Il n’était pas rare que dans cette ville de tolérance et d’ouverture, apparaissent parfois des fissures dans la réalité qu’il convient de boucher. Des jours maintenant que cette brèche était ouverte, que la rumeur continuait de refluer sur le port, nuits après nuits, les oreilles et les yeux disséminés ça et là ne pouvait nous tromper.
Le problème, celui qui semblait être l’avatar de cette folie était aussi insaisissable que l’air. Il se déplaçait sans logique de taverne en taverne pour déclamer ses élucubrations à une foule toujours plus grande. Si le groupe des badauds grandissait, c’est bien que l’information devait circuler d’une façon ou d’une autre, la chance d’être là au bon moment ne pouvait suffire. Non, il y avait forcément des rabatteurs, agissant également dans l’ombre.
Sur mes étals, les senteurs épicées se mêlaient à celles iodées du port. La journée avait été plutôt avare, peu de ragots, peu de messages importants. Certains Caravaniers avaient pu passer pour récupérer des bribes de conversations entendues çà et là, parfois être un simple intermédiaire était suffisant pour la cause, chaque engrenage avait son importance. Je commençais à plier boutique, me préparant à aller au petit bonheur trouver une taverne pour dépenser quelques pièces durement gagnées. Peut-être aurais-je de la chance.
Elle se présenta plus tôt. Un dernier “client” qui aurait entendu qu’un automate avait rendez-vous avec une prêtresse tritonne ce soir. Dit comme ça, c’était déjà assez étonnant comme rencontre, suffisamment en tout cas pour que je tourne mon attention vers eux. N’importe quelle piste ou événement sortant de l’ordinaire était bon à prendre. Une poignée de main chaleureuse, une pièce en échange d’épices et un sourire entendu.
“Merci mon ami, que Lugrilen accompagne tes pas.”
On ferme messieurs dames, revenez plus tard, pour ce soir, j’ai à faire. Refermant les jarres et recouvrant d’une bâche la carriole qui repartait vers la ferme, je saluais rapidement le conducteur de l’attelage qui s’éloigna dans ce qui allait rapidement devenir la nuit. Signe de tête au garde qui me le rend, rien de particulier.
Mes pas légèrement claudiquant d’être resté debout toute la journée sans faire autre chose que piétiner, m’amènent vers une placette où la lumière commence à se diffuser à travers les fenêtres et les odeurs de ragoût à se faire sentir. Comme un phare au milieu de la mer, difficile de rater cet automate et je n’étais pas le seul à l’avoir remarqué. Ils étaient plutôt rares dans les environs, une histoire de grain de sable dans les rouages sans doute. La prêtresse était là, de même qu’une autre personne qui, aux manières, devait être une étrangère ayant eu une certaine éducation.
Présentation habituelle, pas besoin de sortir un autre rôle sur mon terrain que ma meilleure couverture, je suis un marchand curieux qui vient simplement écouter si la rumeur est vraie. Eux aussi sont là pour la même raison. Voyons si on peut tirer quelque chose de cette situation, trouver la cible et la faire parler pour évaluer la menace. Puis agir en conséquence.
Bonne chose que nous nous dispersions une fois rentrés dans les lieux, n’ont pas que la compagnie de Mordekai n’était pas intéressante, mais un être dans son genre attirait irrémédiablement les regards et mieux valait ne pas être sous les feux des projecteurs.
Je me dirigeais vers le coin des joueurs de cartes pour regarder les parties en me mêlant à un autre groupe d’observateurs qui attendaient qu’une place se libère quelque part. Un bon mot par ci, un léger sifflement d’admiration pour un bon coup par là, je balayais régulièrement la salle du regard allant des tables isolées de la prêtresse, en s’arrêtant au comptoir sur l’automate ou sur l’autre jeune femme du groupe qui déambulait dans l’espace, attirant les regards.