C’était une vaste pièce cossue, richement meublée et décorée avec soin pour dégager une impression de pouvoir et de majesté au premier coup d’œil. En dépit de l'heure tardive, de multiples chandelles et miroirs parvenaient à sortir les lieux de l'obscurité, notamment le fond de la pièce.
C'était en effet là-bas, trônant derrière un imposant bureau en noyer, que se trouvait la Cardinale Victoria d’Andurail-Sélénée. D’aucun aimait utiliser l’expression « comme une araignée au cœur de sa toile » pour la qualifier, mais Judicaël n’était pas de cet avis : c'était une image bien trop réductrice. La Cardinale se situait bien au-delà, à un tout autre niveau. Sa présence écrasante semblait tout simplement déformer jusqu’à la réalité elle-même autour d’elle, la distordant et l'occultant pour en devenir le point central vers lequel tout convergeait, comme si le monde tout entier n’était finalement qu’un vaste tableau dont Victoria constituait l’unique point de force.
Le jeune homme se demandait parfois si, en définitive, le reste monde n’existait d'ailleurs pas que par et pour la volonté de Victoria ; si tout le reste, lui inclus, n’en était finalement que des émanations. Il avait exploré l'hypothèse sous toutes les coutures, pour en conclure qu'en plus d'être irréfutable cette éventualité ne le dérangeait, somme toute, absolument pas.
Dès l’entrée de Judicaël dans la pièce, Victoria se leva pour aller à sa rencontre et l’accueillir chaleureusement. Qu’importe le décorum, les responsabilités ou la dignité de sa charge : la Cardinale avait toujours veillé à continuer d'entretenir le lien particulier qui l’unissait à l’Inquisiteur. D’une certaine façon, à ses yeux, il serait toujours l’enfant timide et un peu gauche, perdu dans une écurie, qu’il lui fallait rassurer, encourager et guider sur la bonne voie. De la même façon que, pour Judicaël, Victoria serait toujours ce qui incarnerait le mieux le concept de mère à ses yeux d'orphelin.
Finalement, la Cardinale invita son protégé à s'installer à sa place derrière le bureau. Le jeune homme ne se fit pas prier : il avait déjà remarqué l'épaisse liasse de feuillets reliés posé dessus. Il parcourut le titre et haussa un sourcil interrogateur.
« Le compte-rendu de l'expédition de l'Alliance à Dainsbourg ? Demanda l'Inquisiteur, n'osant trop y croire.
_ Une synthèse d'éléments réunis par l'un de mes… associés, acquiesça Victoria. Il souhaiterait que tu y jettes un œil.
_ Tu me connais, ce n'est pas le genre de truc qu'il faut me dire deux fois… mais pourquoi ?
_ Il a beaucoup apprécié ton approche novatrice du dilemme de la Brume et de la Malice, expliqua la Cardinale en se servant un verre de vin. Il aimerait que tu utilises ton fameux sens critique sur les événements de Dainsbourg.
_ Oh. Très bien, voyons cela. »
Le jeune homme entreprit de commencer la lecture. De toute évidence, ce n'était pas un document d'Aramila, mais Judicaël s'en doutait : Victoria disposait d'un vaste réseau d'informations y compris hors de la cité. À première vue, il aurait opté pour la Xandrie, mais c'était peut-être aussi juste une retranscription des supports hérétiques d'Opale ou d'Espistopoli. Et puis, bien vite, l'origine n'eut plus aucune importance, s'effaçant devant le contenu.
Pendant ce temps, la Cardinale avait pris place sur l'un des confortables sièges habituellement réservés à ses visiteurs et observa avec satisfaction son protégé à l’œuvre. Il dévorait littéralement le document, à une vitesse telle qu'on aurait pu croire qu'il n'en lisait pas réellement le contenu. Mais Victoria savait qu'il n'en loupait pas un mot, pas une miette d'information.
Très vite, un concert de chuchotements se fit entendre, alors que Judicaël échangeait avec ses reflets. La Cardinale avait préparé le terrain en connaissance de cause : la carafe de vin, le verre à destination de l'Inquisiteur – qu'il avait complètement dédaigné, à son habitude – les encriers en métal poli, la lame du coupe-papier négligemment laissé sur le bureau… Victoria lui avait laissé de quoi faire. Elle-même n'était sûre de rien concernant ce phénomène, mais elle avait l'intuition qu'en discutant avec ses reflets, Judicaël canalisait plus facilement ses pensées et réfléchissait plus vite et plus efficacement. Pourquoi et comment n'entraient donc pas en ligne de compte à ses yeux : ce qui comptait, c'était le résultat.
Il fallut un bon quart d'heure à l'Inquisiteur pour avaler et digérer l'ensemble du document. Pendant tout ce temps, Victoria était restée assise, silencieuse, patiente et attentive. Finalement, le jeune homme releva la tête.
« Ça vient de Xandrie, n'est-ce pas ?
_ Peu importe d'où cela vient, balaya Victoria.
_ Mais si, c'est forcément eux. C'est évident, c'est centré sur l'élément humain ! Y'a qu'eux pour avoir foi comme ça dans les gens.
_ Là n'est pas la question, éluda la Cardinale. Qu'en penses-tu ?
_ Tu sais que ce n'est pas un document de première main, hein ? C'est une synthèse, issue d'un résumé, à partir d'une collecte de fragments, d'une compilation de rumeurs, d'un ensemble de témoignages indirects On est littéralement en train de jouer au téléphone gobelin, là.
_ Je sais.
_ Tout ce que je peux en tirer et extrapoler n'a donc potentiellement rien à voir avec la réalité et repose potentiellement sur des bases de connaissances erronées ou parcellaires, voire des sommes de demi-vérités.
_ Je sais.
_ Et je vais y rajouter mon propre filtre de perception, qui en déformera encore davantage le matériau de base, au risque de perdre tout lien réel.
_ Peu importe, le coupa la Cardinale. Mon contact est au courant de l'ensemble des biais introduit par ces chaînes de réflexions successives. Ce sera pris en compte. Et sachant cela, il désire tout de même avoir ton avis, en toute connaissance de cause.
_ Il est de Xandrie, ton contact, hein ?
_ Son origine n'est pas pertinente. Il est curieux de voir ce que tu peux tirer de cette masse d'informations. Moi de même. Alors ? »
Judicaël se cala plus profondément dans le siège et rejeta la tête en arrière. Après un court instant, il reprit la parole.
« Bon, résumons les événements, annonça le jeune homme d’une voix neutre. La terre a grondé le 10 Phtélior. Épicentre : la ville perdue de Dainsbourg, ensevelie sous la brume il y a maintenant trente ans. Panique des quatre Cités, l’Alliance se réactive et envoie une expédition tirer au clair ce qu’il s’est passé sur place. Elle se met en route le 21 Ioggmar.
La petite équipe voyage jusqu’à Dainsbourg sans problème notable. La ville étant réputée zone dangereuse, l’expédition se divise pour tenter trois approches par des voies différentes : via le Fleuve, les Souterrains et la Grande Porte.
L’équipe du Fleuve est traîtreusement attaquée par cinq soldats d’Epistopoli. En parallèle, leur chef, le sergent Stolos, un porte-brume alliant technologie d’Epistopoli et un pouvoir de type Cognition lui permettant de voir le futur, tente de piéger l’équipe des Souterrains avec une monstruosité prisonnière depuis des éons : le Reclus. Il s’avère que les traîtres agissent pour le Treizième Cercle, au nom du Mandebrume.
La force expéditionnaire parvient à se regrouper et se sépare en deux : le premier groupe poursuit Stolos jusqu’aux Archives et l’empêche d’y mettre le feu. Ils capturent Stolos plus mort que vif, parviennent à l’interroger et apprennent qu’Epistopoli "a eu l’honneur de devenir la première conquête" du Mandebrume. De son côté, le second groupe poursuit le Reclus échappé et le mette à mort sans autre forme de procès, et ce malgré d'incroyables capacités de régénération. Ils extraient de son cadavre un cristal contenant un pouvoir non-répertorié de classe Divin, vraisemblablement en lien avec l’Immortalité.
L’Alliance parvient finalement à établir un camp de base sécurisé à Dainsbourg, qui offre accès à des mines d’informations cachées dans les Archives, comme l’existence de l’antique Royaume d'Yfe, tandis que les Souterrains révèlent ce qui semble être les restes de la précédente enveloppe corporelle du Mandebrume. L’opération est donc un franc succès, happy end. »
Victoria ne put s’empêcher de retenir un sourire. Les principaux concernés ne résumeraient probablement les choses ainsi, mais on ne condensait pas aussi facilement plusieurs pages de rapports.
« Et donc, qu’en penses-tu ? » Voulut savoir la Cardinale.
Judicaël inclina la tête pour lui faire face et rajusta ses lunettes du bout des doigts.
« C’est du flan. » Asséna le jeune homme.
Délicat haussement de sourcil de la part de Victoria soulignant son incompréhension et invitant son protégé à expliciter. Ce dernier ne se fit bien évidemment pas prier.
« En premier lieu, à ce stade, la mission est purement et simplement un échec, signala l’Inquisiteur. Et je sais que c’est profondément injuste dit comme ça pour tous ceux qui ont sué sang et eau pour la mener à bien, hein… Mais le fait est qu’on ne sait toujours pas ce qui a provoqué le tremblement de terre initial. Sa localisation au beau milieu de Dainsbourg ne peut pas être une coïncidence mais, à date, on ignore ce qu’il s’est passé, on ignore de quoi il est annonciateur, on ignore s’il va se reproduire, ni quand, ni surtout où. Or si quelqu’un ou quelque chose dispose du pouvoir de provoquer des tremblements de terre, on devrait s’en inquiéter avant qu’il ne recommence, plutôt qu’après.
Bon, c’est de bonne guerre, l’Alliance était plutôt moribonde avant ces événements, c'est une occasion inespérée pour elle de passer pour les grands vainqueurs et redorer son blason. Simplement, j’espère juste qu’en interne, ils ne perdent pas de vue cet objectif. »
Victoria hocha la tête. Son contact n’aimerait effectivement pas ce genre de conclusion, mais il était vrai que les nombreuses révélations mises à jour ne devait pas occulter la menace à l’origine même de l’expédition.
« Et concernant le commando du Treize ? Enchaîna la Cardinale.
_ Une diversion ou un stratagème, rétorqua immédiatement l’Inquisiteur.
_ Pourrais-tu détailler ?
_ Pour commettre un forfait, il faut impérativement trois éléments, rappela Judicaël. Un besoin, des moyens et une opportunité. Le besoin ? Stolos et ses sbires ont été envoyés cacher les traces du Mandebrume et brûler les archives de Dainsbourg pour empêcher l’Alliance d’en savoir plus sur l’Origine. Les moyens… Juste cinq soldats d’Epistopoli et leur sergent ? Sérieusement ?
« Pour rappel, le Treizième Cercle n’est pas considéré comme une organisation dangereuse ou illégale à Epistopoli. Ils ont pignon sur rue et de nombreux suivants et sympathisants, y compris des gens haut-placés, des gens influents, des gens qui ont l'oreille et l'attention de certains décideurs, voire peut-être même des décideurs tout court. Et ils n'ont pu envoyer que six pauvres diables pour arrêter l’expédition ? Alors qu’ils avaient les moyens de déployer une ou même plusieurs divisions de soldats ? C’est incohérent et illogique. Quand on a une tâche cruciale à accomplir, on s’en donne les moyens. Je ne peux pas croire que le Cercle ait traité cette mission avec autant de désinvolture, ça ne colle pas. Pas au vu des enjeux.
« Et puis surtout : l’opportunité. Cela fait trente ans depuis l’ensevelissement de Dainsbourg sous la Brume. En trente ans, le Mandebrume et les Treize ne se seraient jamais souciés d’y effacer leurs traces ? Et paf, tremblement de terre, l’Alliance qui veut enquêter, vite-vite, il faut agir en urgence de façon désespérée ? Non, non, ça non plus, ça ne colle pas à mes yeux. S’il y avait quoi que ce soit de critique là-bas, ils s’en seraient occupé depuis bien longtemps. Donc… toute cette histoire n’est qu’un vaste piège tendu aux Quatre Cités.
_ Mais si piège il y a, quel en serait la teneur ? Se demanda Victoria.
_ Première option, le vieil adage de l’Inquisition : "s’il y a de l’animation, vérifie qu’il ne s’agit pas d’une diversion", cita Judicaël en ponctuant la citation d’un index levé. Tout ceci n’est peut-être qu’un gigantesque leurre pour capter et fixer notre attention loin de leur prochain objectif. Un tour de prestidigitateur : une touche de boniment, quelques gestes ésotériques d’une main qui s’agite sous le nez du spectateur crédule pour capter son attention pendant que l'autre s’emploie à faire disparaître la pièce, manipuler les cartes… En mettant en exergue Dainsbourg, le Cercle était certain de capter l’attention des Quatre Cités. La trahison d’une poignée de soldats, c’est la main qui s’agite – regardez, regardez, il se passe des trucs ! Et en nous lâchant Epistopoli en pâture, c’est le boniment qu’on nous sert : votre attention s'il vous plaît, écoutez-moi, focalisez votre esprit dessus, ne réfléchissez surtout pas au reste… Toutes les conditions réunies pour provoquer un angle mort cognitif dans lequel s’engouffre la main gauche pour pouvoir y agir en toute discrétion, à l’abri de notre perception.
_ Auquel cas, la question cruciale devient : que ferait donc cette main gauche ?
_ Impossible de le savoir, c’est dans notre angle mort, soupira l’Inquisiteur en haussant les épaules, fataliste. Mais si je devais parier, cela concernerait sûrement la Xandrie.
_ Tiens donc ?
_ Simple élimination, balaya le jeune homme. Ils nous ont donné Epistopoli, donc tout le monde va s’alarmer sur le sujet. Mais par effet de bord, les différents organismes de sécurité d’Opale et d’Aramila vont se mettre en alerte maximum et surveiller ce qu’il se passe chez eux comme le lait sur le feu. Aramila, pour des raisons évidentes : si le Cercle a noyauté Epistopoli, la guerre n’est plus très loin. Ils ont échoué la dernière fois faute d’une trop grande résistance. S’ils doivent recommencer, ils tenteront de nous miner intérieurement au préalable. Pour Opale, ils sont sensiblement dans la même situation qu'Epistopoli : le Cercle y a toute latitude pour mener ses petites affaires au grand jour. Même cause, même effet : Opale pourrait être la prochaine à tomber dans l'escarcelle du Mandebrume. C'est peut-être même déjà en cours. Ils ne vont pas se laisser faire gentiment – je serais d'ailleurs curieux de voir si la légalité du Cercle ne va pas être remis en cause.
« Reste la Xandrie : le Cercle y est déjà interdit et illégal, quant à Epistopoli, leur relation sont pour ainsi dire inexistantes. Oh, ils ne vont pas rester à rien faire non plus, bien sûr. Mais sans danger immédiat, il y a fort à parier qu'ils se contentent de quelques mesurettes bien insuffisantes tout en estimant de bonne foi avoir pris "les mesures adéquates". Et ils seront Gros-Jean comme devant quand ça leur pétera à la gueule. Avec le concert "qui aurait pu prévoir", "comment pouvait-on se douter", "si seulement on avait su"… Tsss… Lamentable.
« Enfin… Tout ça, c'est de la spéculation gratuite : fondamentalement, ça ne sert à rien de faire diversion quand on se trouve déjà sous les radars, ce qui était effectivement le cas du Cercle. 'fin, jusqu'à ce qu'ils se rappellent à notre bon souvenir et se hissent au rang d'ennemis publiques numéro 1 des quatre cités, s'aliénant dans la foulée Epistopoli et Opale qui n'avaient pourtant guère de dents contre eux. C'est pour cela que la deuxième option a davantage ma préférence !
_ Le stratagème… » Se remémora Victoria.
La Cardinale se resservit une coupe de vin avant de se carrer plus confortablement dans son siège. Elle appréciait toujours le spectacle de son petit protégé se lançant dans des raisonnements délirants – mais bien souvent non dénués de fondements.
« Le point critique, reprit derechef Judicaël, c'est le timing. Si cela fait trente ans que le Mandebrume s'est évadé de sa prison, pourquoi agir maintenant ? De même, si le Cercle avait connaissance des Archives depuis tout ce temps, pourquoi vouloir l'effacer maintenant ? Rien de tout cela ne colle, excepté si l'objectif de toute cette opération était de manipuler l'Alliance. Auquel cas, les Treize ont totalement atteint leur objectif : les Cités vont charger tête baissée…
_ Qui dit manipulation dit manipulateur, signala Victoria. Qui serait le maître-d’œuvre ?
_ Stolos, affirma l'Inquisiteur sans l'ombre d'une hésitation.
_ Le sergent ?
_ Oui. En premier lieu, il y a toutes les informations qu'il a gentiment lâchées après sa défaite. Cela ressemble au dernier baroud d'un fanatique, mais c'est sensiblement différent. Les fanatiques vaincus ont des réactions assez archétypales : ceux qui sombre dans l'extase religieuse en mode "vous ne pouvez pas m'atteindre bande de nuls car je m'en vais pour un monde meilleur", ceux qui menacent des pires représailles façons "l'Esprit que je sers est trop puissant et viendra tous vous savater bande de mécréants, tremblez et désespérez !" et ceux du type prosélyte qui tenteront jusqu'à la fin de vous retourner contre votre camp.
« En premier lieu, on pourrait penser que Stolos faisait partie du troisième type, sauf que ce n'était pas un prosélyte : il a tout de suite tenté l'élimination. Un vrai prosélyte aurait plus probablement guidé l'expédition jusqu'à restes fossilisés du Mandebrume pour ébranler les certitudes de tout ou partie du groupe et instiller le doute en eux. Le Sergent ne s'est pas placé une seule fois dans cette optique. Il était en mission, c'était donc un type un ou deux.
« Ajoutons à cela son journal intime… Sérieusement ? Je veux dire, personne ne tient réellement de journal intime, encore moins pour y écrire des informations sensibles sur son organisation et ses actions répréhensibles. Et même en admettant que le Sergent soit assez stupide pour faire ce genre de chose : pourquoi ne l'aurait-il pas cramé dans sa tentative d'incendie des Archives ? Et les pages manquantes ? Quelqu'un les aurait récupéré pour les ramener au Cercle ? En déchirant juste pile-poil les pages intéressantes au lieu de ramener directement tout le bouquin ? Non, non, ça ne tient pas debout une seule seconde. Les informations données par Stolos, celle de son journal, tout cela a été offert sciemment sur un plateau à l'Alliance.
_ Une mystification ?
_ Totalement : rappelle-toi que Stolos disposant d'un pouvoir de cognition lui permettant de voir le futur. Son rôle était donc de provoquer un dénouement particulier à cette opération. Cela explique d'ailleurs le peu d'opposition rencontrée par l'expédition au regard des moyens qu'auraient pu et dû déployer le Cercle. Il fallait juste assez d'opposition pour que cela paraisse difficile, mais pas assez pour que l'Alliance puisse perdre. Il fallait qu'ils aient l'impression d'obtenir ces informations au péril de leur vie, de les gagner de haute lutte. Une mise en scène pour endormir leur méfiance, leur donner l'impression d'avoir légitimement gagné et d'obtenir enfin un coup d'avance sur le Cercle.
_ Mais pour quel objectif ?
_ La Bibliothèque d'Omniscience. Hulule. L'autre esprit a priori emprisonné d'une façon ou d'une autre sous Epistopoli. Hmmm… Est-ce que les Treize vont se renommer Quatorze avec cette nouvelle entité, d'ailleurs ? Comme je l'ai déjà dit, la clef, c'est le timing. Au bout de trente ans de recherche, le Cercle est tombé sur un os. Soit ils n'arrivent pas à trouver la Bibliothèque d'Omniscience, soit ils n'arrivent pas à franchir un obstacle pour l'atteindre. Dans tous les cas, ils ont besoin d'aide pour y parvenir mais n'ont pas d'alliés : c'est donc là qu'intervient l'Alliance. En nous laissant penser qu'ils sont sur cette piste et que, "holàlà, on serait drôlement bien embêté si les Cités la découvraient avant nous", ils viennent de nous mettre en chasse et vont nous laisser faire leur sale boulot, quel qu'il soit. Et eux tâcheront de rafler la mise sous notre nez au dernier moment.
_ Mais pourquoi l'Alliance ?
_ Deux raisons. Non, trois, même ! Se reprit Judicaël avec excitation. D'abord, le Cercle a certes probablement plus d'affidés et de ressources, mais pour devenir un Treize, il faut disposer de certains pré-requis qui limitent drastiquement le vivier de recrutement : anti-clérical convaincu, avide de pouvoir, paré à en découdre avec Aramila et Xandrie, ce genre de chose… L'Alliance recrute plus large, au sein des quatre cités et dispose de ce fait d'esprits plus éclectiques et des compétences résolument pratiques très variées. Qualitativement, il n'y a tout simplement pas de comparaison possible. Ensuite, l'Alliance est une organisation publique qui se trimballe pas moins de quatre tutelles différentes : il n'y a donc pas plus facile à espionner. La preuve : on aurait jamais du avoir accès à ce rapport, normalement. Il sera donc facile pour le Cercle de se tenir aux courants des avancées des investigations pour intervenir au meilleur moment. Et cerise sur le gâteau, l'organisation était en perte de vitesse et a encore cruellement besoin de succès flamboyants pour redorer son blason. Une cible facile et prévisible. La candidate parfaite pour une mystification.
_ Alors… Ne ferions-nous pas mieux de ne pas entrer dans leur jeu ? Se demanda ouvertement Victoria.
_ À court terme, peut-être, convint l'Inquisiteur dans un haussement d'épaule. Mais rien ne nous dit qu'ils ne finiront pas par trouver un moyen d'arriver à leurs fins même sans l'aide de l'Alliance. Pour ce que nous en savons, le Mandebrume n'est visiblement pas perméable au temps : quand bien même ça lui prendrait des siècles, il finira forcément par atteindre ses objectifs si on ne fait rien pour l'arrêter. Il faut simplement y aller, tout en étant conscient que le Cercle tentera de nous damer le pion. À l'Alliance de prendre les mesures qui s'imposent pour éviter que cela n'arrive. »
Victoria hocha la tête avant d'avaler une gorgée de vin, perdue dans ses pensées. Elle réfléchissait probablement aux tenants et aboutissants diplomatiques des réflexions soulevées par Judicaël. Finalement, après quelques secondes, elle reposa son regard sur son petit protégé.
« Assez parlé du Cercle, décida la Cardinale. Je voudrais maintenant avoir ton opinion sur les deux découvertes de Dainsbourg mises à jour par l'expédition.
_ Trois, rectifia derechef Judicaël.
_ Trois ? Répéta Victoria dans un froncement de sourcils.
_ La Prison, le Reclus et… les petites manigances passées de Dainsbourg.
_ Bien vu, abonda la Cardinale. Va pour trois. Commençons donc par la Prison.
_ Un sujet diablement intéressant. D'après les notes, la Prison est d'un type que nous ne maîtrisons pas. Du genre spéciale et bien solide. Selon Stolos, il s'agissait de la prison du Mandebrume et je serais plutôt enclin à le croire sur ce coup-là. Premier constat, on y a retrouvé une paire de bras fossilisés et les barreaux intacts. Si le Mandebrume est effectivement capable de se désincarner et de posséder un corps à volonté, ça ne sera pas facile de le coincer et encore moins de s'en débarrasser. Cependant, ce qui m'intrigue, c'est le corps d'origine : pourquoi le reste n'est-il pas présent et fossilisé, lui-aussi ? S'il s'est décomposé, où sont les os ? S'il a disparu, pourquoi ? Et pourquoi pas les bras ? Y'a-t-il encore un lien entre l'esprit du Mandebrume et cette partie fossilisée ? Trop d'hypothèses, trop de possibilités, peu d'intérêt à ce stade, mais à garder en tête car nous avons là la première pièce de son puzzle. Il nous faudra plus d'informations pour démêler cet écheveau.
« Le second constat, c'est qu'il était emprisonné sous Dainsbourg et le jour où il s'évade, la Brume engloutit la Cité et ses environs. Le Mandebrume disposerait de pouvoirs sensiblement égaux aux Esprits – en tout cas, qui dépassent largement ceux du commun des mortels… Mais en fait, je ne pense pas qu'il commande directement à la Brume, se prit à songer subitement Judicaël, les yeux dans le vague. J'ai du mal à mettre le doigt dessus, mais ça ne me paraît pas coller… Le timing ! Explosa soudainement l'Inquisiteur en claquant brusquement des doigts. S'il commandait la Brume aussi facilement, pourquoi n'a-t-il pas englouti d'autres villes depuis tout ce temps ? Ou bien ne serait-ce que morceler des zones ici ou là pour attiser un sentiment d'angoisse et de désespoir propice à se poser lui-même ouvertement en sauveur du monde ? Tout le monde l'aurait adulé, il n'aurait plus eu besoin de ses petites manigances ou celle du Cercle ! Non, il se pourrait peut-être inversement que le lien se trouve plutôt entre la Prison – ou plutôt sa rupture – et la Brume. Et si la Prison avait fait partie d'un vaste système conçu pour repousser la Brume ? Tirant son énergie du prisonnier ? Plus de prisonnier, plus de protection, bonjour la Brume ! Et sachant qu'Hulule serait du même type que le Mandebrume, mais transfiguré sous la forme de la Bibliothèque d'Omniscience, quelque part sous Epistopoli… Se pourrait-il que se trouve en fait sous chacune des quatre cités un simili-Esprit emprisonné, voué à alimenter pour l'éternité une construction ésotérique repoussant la Brume ?
_ Des esprits chagrins pourraient hurler à l'hérésie face à de tels propos, chuchota gentiment la Cardinale.
_ On reformulera pour eux façon "les Esprits, dans leur infinie sagesse, ont légué des divins artefacts aux mortels pour protéger leurs cités, grâce soit rendue à leur formidable bonté"… Tout est question de formulation, avec les esprits chagrins Bref, certes, ce n'est encore qu'une spéculation gratuite à ce stade, mais le point important, c'est qu'en ce cas, cette protection se manifeste via une existence physique. Elle peut donc être endommagée, sabotée ou anéantie… comme ce qui est arrivé à Dainsbourg. Peut-être que les études de la Prison de Dainsbourg pourront invalider cette théorie, mais en attendant…
_ En attendant, elle semble effectivement dangereusement plausible, convint Victoria. La protection d'un tel artefact devrait être notre priorité absolue… néanmoins, c'est peut-être justement le sceau du secret qui constitue sa meilleure défense.
_ Sauf pour Epistopoli, qui est la prochaine sur la liste, rappela Judicaël. L'Alliance et le Cercle vont s'en donner à cœur joie pour trouver Hulule. Qui sait ce qui se passera à ce moment-là ? … À tout le moins, si Epistopoli se fait subitement engloutir par la Brume après que l'Alliance ait identifié la position de la Bibliothèque, on sera fixé sur la validité de cette hypothèse… Et mieux vaut eux que nous, pour le coup… »
Les deux Chevaliers Orthodoxes échangèrent un regard entendu et un sourire complice. L'Ordre avait beau être réformé, imaginer le pire pour ce repaire d'hérétiques était toujours hautement satisfaisant, à défaut d'être totalement éthique.
« Et concernant le Reclus ? S'enquit Victoria.
_ La nature du Divin, lâcha abruptement Judicaël.
_ Pourrais-tu développer ?
_ Le Reclus a été trois fois maudit…
« Nous avons été crées avec une âme immortelle, mais un esprit et un corps mortel. Vouloir aller à l'encontre de ces limites divines n'est pas seulement le pire blasphème qui soit, c'est une abominable folie. Déjà à l'échelle d'une vie, nous ne pouvons nous souvenir de tout ce que nous traversons, de tout ce que nous vivons. À mesure que le temps passe, nous oublions et nous perdons. Notre enfance, nos apprentissages, nos expériences. Des bribes de souvenirs qui s'amenuisent d'années en années, remplacées par ce que nous vivons dans le présent. Alors imagine à l'échelle de plusieurs vies ! C'est immanquablement perdre ses racines, les fondamentaux de sa personnalité, une régression irréversible jusqu'à la perte d'ego définitive ! Ne plus être, condamné à devenir progressivement un automate se contentant de réagir aux stimuli d'un présent éternel. Faut-il être fou pour chercher volontairement un tel destin ? Jusqu'à ce jour, ce n'était qu'une simple expérience de pensée pratiquée par de nombreux théologiens, mais le Reclus a montré la justesse de leurs raisonnements, ayant visiblement perdu tant la raison que ses facultés intellectuelles. Quant au corps, personne n'avait jamais vraiment pris la peine d'y réfléchir, mais visiblement, la même dégénérescence des plus atroces s'y appliquent…
« Et dans quel but ? L'aspiration a l'immortalité naît de la peur du changement et de la fin. Mais ce n'est qu'un leurre : ce qu'on désire réellement, c'est juste que les choses bonnes durent pour toujours. Or, en ce sens, l'immortalité n'est qu'une malédiction et un fardeau. Car c'est en fait se condamner à voir tous ceux que l'on connaît, que l'on chérit, tous ceux auxquels on tient, mourir les uns après les autres. Arpenter le monde seul, vestige oublié de temps a jamais disparus. Une solitude absolue dans un monde qui ne serait plus peuplé que de fugaces éphémères… Sans possibilité de s'attacher à qui que ce soit si n'est pour les voir dépérir et disparaître en un clin d’œil. Qui voudrait d'un tel destin ? L'Immortalité n'est pas une bénédiction mais probablement la plus terrible punition qui soit.
« Dans le cas du Reclus, la punition a même été pire que tout. Enfermé pour l'éternité dans un sous-sol, sans moyen d'en sortir, ignoré et abandonné de tous, coincé pendant des éons avec lui-même pour seule compagnie ? J'arrive à peine à imaginer l'horreur d'une telle situation, frissonna Judicaël. Quels que soient les crimes et péchés qu'aurait pu commettre le Reclus, rien ne peut justifier une telle cruauté. Et sa peine en dit long sur l'ignominie et l'immoralité de ceux qui l'ont prononcée et appliquée. Au final, je ne cautionne pas sa mise à mort gratuite et injustifié par l'Alliance. Mais s'ils l'avaient capturé vivants, ils l'auraient probablement enfermé de nouveau pour pouvoir l'étudier. Peut-être sa mort était-elle finalement l'acte le plus miséricordieux qu'on puisse lui accorder… »
La voix de Judicaël s'éteignit alors qu'il s'enfonçait dans un mutisme de mauvais augure, torturé par ses propres peurs et cauchemars. La Cardinale nota immédiatement le changement émotionnel qui s'opérait chez son petit protégé. L'isolement, la réclusion, avaient toujours constitués ses plus effroyables épouvantes. En cet instant, l'empathie et l'imagination débordante de l'Inquisiteur, qui constituaient les fondements de ses incroyables capacités de réflexions, se retournaient contre lui : il ne pouvait s'empêcher d'appréhender et imaginer pleinement toute l'horreur de l'emprisonnement du Reclus.
Fort heureusement, Victoria le connaissait depuis si longtemps qu'elle savait parfaitement comment le tirer de l'ornière avant qu'il ne perde le contrôle et ne sombre inexorablement dans une profonde crise d'angoisse. Il lui suffisait pour cela de lui donner la petite impulsion qui lui ferait dépasser ce point de blocage et reprendre un peu plus loin le cours de ses réflexions.
« Tu as évoqué de la nature du Divin, rappela tout doucement la Cardinale. Le Reclus n'a pu encaisser l'immortalité parce qu'il n'était qu'un simple mortel. Pourtant, le Mandebrume n'a pas eu l'air de souffrir des mêmes effets. Est-ce à dire que tu considérerais qu'il soit… de nature Divine ?
_ Préoccupant, n'est-ce pas ? S'amusa l'Inquisiteur.
_ Les Autorités Religieuses ne vont pas apprécier.
_ Foutaise. "Tout comme la Lumière ne peut exister sans l'Obscurité, le Bien ne peut prendre son sens qu'à l'aune du Mal". Épître de Sallazar, verset XI Les Douze constituent des Esprits Bienveillants vis-à-vis des mortels, aussi existe-t-il par dualité des Esprits Malveillants. Les Douze les ont vraisemblablement combattus et enfermés pour qu'ils ne puissent nuire, mais l'un d'entre eux semble s'être échappé de sa prison. Aussi, en l'absence des Douze, il est de notre devoir moral et spirituel de tout mettre en œuvre pour neutraliser cet Esprit Malveillant. Tout simplement.
« Maintenant, si les Autorités Religieuses préfèrent prétendre et soutenir que tout à chacun en général – et le Mandebrume en particulier – a la capacité et le potentiel pour s'élever par lui-même au rang d'Esprit, alors c'est peut-être qu'il serait plus que temps de lancer une petite inquisition pour purger ce repaire d'hérétiques.
_ Penses-tu sincèrement que le Mandebrume est un Esprit ? S'inquiéta Victoria.
_ Oui. Mais disons un proto-esprit, à ce stade, décida le jeune homme. Comment expliquer ça… Mmmmh… Si ! Supposons que demain, nous entrions en contact avec une nouvelle civilisation dans la Brume et que notre émissaire soit un type bardé d'à peu près tous les pouvoirs de cristaux qu'on a pu recenser jusqu'ici ? Les étrangers seraient sûrement abasourdis devant tant de pouvoirs et nous assimileraient probablement à une race semi-divine bénie des Esprits. Ensuite, leur propre ambassadeur vient chez nous et là, il se rend compte qu'en fait, la quasi-totalité de la population n'a juste aucun pouvoir, rien, que dalle, bernique. Il sera inévitablement enclin à penser que l'émissaire et le reste d'Uhr sont de natures différentes. Alors qu'il s'agit pourtant bien de la même souche, simplement l'un a acquis de formidables pouvoirs et pas les autres.
« Hé bien, il en va de même pour le Mandebrume. Il est de la même souche que les Esprits, les pouvoirs divins en moins. J'ignore s'il ne les a pas encore acquis ou s'il en a été dépouillé et peu importe : cela signifie que nous avons actuellement une petite fenêtre d'opportunité pour le coincer. Mais tôt ou tard, elle va se refermer et après… après, hé bien, disons que les temps deviendront sûrement très intéressants à vivre.
_ Je vois, nous devrions agir avec la plus grande célérité si nous voulons pouvoir contrer cette menace. » Opina la Cardinale.
Victoria pinça légèrement des lèvres, contrariée. Certaines éventualités n'étaient pas agréables à envisager. Mais c'était son sacerdoce de le faire à la place des bonnes gens et de prendre les mesures appropriées pour s'assurer qu'elles restent ce qu'elles étaient : uniquement des éventualités.
« Bien, hocha la tête la Cardinale. Et concernant les… "petites manigances" de Dainsbourg ?
_ Alors ça, c'est extrêmement intéressant, s'enthousiasma Judicaël.
_ Parce que tout ce qui précédait ne l'était pas, peut-être ?
_ Je veux dire, en dépit des efforts de nos nobles prédécesseurs, Dainsbourg fleurait déjà bon l'hérésie à plein nez. Non parce qu'entre lever l'obligation de baptême pour s'installer en ville et désacraliser un rite fondateur de la Foi pour en faire une simple sinécure, ces guignols ont quand même choisi la seconde option, hein ! Ce niveau de j'm'en-foutisme, franchement… Donc, en surface, foi en déliquescence. Mais en sous-sol…
« Le Saint-Siège connaissait l'existence du Mandebrume et de sa prison. Idem pour les Archives. Prison et documents qu'ils ont eu tout le loisir d'étudier pendant des siècles, soit-dit en passant. Ils ont mené des expérimentations sur les cristaux, la Brume. Je ne serai pas étonné que des Portes-brumes aient aussi joué les cobayes. Avec un brin de cynisme, on pourrait même penser que l’allégement des conditions d'implantation à Dainsbourg sur le tard ne visait finalement qu'à attirer des cerveaux d'Epistopoli et d'Opale. Il faudrait vérifier si on trouve un registre des émigrations. Bref. De toute évidence, ils ont loupé le passage "Science sans conscience n'est que ruine de l'Âme" des Saintes Écritures. Mais ce qui est notable, c'est qu'ils ont tenu tout ça secret pendant tout ce temps. Et avec un certain brio qui plus est. S'ils ne voulaient pas partager, c'est qu'ils estimaient que le fruit de leur recherche leur donnerait un avantage déterminant sur les autres Cités.
_ Et donc, que recherchaient-ils ?
_ Impossible à savoir, éluda l'Inquisiteur d'un haussement d'épaules. L'Alliance a monté une base d'étude là-bas, elle trouvera sûrement bientôt la réponse.
_ Mais tu as une idée derrière la tête, insista Victoria.
_ Sûr, toujours ! Ils voulaient probablement recréer des Esprits, asséna Judicaël.
_ Plaît-il ?
_ Il y a quelques siècles, Frederick Nietsch, un inventeur-philosophe d'Epistopoli, a proclamé : "les Esprits sont morts", digressa le Théologue. Selon lui, tant que nous autres, simples mortels, baignions dans l'ignorance, nous avons eu besoin de nous retrancher dans la superstition pour pouvoir supporter nos craintes et nos angoisses face à l'inexplicable. Ainsi l'existence d'Esprits Divins nous ayant accordé leur protection. Mais maintenant que nous avons – Epistopoli en tête, bien évidemment – inventé la science et commencé à trouver des réponses rationnels aux grandes énigmes naturelles par la démarche scientifique, nous n'avons plus besoin de la superstition et l'avons abandonné, tuant ainsi les Esprits. Symboliquement, tout du moins. En vrai, ch'uis sûr qu'il a sorti sa phrase juste pour nous faire bisquer puis qu'il a improvisé tout le raisonnement philosophique après pour faire genre que c'était pas une insulte gratuite.
« Le rapport avec Dainsbourg ? L'intuition qu'un guignol s'est dit que si la technologie avait permis de tuer les Esprits, la technologie devait pouvoir les ressusciter. Comme je l'ai dit tout à l'heure, une personne détenant l'ensemble des pouvoirs des cristaux paraîtrait aux yeux de la plèbe ignorante pour un demi-dieu. Alors si vous y ajouter une touche d'immortalité… Avec des Esprits réincarnés, foulant la terre en chair et en os, marchant au milieu des mortels les adorant avec ferveur, la Foi aurait connu un coup de fouet comme elle n'en a plus connu depuis une éternité. Sous des dehors de relâchements, Dainsbourg a cherché à percer le mystère de la Brume et des cristaux pour prendre un ascendant total et définitif sur les Quatre autres Cités. Ils ont voulu s'élever à la hauteur des Esprits et ils ont été châtié pour ça… On devrait pouvoir écrire une parabole sur cette histoire.
_ Dainsbourg a voulu pervertir sa Foi et le Châtiment Divin s'est abattue sur elle… Le Concile Œcuménique va adorer cette conclusion.
_ Aramila est restée pure et a été épargné, tu m'étonnes qu'ils vont apprécier… »
Victoria se carra plus confortablement dans son siège et passa en revue sa liste mentale pour y retrouver le dernier élément d'intérêt.
« Et concernant les Archives ? S'enquit la Cardinale.
_ Une foultitude de connaissances empilées, n'attendant que quelques universitaires pour se pencher dessus, acquiesça Judicaël. La communauté des érudits est en ébullition. On devrait se manger très rapidement une avalanche de traités en tout genre sur le sujet.
_ Le Royaume d'Yfe. Un sujet intéressant, n'est-ce pas ?
_ Oui, comme je l'ai dit, nos rats de bibliothèques sont sur les dents, la curée est imminente. Inutile de perdre du temps à y réfléchir, du coup. Mais il y a quelque chose d'encore plus intéressant concernant le Royaume d'Yfe. Quelque chose que nous avions sous les yeux depuis le début, bien avant même l'accès aux Archives.
_ Tiens donc ? S'amusa Victoria sans cacher la curiosité qui la piquait.
_ Nous autres, Inquisiteurs, sommes bien placé pour le savoir, souligna le jeune homme. Il est impossible de faire adhérer à cent pour cent une population à un concept : c'est la raison même de notre existence : traquer l'hérésie. Et malgré tous nos efforts, toute notre vigilance, ainsi que celles de nombreux autres entités d'Aramila, il a toujours été impossible d'assainir totalement la population. Il y aura toujours des malins pour penser qu'ils sont plus futés en pensant différemment du Dogme établi. Et des encore plus malins qui parviendront toujours à faire survivre et disséminer cette subversion.
« De même, on a beau appliquer la censure la plus sévère qu'il soit, impossible de nettoyer parfaitement toutes les traces de cette souillure. Il y a toujours – toujours !– des rémanences qui subsiste d'une façon ou d'une autre. Un autel maudit caché dans une grotte, un parchemin hérétique enterré dans une bibliothèque poussiéreuse, un médaillon occulte redécouvert lors d'un héritage… C'est ainsi, la perfection n'existe pas.
_ Certes, mais quel est le lien avec le Royaume d'Yfe ? Voulut savoir la Cardinale.
_ Mais c'est pourtant évident : pourquoi autant d'artefacts sous la Brume alors que nous n'avons jamais rien trouvé chez nous ? Pourquoi notre histoire ne commence-t-elle il n'y a que quelques siècles alors qu'en dehors, tout semble indiquer qu'elle est bien plus vieille ? Sérieusement, notre Histoire aurait été sciemment falsifiée, et tout le monde l'aurait accepté, à cent pour cent, sans rechigner, sans en laisser la moindre trace, sans en cacher ou oublier un bout de quoi que ce soit ? De leur plein gré ?? Impossible ! Absolument et résolument impossible ! Ce qui ne signifie qu'une chose : quelqu'un a volontairement altéré l'esprit et la matière d'Uhr pour imposer ce résultat !
_ … resta sans voix la Cardinale.
_ Un tel pouvoir pointe forcément les Esprits, poursuivit l'Inquisiteur comme s'il parlait de la pluie ou du beau temps. Mais les Bons ou les Mauvais ? Et pourquoi ? Et plus excitant : quels sont nos savoirs que nous pouvons prendre pour argent comptant et quels sont ceux qui ont été falsifiés ? Nous tenons pour acquis que la Brume aurait recouvert toute la planète, mais qu'en est-il réellement ? Il n'existe pas d'autres Cités que celles que nous connaissons mais en sommes-nous si sûrs ? Quelle certitude pouvons-nous réellement avoir dans le monde que nous connaissons – ou pensons connaître ? … C'est génial, non ? Non ?
_ Je ne crois pas que le quidam moyen soit prêt à encaisser ce genre d'interrogation, sourit tristement Victoria. Les gens normaux n'aiment pas qu'on remette en question l'ordre qu'ils estiment établis.
_ Oui, ben les gens normaux sont rasoirs, voilà tout… »
Victoria fit tournoyer le fond de son verre de vin, l'air songeuse. Finalement, elle le porta à ses lèvres et le finit d'un coup, avant de reporter son regard perçant sur Judicaël.
« Te serait-il possible de mettre toutes ces réflexions par écrit ? Voulut savoir la Cardinale.
_ Toutes ? Y'a des concepts qui ne vont pas plaire à ton collègue Xandriste…
_ Toutes, confirma Victoria. Peu importe l'amour-propre de Xandrie, le but de l'exer…
_ Ah ! S'exclama triomphalement Judicaël en claquant des doigts avant de pointer son interlocutrice du majeur.
_ Oui, soupira Victoria dans un sourire, mon contact est bien de Xandrie.
_ Nyahaha, je le savais !
_ Bref, balaya la Cardinale, le but de l'exercice était d'avoir un point de vue, disons… libéré du carcan des schémas de pensés classiques afin de nourrir les suppositions de notre groupe de réflexion. Peu importe que les issues soulevées leur conviennent ou non, nous ne pouvons pas limiter nos approches pour ménager des pudeurs déplacées.
_ Pas de soucis, je m'en occupe, affirma l'Inquisiteur. Et j'insérerai un peu d'élément humain, ça fera plaisir à la Xandrie…
_ Pour quand pourras-tu livrer cela ? » S'enquit Victoria.
Judicaël jeta un coup d’œil au bureau. Plumes et encriers étaient déjà là, stock de chandelles pour tenir la nuit…
« Papiers ? Demanda le jeune homme.
_ Heu... Deuxième tiroir de gauche, répondit Victoria. Pourq... ?
_ Tu peux aller te coucher, tu l'auras demain matin au réveil, affirma Judicaël en commençant à farfouiller dans le tiroir. Mmmh… te lève peut-être pas trop tôt non plus, quand même.
_ Tu ne vas quand même pas… ? » Commença la Cardinale.
Trop tard, le jeune homme commençait déjà à scribouiller frénétiquement son rapport, profondément plongé dans ses réflexions au point d'en ignorer la présence de sa supérieure. Il n'y eut pas long avant que les chuchotements ne reviennent tandis qu'il se lançait dans ses conciliabules personnels, sans que sa plume ne cesse de s'agiter pour autant.
Victoria ne put s'empêcher de sourire devant le spectacle. Attentive à faire le moins de bruit possible pour ne pas déranger son petit protégé, elle reposa son verre sur le premier support venu et s'éclipsa sur la pointe des pieds.
Tandis qu'elle refermait le plus délicatement possible la porte de son bureau derrière elle, la Cardinale prit mentalement note de ne pas oublier de s'occuper de Judicaël le lendemain. Le passage du Reclus allait forcément le miner moralement, il faudrait donc lui soumettre rapidement quelque chose de stimulant pour l'empêcher de ressasser et déprimer sur le sujet.
La meilleure chose serait de hâter sa future expédition dans la Brume, décida Victoria. L'expédition n'était pas prête, mais en incorporant des éléments extérieurs aux Sentinelles et à la Garde, il était possible de la compléter rapidement et de la faire partir au plus vite. Cela ferait beaucoup de bien au jeune homme.
Oui, elle allait faire cela.
C'était en effet là-bas, trônant derrière un imposant bureau en noyer, que se trouvait la Cardinale Victoria d’Andurail-Sélénée. D’aucun aimait utiliser l’expression « comme une araignée au cœur de sa toile » pour la qualifier, mais Judicaël n’était pas de cet avis : c'était une image bien trop réductrice. La Cardinale se situait bien au-delà, à un tout autre niveau. Sa présence écrasante semblait tout simplement déformer jusqu’à la réalité elle-même autour d’elle, la distordant et l'occultant pour en devenir le point central vers lequel tout convergeait, comme si le monde tout entier n’était finalement qu’un vaste tableau dont Victoria constituait l’unique point de force.
Le jeune homme se demandait parfois si, en définitive, le reste monde n’existait d'ailleurs pas que par et pour la volonté de Victoria ; si tout le reste, lui inclus, n’en était finalement que des émanations. Il avait exploré l'hypothèse sous toutes les coutures, pour en conclure qu'en plus d'être irréfutable cette éventualité ne le dérangeait, somme toute, absolument pas.
Dès l’entrée de Judicaël dans la pièce, Victoria se leva pour aller à sa rencontre et l’accueillir chaleureusement. Qu’importe le décorum, les responsabilités ou la dignité de sa charge : la Cardinale avait toujours veillé à continuer d'entretenir le lien particulier qui l’unissait à l’Inquisiteur. D’une certaine façon, à ses yeux, il serait toujours l’enfant timide et un peu gauche, perdu dans une écurie, qu’il lui fallait rassurer, encourager et guider sur la bonne voie. De la même façon que, pour Judicaël, Victoria serait toujours ce qui incarnerait le mieux le concept de mère à ses yeux d'orphelin.
Finalement, la Cardinale invita son protégé à s'installer à sa place derrière le bureau. Le jeune homme ne se fit pas prier : il avait déjà remarqué l'épaisse liasse de feuillets reliés posé dessus. Il parcourut le titre et haussa un sourcil interrogateur.
« Le compte-rendu de l'expédition de l'Alliance à Dainsbourg ? Demanda l'Inquisiteur, n'osant trop y croire.
_ Une synthèse d'éléments réunis par l'un de mes… associés, acquiesça Victoria. Il souhaiterait que tu y jettes un œil.
_ Tu me connais, ce n'est pas le genre de truc qu'il faut me dire deux fois… mais pourquoi ?
_ Il a beaucoup apprécié ton approche novatrice du dilemme de la Brume et de la Malice, expliqua la Cardinale en se servant un verre de vin. Il aimerait que tu utilises ton fameux sens critique sur les événements de Dainsbourg.
_ Oh. Très bien, voyons cela. »
Le jeune homme entreprit de commencer la lecture. De toute évidence, ce n'était pas un document d'Aramila, mais Judicaël s'en doutait : Victoria disposait d'un vaste réseau d'informations y compris hors de la cité. À première vue, il aurait opté pour la Xandrie, mais c'était peut-être aussi juste une retranscription des supports hérétiques d'Opale ou d'Espistopoli. Et puis, bien vite, l'origine n'eut plus aucune importance, s'effaçant devant le contenu.
Pendant ce temps, la Cardinale avait pris place sur l'un des confortables sièges habituellement réservés à ses visiteurs et observa avec satisfaction son protégé à l’œuvre. Il dévorait littéralement le document, à une vitesse telle qu'on aurait pu croire qu'il n'en lisait pas réellement le contenu. Mais Victoria savait qu'il n'en loupait pas un mot, pas une miette d'information.
Très vite, un concert de chuchotements se fit entendre, alors que Judicaël échangeait avec ses reflets. La Cardinale avait préparé le terrain en connaissance de cause : la carafe de vin, le verre à destination de l'Inquisiteur – qu'il avait complètement dédaigné, à son habitude – les encriers en métal poli, la lame du coupe-papier négligemment laissé sur le bureau… Victoria lui avait laissé de quoi faire. Elle-même n'était sûre de rien concernant ce phénomène, mais elle avait l'intuition qu'en discutant avec ses reflets, Judicaël canalisait plus facilement ses pensées et réfléchissait plus vite et plus efficacement. Pourquoi et comment n'entraient donc pas en ligne de compte à ses yeux : ce qui comptait, c'était le résultat.
Il fallut un bon quart d'heure à l'Inquisiteur pour avaler et digérer l'ensemble du document. Pendant tout ce temps, Victoria était restée assise, silencieuse, patiente et attentive. Finalement, le jeune homme releva la tête.
« Ça vient de Xandrie, n'est-ce pas ?
_ Peu importe d'où cela vient, balaya Victoria.
_ Mais si, c'est forcément eux. C'est évident, c'est centré sur l'élément humain ! Y'a qu'eux pour avoir foi comme ça dans les gens.
_ Là n'est pas la question, éluda la Cardinale. Qu'en penses-tu ?
_ Tu sais que ce n'est pas un document de première main, hein ? C'est une synthèse, issue d'un résumé, à partir d'une collecte de fragments, d'une compilation de rumeurs, d'un ensemble de témoignages indirects On est littéralement en train de jouer au téléphone gobelin, là.
_ Je sais.
_ Tout ce que je peux en tirer et extrapoler n'a donc potentiellement rien à voir avec la réalité et repose potentiellement sur des bases de connaissances erronées ou parcellaires, voire des sommes de demi-vérités.
_ Je sais.
_ Et je vais y rajouter mon propre filtre de perception, qui en déformera encore davantage le matériau de base, au risque de perdre tout lien réel.
_ Peu importe, le coupa la Cardinale. Mon contact est au courant de l'ensemble des biais introduit par ces chaînes de réflexions successives. Ce sera pris en compte. Et sachant cela, il désire tout de même avoir ton avis, en toute connaissance de cause.
_ Il est de Xandrie, ton contact, hein ?
_ Son origine n'est pas pertinente. Il est curieux de voir ce que tu peux tirer de cette masse d'informations. Moi de même. Alors ? »
Judicaël se cala plus profondément dans le siège et rejeta la tête en arrière. Après un court instant, il reprit la parole.
« Bon, résumons les événements, annonça le jeune homme d’une voix neutre. La terre a grondé le 10 Phtélior. Épicentre : la ville perdue de Dainsbourg, ensevelie sous la brume il y a maintenant trente ans. Panique des quatre Cités, l’Alliance se réactive et envoie une expédition tirer au clair ce qu’il s’est passé sur place. Elle se met en route le 21 Ioggmar.
La petite équipe voyage jusqu’à Dainsbourg sans problème notable. La ville étant réputée zone dangereuse, l’expédition se divise pour tenter trois approches par des voies différentes : via le Fleuve, les Souterrains et la Grande Porte.
L’équipe du Fleuve est traîtreusement attaquée par cinq soldats d’Epistopoli. En parallèle, leur chef, le sergent Stolos, un porte-brume alliant technologie d’Epistopoli et un pouvoir de type Cognition lui permettant de voir le futur, tente de piéger l’équipe des Souterrains avec une monstruosité prisonnière depuis des éons : le Reclus. Il s’avère que les traîtres agissent pour le Treizième Cercle, au nom du Mandebrume.
La force expéditionnaire parvient à se regrouper et se sépare en deux : le premier groupe poursuit Stolos jusqu’aux Archives et l’empêche d’y mettre le feu. Ils capturent Stolos plus mort que vif, parviennent à l’interroger et apprennent qu’Epistopoli "a eu l’honneur de devenir la première conquête" du Mandebrume. De son côté, le second groupe poursuit le Reclus échappé et le mette à mort sans autre forme de procès, et ce malgré d'incroyables capacités de régénération. Ils extraient de son cadavre un cristal contenant un pouvoir non-répertorié de classe Divin, vraisemblablement en lien avec l’Immortalité.
L’Alliance parvient finalement à établir un camp de base sécurisé à Dainsbourg, qui offre accès à des mines d’informations cachées dans les Archives, comme l’existence de l’antique Royaume d'Yfe, tandis que les Souterrains révèlent ce qui semble être les restes de la précédente enveloppe corporelle du Mandebrume. L’opération est donc un franc succès, happy end. »
Victoria ne put s’empêcher de retenir un sourire. Les principaux concernés ne résumeraient probablement les choses ainsi, mais on ne condensait pas aussi facilement plusieurs pages de rapports.
« Et donc, qu’en penses-tu ? » Voulut savoir la Cardinale.
Judicaël inclina la tête pour lui faire face et rajusta ses lunettes du bout des doigts.
« C’est du flan. » Asséna le jeune homme.
Délicat haussement de sourcil de la part de Victoria soulignant son incompréhension et invitant son protégé à expliciter. Ce dernier ne se fit bien évidemment pas prier.
« En premier lieu, à ce stade, la mission est purement et simplement un échec, signala l’Inquisiteur. Et je sais que c’est profondément injuste dit comme ça pour tous ceux qui ont sué sang et eau pour la mener à bien, hein… Mais le fait est qu’on ne sait toujours pas ce qui a provoqué le tremblement de terre initial. Sa localisation au beau milieu de Dainsbourg ne peut pas être une coïncidence mais, à date, on ignore ce qu’il s’est passé, on ignore de quoi il est annonciateur, on ignore s’il va se reproduire, ni quand, ni surtout où. Or si quelqu’un ou quelque chose dispose du pouvoir de provoquer des tremblements de terre, on devrait s’en inquiéter avant qu’il ne recommence, plutôt qu’après.
Bon, c’est de bonne guerre, l’Alliance était plutôt moribonde avant ces événements, c'est une occasion inespérée pour elle de passer pour les grands vainqueurs et redorer son blason. Simplement, j’espère juste qu’en interne, ils ne perdent pas de vue cet objectif. »
Victoria hocha la tête. Son contact n’aimerait effectivement pas ce genre de conclusion, mais il était vrai que les nombreuses révélations mises à jour ne devait pas occulter la menace à l’origine même de l’expédition.
« Et concernant le commando du Treize ? Enchaîna la Cardinale.
_ Une diversion ou un stratagème, rétorqua immédiatement l’Inquisiteur.
_ Pourrais-tu détailler ?
_ Pour commettre un forfait, il faut impérativement trois éléments, rappela Judicaël. Un besoin, des moyens et une opportunité. Le besoin ? Stolos et ses sbires ont été envoyés cacher les traces du Mandebrume et brûler les archives de Dainsbourg pour empêcher l’Alliance d’en savoir plus sur l’Origine. Les moyens… Juste cinq soldats d’Epistopoli et leur sergent ? Sérieusement ?
« Pour rappel, le Treizième Cercle n’est pas considéré comme une organisation dangereuse ou illégale à Epistopoli. Ils ont pignon sur rue et de nombreux suivants et sympathisants, y compris des gens haut-placés, des gens influents, des gens qui ont l'oreille et l'attention de certains décideurs, voire peut-être même des décideurs tout court. Et ils n'ont pu envoyer que six pauvres diables pour arrêter l’expédition ? Alors qu’ils avaient les moyens de déployer une ou même plusieurs divisions de soldats ? C’est incohérent et illogique. Quand on a une tâche cruciale à accomplir, on s’en donne les moyens. Je ne peux pas croire que le Cercle ait traité cette mission avec autant de désinvolture, ça ne colle pas. Pas au vu des enjeux.
« Et puis surtout : l’opportunité. Cela fait trente ans depuis l’ensevelissement de Dainsbourg sous la Brume. En trente ans, le Mandebrume et les Treize ne se seraient jamais souciés d’y effacer leurs traces ? Et paf, tremblement de terre, l’Alliance qui veut enquêter, vite-vite, il faut agir en urgence de façon désespérée ? Non, non, ça non plus, ça ne colle pas à mes yeux. S’il y avait quoi que ce soit de critique là-bas, ils s’en seraient occupé depuis bien longtemps. Donc… toute cette histoire n’est qu’un vaste piège tendu aux Quatre Cités.
_ Mais si piège il y a, quel en serait la teneur ? Se demanda Victoria.
_ Première option, le vieil adage de l’Inquisition : "s’il y a de l’animation, vérifie qu’il ne s’agit pas d’une diversion", cita Judicaël en ponctuant la citation d’un index levé. Tout ceci n’est peut-être qu’un gigantesque leurre pour capter et fixer notre attention loin de leur prochain objectif. Un tour de prestidigitateur : une touche de boniment, quelques gestes ésotériques d’une main qui s’agite sous le nez du spectateur crédule pour capter son attention pendant que l'autre s’emploie à faire disparaître la pièce, manipuler les cartes… En mettant en exergue Dainsbourg, le Cercle était certain de capter l’attention des Quatre Cités. La trahison d’une poignée de soldats, c’est la main qui s’agite – regardez, regardez, il se passe des trucs ! Et en nous lâchant Epistopoli en pâture, c’est le boniment qu’on nous sert : votre attention s'il vous plaît, écoutez-moi, focalisez votre esprit dessus, ne réfléchissez surtout pas au reste… Toutes les conditions réunies pour provoquer un angle mort cognitif dans lequel s’engouffre la main gauche pour pouvoir y agir en toute discrétion, à l’abri de notre perception.
_ Auquel cas, la question cruciale devient : que ferait donc cette main gauche ?
_ Impossible de le savoir, c’est dans notre angle mort, soupira l’Inquisiteur en haussant les épaules, fataliste. Mais si je devais parier, cela concernerait sûrement la Xandrie.
_ Tiens donc ?
_ Simple élimination, balaya le jeune homme. Ils nous ont donné Epistopoli, donc tout le monde va s’alarmer sur le sujet. Mais par effet de bord, les différents organismes de sécurité d’Opale et d’Aramila vont se mettre en alerte maximum et surveiller ce qu’il se passe chez eux comme le lait sur le feu. Aramila, pour des raisons évidentes : si le Cercle a noyauté Epistopoli, la guerre n’est plus très loin. Ils ont échoué la dernière fois faute d’une trop grande résistance. S’ils doivent recommencer, ils tenteront de nous miner intérieurement au préalable. Pour Opale, ils sont sensiblement dans la même situation qu'Epistopoli : le Cercle y a toute latitude pour mener ses petites affaires au grand jour. Même cause, même effet : Opale pourrait être la prochaine à tomber dans l'escarcelle du Mandebrume. C'est peut-être même déjà en cours. Ils ne vont pas se laisser faire gentiment – je serais d'ailleurs curieux de voir si la légalité du Cercle ne va pas être remis en cause.
« Reste la Xandrie : le Cercle y est déjà interdit et illégal, quant à Epistopoli, leur relation sont pour ainsi dire inexistantes. Oh, ils ne vont pas rester à rien faire non plus, bien sûr. Mais sans danger immédiat, il y a fort à parier qu'ils se contentent de quelques mesurettes bien insuffisantes tout en estimant de bonne foi avoir pris "les mesures adéquates". Et ils seront Gros-Jean comme devant quand ça leur pétera à la gueule. Avec le concert "qui aurait pu prévoir", "comment pouvait-on se douter", "si seulement on avait su"… Tsss… Lamentable.
« Enfin… Tout ça, c'est de la spéculation gratuite : fondamentalement, ça ne sert à rien de faire diversion quand on se trouve déjà sous les radars, ce qui était effectivement le cas du Cercle. 'fin, jusqu'à ce qu'ils se rappellent à notre bon souvenir et se hissent au rang d'ennemis publiques numéro 1 des quatre cités, s'aliénant dans la foulée Epistopoli et Opale qui n'avaient pourtant guère de dents contre eux. C'est pour cela que la deuxième option a davantage ma préférence !
_ Le stratagème… » Se remémora Victoria.
La Cardinale se resservit une coupe de vin avant de se carrer plus confortablement dans son siège. Elle appréciait toujours le spectacle de son petit protégé se lançant dans des raisonnements délirants – mais bien souvent non dénués de fondements.
« Le point critique, reprit derechef Judicaël, c'est le timing. Si cela fait trente ans que le Mandebrume s'est évadé de sa prison, pourquoi agir maintenant ? De même, si le Cercle avait connaissance des Archives depuis tout ce temps, pourquoi vouloir l'effacer maintenant ? Rien de tout cela ne colle, excepté si l'objectif de toute cette opération était de manipuler l'Alliance. Auquel cas, les Treize ont totalement atteint leur objectif : les Cités vont charger tête baissée…
_ Qui dit manipulation dit manipulateur, signala Victoria. Qui serait le maître-d’œuvre ?
_ Stolos, affirma l'Inquisiteur sans l'ombre d'une hésitation.
_ Le sergent ?
_ Oui. En premier lieu, il y a toutes les informations qu'il a gentiment lâchées après sa défaite. Cela ressemble au dernier baroud d'un fanatique, mais c'est sensiblement différent. Les fanatiques vaincus ont des réactions assez archétypales : ceux qui sombre dans l'extase religieuse en mode "vous ne pouvez pas m'atteindre bande de nuls car je m'en vais pour un monde meilleur", ceux qui menacent des pires représailles façons "l'Esprit que je sers est trop puissant et viendra tous vous savater bande de mécréants, tremblez et désespérez !" et ceux du type prosélyte qui tenteront jusqu'à la fin de vous retourner contre votre camp.
« En premier lieu, on pourrait penser que Stolos faisait partie du troisième type, sauf que ce n'était pas un prosélyte : il a tout de suite tenté l'élimination. Un vrai prosélyte aurait plus probablement guidé l'expédition jusqu'à restes fossilisés du Mandebrume pour ébranler les certitudes de tout ou partie du groupe et instiller le doute en eux. Le Sergent ne s'est pas placé une seule fois dans cette optique. Il était en mission, c'était donc un type un ou deux.
« Ajoutons à cela son journal intime… Sérieusement ? Je veux dire, personne ne tient réellement de journal intime, encore moins pour y écrire des informations sensibles sur son organisation et ses actions répréhensibles. Et même en admettant que le Sergent soit assez stupide pour faire ce genre de chose : pourquoi ne l'aurait-il pas cramé dans sa tentative d'incendie des Archives ? Et les pages manquantes ? Quelqu'un les aurait récupéré pour les ramener au Cercle ? En déchirant juste pile-poil les pages intéressantes au lieu de ramener directement tout le bouquin ? Non, non, ça ne tient pas debout une seule seconde. Les informations données par Stolos, celle de son journal, tout cela a été offert sciemment sur un plateau à l'Alliance.
_ Une mystification ?
_ Totalement : rappelle-toi que Stolos disposant d'un pouvoir de cognition lui permettant de voir le futur. Son rôle était donc de provoquer un dénouement particulier à cette opération. Cela explique d'ailleurs le peu d'opposition rencontrée par l'expédition au regard des moyens qu'auraient pu et dû déployer le Cercle. Il fallait juste assez d'opposition pour que cela paraisse difficile, mais pas assez pour que l'Alliance puisse perdre. Il fallait qu'ils aient l'impression d'obtenir ces informations au péril de leur vie, de les gagner de haute lutte. Une mise en scène pour endormir leur méfiance, leur donner l'impression d'avoir légitimement gagné et d'obtenir enfin un coup d'avance sur le Cercle.
_ Mais pour quel objectif ?
_ La Bibliothèque d'Omniscience. Hulule. L'autre esprit a priori emprisonné d'une façon ou d'une autre sous Epistopoli. Hmmm… Est-ce que les Treize vont se renommer Quatorze avec cette nouvelle entité, d'ailleurs ? Comme je l'ai déjà dit, la clef, c'est le timing. Au bout de trente ans de recherche, le Cercle est tombé sur un os. Soit ils n'arrivent pas à trouver la Bibliothèque d'Omniscience, soit ils n'arrivent pas à franchir un obstacle pour l'atteindre. Dans tous les cas, ils ont besoin d'aide pour y parvenir mais n'ont pas d'alliés : c'est donc là qu'intervient l'Alliance. En nous laissant penser qu'ils sont sur cette piste et que, "holàlà, on serait drôlement bien embêté si les Cités la découvraient avant nous", ils viennent de nous mettre en chasse et vont nous laisser faire leur sale boulot, quel qu'il soit. Et eux tâcheront de rafler la mise sous notre nez au dernier moment.
_ Mais pourquoi l'Alliance ?
_ Deux raisons. Non, trois, même ! Se reprit Judicaël avec excitation. D'abord, le Cercle a certes probablement plus d'affidés et de ressources, mais pour devenir un Treize, il faut disposer de certains pré-requis qui limitent drastiquement le vivier de recrutement : anti-clérical convaincu, avide de pouvoir, paré à en découdre avec Aramila et Xandrie, ce genre de chose… L'Alliance recrute plus large, au sein des quatre cités et dispose de ce fait d'esprits plus éclectiques et des compétences résolument pratiques très variées. Qualitativement, il n'y a tout simplement pas de comparaison possible. Ensuite, l'Alliance est une organisation publique qui se trimballe pas moins de quatre tutelles différentes : il n'y a donc pas plus facile à espionner. La preuve : on aurait jamais du avoir accès à ce rapport, normalement. Il sera donc facile pour le Cercle de se tenir aux courants des avancées des investigations pour intervenir au meilleur moment. Et cerise sur le gâteau, l'organisation était en perte de vitesse et a encore cruellement besoin de succès flamboyants pour redorer son blason. Une cible facile et prévisible. La candidate parfaite pour une mystification.
_ Alors… Ne ferions-nous pas mieux de ne pas entrer dans leur jeu ? Se demanda ouvertement Victoria.
_ À court terme, peut-être, convint l'Inquisiteur dans un haussement d'épaule. Mais rien ne nous dit qu'ils ne finiront pas par trouver un moyen d'arriver à leurs fins même sans l'aide de l'Alliance. Pour ce que nous en savons, le Mandebrume n'est visiblement pas perméable au temps : quand bien même ça lui prendrait des siècles, il finira forcément par atteindre ses objectifs si on ne fait rien pour l'arrêter. Il faut simplement y aller, tout en étant conscient que le Cercle tentera de nous damer le pion. À l'Alliance de prendre les mesures qui s'imposent pour éviter que cela n'arrive. »
Victoria hocha la tête avant d'avaler une gorgée de vin, perdue dans ses pensées. Elle réfléchissait probablement aux tenants et aboutissants diplomatiques des réflexions soulevées par Judicaël. Finalement, après quelques secondes, elle reposa son regard sur son petit protégé.
« Assez parlé du Cercle, décida la Cardinale. Je voudrais maintenant avoir ton opinion sur les deux découvertes de Dainsbourg mises à jour par l'expédition.
_ Trois, rectifia derechef Judicaël.
_ Trois ? Répéta Victoria dans un froncement de sourcils.
_ La Prison, le Reclus et… les petites manigances passées de Dainsbourg.
_ Bien vu, abonda la Cardinale. Va pour trois. Commençons donc par la Prison.
_ Un sujet diablement intéressant. D'après les notes, la Prison est d'un type que nous ne maîtrisons pas. Du genre spéciale et bien solide. Selon Stolos, il s'agissait de la prison du Mandebrume et je serais plutôt enclin à le croire sur ce coup-là. Premier constat, on y a retrouvé une paire de bras fossilisés et les barreaux intacts. Si le Mandebrume est effectivement capable de se désincarner et de posséder un corps à volonté, ça ne sera pas facile de le coincer et encore moins de s'en débarrasser. Cependant, ce qui m'intrigue, c'est le corps d'origine : pourquoi le reste n'est-il pas présent et fossilisé, lui-aussi ? S'il s'est décomposé, où sont les os ? S'il a disparu, pourquoi ? Et pourquoi pas les bras ? Y'a-t-il encore un lien entre l'esprit du Mandebrume et cette partie fossilisée ? Trop d'hypothèses, trop de possibilités, peu d'intérêt à ce stade, mais à garder en tête car nous avons là la première pièce de son puzzle. Il nous faudra plus d'informations pour démêler cet écheveau.
« Le second constat, c'est qu'il était emprisonné sous Dainsbourg et le jour où il s'évade, la Brume engloutit la Cité et ses environs. Le Mandebrume disposerait de pouvoirs sensiblement égaux aux Esprits – en tout cas, qui dépassent largement ceux du commun des mortels… Mais en fait, je ne pense pas qu'il commande directement à la Brume, se prit à songer subitement Judicaël, les yeux dans le vague. J'ai du mal à mettre le doigt dessus, mais ça ne me paraît pas coller… Le timing ! Explosa soudainement l'Inquisiteur en claquant brusquement des doigts. S'il commandait la Brume aussi facilement, pourquoi n'a-t-il pas englouti d'autres villes depuis tout ce temps ? Ou bien ne serait-ce que morceler des zones ici ou là pour attiser un sentiment d'angoisse et de désespoir propice à se poser lui-même ouvertement en sauveur du monde ? Tout le monde l'aurait adulé, il n'aurait plus eu besoin de ses petites manigances ou celle du Cercle ! Non, il se pourrait peut-être inversement que le lien se trouve plutôt entre la Prison – ou plutôt sa rupture – et la Brume. Et si la Prison avait fait partie d'un vaste système conçu pour repousser la Brume ? Tirant son énergie du prisonnier ? Plus de prisonnier, plus de protection, bonjour la Brume ! Et sachant qu'Hulule serait du même type que le Mandebrume, mais transfiguré sous la forme de la Bibliothèque d'Omniscience, quelque part sous Epistopoli… Se pourrait-il que se trouve en fait sous chacune des quatre cités un simili-Esprit emprisonné, voué à alimenter pour l'éternité une construction ésotérique repoussant la Brume ?
_ Des esprits chagrins pourraient hurler à l'hérésie face à de tels propos, chuchota gentiment la Cardinale.
_ On reformulera pour eux façon "les Esprits, dans leur infinie sagesse, ont légué des divins artefacts aux mortels pour protéger leurs cités, grâce soit rendue à leur formidable bonté"… Tout est question de formulation, avec les esprits chagrins Bref, certes, ce n'est encore qu'une spéculation gratuite à ce stade, mais le point important, c'est qu'en ce cas, cette protection se manifeste via une existence physique. Elle peut donc être endommagée, sabotée ou anéantie… comme ce qui est arrivé à Dainsbourg. Peut-être que les études de la Prison de Dainsbourg pourront invalider cette théorie, mais en attendant…
_ En attendant, elle semble effectivement dangereusement plausible, convint Victoria. La protection d'un tel artefact devrait être notre priorité absolue… néanmoins, c'est peut-être justement le sceau du secret qui constitue sa meilleure défense.
_ Sauf pour Epistopoli, qui est la prochaine sur la liste, rappela Judicaël. L'Alliance et le Cercle vont s'en donner à cœur joie pour trouver Hulule. Qui sait ce qui se passera à ce moment-là ? … À tout le moins, si Epistopoli se fait subitement engloutir par la Brume après que l'Alliance ait identifié la position de la Bibliothèque, on sera fixé sur la validité de cette hypothèse… Et mieux vaut eux que nous, pour le coup… »
Les deux Chevaliers Orthodoxes échangèrent un regard entendu et un sourire complice. L'Ordre avait beau être réformé, imaginer le pire pour ce repaire d'hérétiques était toujours hautement satisfaisant, à défaut d'être totalement éthique.
« Et concernant le Reclus ? S'enquit Victoria.
_ La nature du Divin, lâcha abruptement Judicaël.
_ Pourrais-tu développer ?
_ Le Reclus a été trois fois maudit…
« Nous avons été crées avec une âme immortelle, mais un esprit et un corps mortel. Vouloir aller à l'encontre de ces limites divines n'est pas seulement le pire blasphème qui soit, c'est une abominable folie. Déjà à l'échelle d'une vie, nous ne pouvons nous souvenir de tout ce que nous traversons, de tout ce que nous vivons. À mesure que le temps passe, nous oublions et nous perdons. Notre enfance, nos apprentissages, nos expériences. Des bribes de souvenirs qui s'amenuisent d'années en années, remplacées par ce que nous vivons dans le présent. Alors imagine à l'échelle de plusieurs vies ! C'est immanquablement perdre ses racines, les fondamentaux de sa personnalité, une régression irréversible jusqu'à la perte d'ego définitive ! Ne plus être, condamné à devenir progressivement un automate se contentant de réagir aux stimuli d'un présent éternel. Faut-il être fou pour chercher volontairement un tel destin ? Jusqu'à ce jour, ce n'était qu'une simple expérience de pensée pratiquée par de nombreux théologiens, mais le Reclus a montré la justesse de leurs raisonnements, ayant visiblement perdu tant la raison que ses facultés intellectuelles. Quant au corps, personne n'avait jamais vraiment pris la peine d'y réfléchir, mais visiblement, la même dégénérescence des plus atroces s'y appliquent…
« Et dans quel but ? L'aspiration a l'immortalité naît de la peur du changement et de la fin. Mais ce n'est qu'un leurre : ce qu'on désire réellement, c'est juste que les choses bonnes durent pour toujours. Or, en ce sens, l'immortalité n'est qu'une malédiction et un fardeau. Car c'est en fait se condamner à voir tous ceux que l'on connaît, que l'on chérit, tous ceux auxquels on tient, mourir les uns après les autres. Arpenter le monde seul, vestige oublié de temps a jamais disparus. Une solitude absolue dans un monde qui ne serait plus peuplé que de fugaces éphémères… Sans possibilité de s'attacher à qui que ce soit si n'est pour les voir dépérir et disparaître en un clin d’œil. Qui voudrait d'un tel destin ? L'Immortalité n'est pas une bénédiction mais probablement la plus terrible punition qui soit.
« Dans le cas du Reclus, la punition a même été pire que tout. Enfermé pour l'éternité dans un sous-sol, sans moyen d'en sortir, ignoré et abandonné de tous, coincé pendant des éons avec lui-même pour seule compagnie ? J'arrive à peine à imaginer l'horreur d'une telle situation, frissonna Judicaël. Quels que soient les crimes et péchés qu'aurait pu commettre le Reclus, rien ne peut justifier une telle cruauté. Et sa peine en dit long sur l'ignominie et l'immoralité de ceux qui l'ont prononcée et appliquée. Au final, je ne cautionne pas sa mise à mort gratuite et injustifié par l'Alliance. Mais s'ils l'avaient capturé vivants, ils l'auraient probablement enfermé de nouveau pour pouvoir l'étudier. Peut-être sa mort était-elle finalement l'acte le plus miséricordieux qu'on puisse lui accorder… »
La voix de Judicaël s'éteignit alors qu'il s'enfonçait dans un mutisme de mauvais augure, torturé par ses propres peurs et cauchemars. La Cardinale nota immédiatement le changement émotionnel qui s'opérait chez son petit protégé. L'isolement, la réclusion, avaient toujours constitués ses plus effroyables épouvantes. En cet instant, l'empathie et l'imagination débordante de l'Inquisiteur, qui constituaient les fondements de ses incroyables capacités de réflexions, se retournaient contre lui : il ne pouvait s'empêcher d'appréhender et imaginer pleinement toute l'horreur de l'emprisonnement du Reclus.
Fort heureusement, Victoria le connaissait depuis si longtemps qu'elle savait parfaitement comment le tirer de l'ornière avant qu'il ne perde le contrôle et ne sombre inexorablement dans une profonde crise d'angoisse. Il lui suffisait pour cela de lui donner la petite impulsion qui lui ferait dépasser ce point de blocage et reprendre un peu plus loin le cours de ses réflexions.
« Tu as évoqué de la nature du Divin, rappela tout doucement la Cardinale. Le Reclus n'a pu encaisser l'immortalité parce qu'il n'était qu'un simple mortel. Pourtant, le Mandebrume n'a pas eu l'air de souffrir des mêmes effets. Est-ce à dire que tu considérerais qu'il soit… de nature Divine ?
_ Préoccupant, n'est-ce pas ? S'amusa l'Inquisiteur.
_ Les Autorités Religieuses ne vont pas apprécier.
_ Foutaise. "Tout comme la Lumière ne peut exister sans l'Obscurité, le Bien ne peut prendre son sens qu'à l'aune du Mal". Épître de Sallazar, verset XI Les Douze constituent des Esprits Bienveillants vis-à-vis des mortels, aussi existe-t-il par dualité des Esprits Malveillants. Les Douze les ont vraisemblablement combattus et enfermés pour qu'ils ne puissent nuire, mais l'un d'entre eux semble s'être échappé de sa prison. Aussi, en l'absence des Douze, il est de notre devoir moral et spirituel de tout mettre en œuvre pour neutraliser cet Esprit Malveillant. Tout simplement.
« Maintenant, si les Autorités Religieuses préfèrent prétendre et soutenir que tout à chacun en général – et le Mandebrume en particulier – a la capacité et le potentiel pour s'élever par lui-même au rang d'Esprit, alors c'est peut-être qu'il serait plus que temps de lancer une petite inquisition pour purger ce repaire d'hérétiques.
_ Penses-tu sincèrement que le Mandebrume est un Esprit ? S'inquiéta Victoria.
_ Oui. Mais disons un proto-esprit, à ce stade, décida le jeune homme. Comment expliquer ça… Mmmmh… Si ! Supposons que demain, nous entrions en contact avec une nouvelle civilisation dans la Brume et que notre émissaire soit un type bardé d'à peu près tous les pouvoirs de cristaux qu'on a pu recenser jusqu'ici ? Les étrangers seraient sûrement abasourdis devant tant de pouvoirs et nous assimileraient probablement à une race semi-divine bénie des Esprits. Ensuite, leur propre ambassadeur vient chez nous et là, il se rend compte qu'en fait, la quasi-totalité de la population n'a juste aucun pouvoir, rien, que dalle, bernique. Il sera inévitablement enclin à penser que l'émissaire et le reste d'Uhr sont de natures différentes. Alors qu'il s'agit pourtant bien de la même souche, simplement l'un a acquis de formidables pouvoirs et pas les autres.
« Hé bien, il en va de même pour le Mandebrume. Il est de la même souche que les Esprits, les pouvoirs divins en moins. J'ignore s'il ne les a pas encore acquis ou s'il en a été dépouillé et peu importe : cela signifie que nous avons actuellement une petite fenêtre d'opportunité pour le coincer. Mais tôt ou tard, elle va se refermer et après… après, hé bien, disons que les temps deviendront sûrement très intéressants à vivre.
_ Je vois, nous devrions agir avec la plus grande célérité si nous voulons pouvoir contrer cette menace. » Opina la Cardinale.
Victoria pinça légèrement des lèvres, contrariée. Certaines éventualités n'étaient pas agréables à envisager. Mais c'était son sacerdoce de le faire à la place des bonnes gens et de prendre les mesures appropriées pour s'assurer qu'elles restent ce qu'elles étaient : uniquement des éventualités.
« Bien, hocha la tête la Cardinale. Et concernant les… "petites manigances" de Dainsbourg ?
_ Alors ça, c'est extrêmement intéressant, s'enthousiasma Judicaël.
_ Parce que tout ce qui précédait ne l'était pas, peut-être ?
_ Je veux dire, en dépit des efforts de nos nobles prédécesseurs, Dainsbourg fleurait déjà bon l'hérésie à plein nez. Non parce qu'entre lever l'obligation de baptême pour s'installer en ville et désacraliser un rite fondateur de la Foi pour en faire une simple sinécure, ces guignols ont quand même choisi la seconde option, hein ! Ce niveau de j'm'en-foutisme, franchement… Donc, en surface, foi en déliquescence. Mais en sous-sol…
« Le Saint-Siège connaissait l'existence du Mandebrume et de sa prison. Idem pour les Archives. Prison et documents qu'ils ont eu tout le loisir d'étudier pendant des siècles, soit-dit en passant. Ils ont mené des expérimentations sur les cristaux, la Brume. Je ne serai pas étonné que des Portes-brumes aient aussi joué les cobayes. Avec un brin de cynisme, on pourrait même penser que l’allégement des conditions d'implantation à Dainsbourg sur le tard ne visait finalement qu'à attirer des cerveaux d'Epistopoli et d'Opale. Il faudrait vérifier si on trouve un registre des émigrations. Bref. De toute évidence, ils ont loupé le passage "Science sans conscience n'est que ruine de l'Âme" des Saintes Écritures. Mais ce qui est notable, c'est qu'ils ont tenu tout ça secret pendant tout ce temps. Et avec un certain brio qui plus est. S'ils ne voulaient pas partager, c'est qu'ils estimaient que le fruit de leur recherche leur donnerait un avantage déterminant sur les autres Cités.
_ Et donc, que recherchaient-ils ?
_ Impossible à savoir, éluda l'Inquisiteur d'un haussement d'épaules. L'Alliance a monté une base d'étude là-bas, elle trouvera sûrement bientôt la réponse.
_ Mais tu as une idée derrière la tête, insista Victoria.
_ Sûr, toujours ! Ils voulaient probablement recréer des Esprits, asséna Judicaël.
_ Plaît-il ?
_ Il y a quelques siècles, Frederick Nietsch, un inventeur-philosophe d'Epistopoli, a proclamé : "les Esprits sont morts", digressa le Théologue. Selon lui, tant que nous autres, simples mortels, baignions dans l'ignorance, nous avons eu besoin de nous retrancher dans la superstition pour pouvoir supporter nos craintes et nos angoisses face à l'inexplicable. Ainsi l'existence d'Esprits Divins nous ayant accordé leur protection. Mais maintenant que nous avons – Epistopoli en tête, bien évidemment – inventé la science et commencé à trouver des réponses rationnels aux grandes énigmes naturelles par la démarche scientifique, nous n'avons plus besoin de la superstition et l'avons abandonné, tuant ainsi les Esprits. Symboliquement, tout du moins. En vrai, ch'uis sûr qu'il a sorti sa phrase juste pour nous faire bisquer puis qu'il a improvisé tout le raisonnement philosophique après pour faire genre que c'était pas une insulte gratuite.
« Le rapport avec Dainsbourg ? L'intuition qu'un guignol s'est dit que si la technologie avait permis de tuer les Esprits, la technologie devait pouvoir les ressusciter. Comme je l'ai dit tout à l'heure, une personne détenant l'ensemble des pouvoirs des cristaux paraîtrait aux yeux de la plèbe ignorante pour un demi-dieu. Alors si vous y ajouter une touche d'immortalité… Avec des Esprits réincarnés, foulant la terre en chair et en os, marchant au milieu des mortels les adorant avec ferveur, la Foi aurait connu un coup de fouet comme elle n'en a plus connu depuis une éternité. Sous des dehors de relâchements, Dainsbourg a cherché à percer le mystère de la Brume et des cristaux pour prendre un ascendant total et définitif sur les Quatre autres Cités. Ils ont voulu s'élever à la hauteur des Esprits et ils ont été châtié pour ça… On devrait pouvoir écrire une parabole sur cette histoire.
_ Dainsbourg a voulu pervertir sa Foi et le Châtiment Divin s'est abattue sur elle… Le Concile Œcuménique va adorer cette conclusion.
_ Aramila est restée pure et a été épargné, tu m'étonnes qu'ils vont apprécier… »
Victoria se carra plus confortablement dans son siège et passa en revue sa liste mentale pour y retrouver le dernier élément d'intérêt.
« Et concernant les Archives ? S'enquit la Cardinale.
_ Une foultitude de connaissances empilées, n'attendant que quelques universitaires pour se pencher dessus, acquiesça Judicaël. La communauté des érudits est en ébullition. On devrait se manger très rapidement une avalanche de traités en tout genre sur le sujet.
_ Le Royaume d'Yfe. Un sujet intéressant, n'est-ce pas ?
_ Oui, comme je l'ai dit, nos rats de bibliothèques sont sur les dents, la curée est imminente. Inutile de perdre du temps à y réfléchir, du coup. Mais il y a quelque chose d'encore plus intéressant concernant le Royaume d'Yfe. Quelque chose que nous avions sous les yeux depuis le début, bien avant même l'accès aux Archives.
_ Tiens donc ? S'amusa Victoria sans cacher la curiosité qui la piquait.
_ Nous autres, Inquisiteurs, sommes bien placé pour le savoir, souligna le jeune homme. Il est impossible de faire adhérer à cent pour cent une population à un concept : c'est la raison même de notre existence : traquer l'hérésie. Et malgré tous nos efforts, toute notre vigilance, ainsi que celles de nombreux autres entités d'Aramila, il a toujours été impossible d'assainir totalement la population. Il y aura toujours des malins pour penser qu'ils sont plus futés en pensant différemment du Dogme établi. Et des encore plus malins qui parviendront toujours à faire survivre et disséminer cette subversion.
« De même, on a beau appliquer la censure la plus sévère qu'il soit, impossible de nettoyer parfaitement toutes les traces de cette souillure. Il y a toujours – toujours !– des rémanences qui subsiste d'une façon ou d'une autre. Un autel maudit caché dans une grotte, un parchemin hérétique enterré dans une bibliothèque poussiéreuse, un médaillon occulte redécouvert lors d'un héritage… C'est ainsi, la perfection n'existe pas.
_ Certes, mais quel est le lien avec le Royaume d'Yfe ? Voulut savoir la Cardinale.
_ Mais c'est pourtant évident : pourquoi autant d'artefacts sous la Brume alors que nous n'avons jamais rien trouvé chez nous ? Pourquoi notre histoire ne commence-t-elle il n'y a que quelques siècles alors qu'en dehors, tout semble indiquer qu'elle est bien plus vieille ? Sérieusement, notre Histoire aurait été sciemment falsifiée, et tout le monde l'aurait accepté, à cent pour cent, sans rechigner, sans en laisser la moindre trace, sans en cacher ou oublier un bout de quoi que ce soit ? De leur plein gré ?? Impossible ! Absolument et résolument impossible ! Ce qui ne signifie qu'une chose : quelqu'un a volontairement altéré l'esprit et la matière d'Uhr pour imposer ce résultat !
_ … resta sans voix la Cardinale.
_ Un tel pouvoir pointe forcément les Esprits, poursuivit l'Inquisiteur comme s'il parlait de la pluie ou du beau temps. Mais les Bons ou les Mauvais ? Et pourquoi ? Et plus excitant : quels sont nos savoirs que nous pouvons prendre pour argent comptant et quels sont ceux qui ont été falsifiés ? Nous tenons pour acquis que la Brume aurait recouvert toute la planète, mais qu'en est-il réellement ? Il n'existe pas d'autres Cités que celles que nous connaissons mais en sommes-nous si sûrs ? Quelle certitude pouvons-nous réellement avoir dans le monde que nous connaissons – ou pensons connaître ? … C'est génial, non ? Non ?
_ Je ne crois pas que le quidam moyen soit prêt à encaisser ce genre d'interrogation, sourit tristement Victoria. Les gens normaux n'aiment pas qu'on remette en question l'ordre qu'ils estiment établis.
_ Oui, ben les gens normaux sont rasoirs, voilà tout… »
Victoria fit tournoyer le fond de son verre de vin, l'air songeuse. Finalement, elle le porta à ses lèvres et le finit d'un coup, avant de reporter son regard perçant sur Judicaël.
« Te serait-il possible de mettre toutes ces réflexions par écrit ? Voulut savoir la Cardinale.
_ Toutes ? Y'a des concepts qui ne vont pas plaire à ton collègue Xandriste…
_ Toutes, confirma Victoria. Peu importe l'amour-propre de Xandrie, le but de l'exer…
_ Ah ! S'exclama triomphalement Judicaël en claquant des doigts avant de pointer son interlocutrice du majeur.
_ Oui, soupira Victoria dans un sourire, mon contact est bien de Xandrie.
_ Nyahaha, je le savais !
_ Bref, balaya la Cardinale, le but de l'exercice était d'avoir un point de vue, disons… libéré du carcan des schémas de pensés classiques afin de nourrir les suppositions de notre groupe de réflexion. Peu importe que les issues soulevées leur conviennent ou non, nous ne pouvons pas limiter nos approches pour ménager des pudeurs déplacées.
_ Pas de soucis, je m'en occupe, affirma l'Inquisiteur. Et j'insérerai un peu d'élément humain, ça fera plaisir à la Xandrie…
_ Pour quand pourras-tu livrer cela ? » S'enquit Victoria.
Judicaël jeta un coup d’œil au bureau. Plumes et encriers étaient déjà là, stock de chandelles pour tenir la nuit…
« Papiers ? Demanda le jeune homme.
_ Heu... Deuxième tiroir de gauche, répondit Victoria. Pourq... ?
_ Tu peux aller te coucher, tu l'auras demain matin au réveil, affirma Judicaël en commençant à farfouiller dans le tiroir. Mmmh… te lève peut-être pas trop tôt non plus, quand même.
_ Tu ne vas quand même pas… ? » Commença la Cardinale.
Trop tard, le jeune homme commençait déjà à scribouiller frénétiquement son rapport, profondément plongé dans ses réflexions au point d'en ignorer la présence de sa supérieure. Il n'y eut pas long avant que les chuchotements ne reviennent tandis qu'il se lançait dans ses conciliabules personnels, sans que sa plume ne cesse de s'agiter pour autant.
Victoria ne put s'empêcher de sourire devant le spectacle. Attentive à faire le moins de bruit possible pour ne pas déranger son petit protégé, elle reposa son verre sur le premier support venu et s'éclipsa sur la pointe des pieds.
Tandis qu'elle refermait le plus délicatement possible la porte de son bureau derrière elle, la Cardinale prit mentalement note de ne pas oublier de s'occuper de Judicaël le lendemain. Le passage du Reclus allait forcément le miner moralement, il faudrait donc lui soumettre rapidement quelque chose de stimulant pour l'empêcher de ressasser et déprimer sur le sujet.
La meilleure chose serait de hâter sa future expédition dans la Brume, décida Victoria. L'expédition n'était pas prête, mais en incorporant des éléments extérieurs aux Sentinelles et à la Garde, il était possible de la compléter rapidement et de la faire partir au plus vite. Cela ferait beaucoup de bien au jeune homme.
Oui, elle allait faire cela.