Jeu 20 Oct - 18:56
Evyline poussa un long soupir. Les lames tournaient lentement au dessus d’elle, ne produisant qu’une faible brise qui n’arrangeait en rien l’odeur de renfermé et d’humidité qui englobait l’endroit. Elle s’était de nouveau perdue dans sa contemplation. Les vieilles habitudes changent rarement, d’autant plus quand ces habitudes vous en suivi durant un temps incertain, estimé entre dix ans et plusieurs siècles. Le temps ne lui faisait que peu d’effet, et elle ne se rendait pas toujours compte que des heures s’étaient écoulés en une fraction de secondes pour elle.
La nuit, par exemple, semblait s’être écoulée en un rien de temps. Elle tapota gentiment l’épaule de l’homme qui gisait à ses côtés, sans vouloir le réveiller. Il était de toute façon plongé dans un sérieux sommeil artificiel auquel Evyline n’était guère étrangère. Menotté par précaution, il avait la respiration forte, un mince filet de bave coulant sur l’oreiller sale qui retenait sa tête.
Evyline releva la tête, s’imprégna un instant du soleil qui avait commencé à lentement embellir la chambre, avant de poser délicatement un pied sur le sol. Elle se rhabilla en un instant, et ramena son sac à elle, d’où elle sortit une petite sangle de cuir qu’elle enroula autour du bras gauche de son compagnon d’un soir, ainsi qu’une seringue. Elle prit le temps de choisir avec soin l’endroit à ponctionner. Le tube transparent s’emplit rapidement du liquide rougeâtre.
Une deuxième dose ne peut pas lui faire de mal, et ne me fera que du bien.
A son tour, elle serra la sangle autour de son bras, et entreprit l’opération inverse, plantant l’aiguille de la seringue non pas dans l’une de ses propres veines mais dans les racines qui parcourait son corps en toute part. Leur couleur vira au clair l’espace d’un instant, et Evyline renversa sa tête en arrière. Ce n’était jamais particulièrement agréable pour elle. Elle rabattit les manches de sa chemise et se mit à consulter les notes étalées sur la petite table en coin de pièce, encore une fois. On pouvait y trouver des cartes, annotées à la va-vite, le portrait d’une jeune femme lui ressemblant trait pour trait, des extraits de thèses et de récits d’explorateur revenant de la Mer de Brume.
Le soupir du jeune homme derrière elle la tira de ses pensées. Ses phéromones fonctionnaient à merveille, elle le savait, et elle n’avait aucun doute quant au fait qu’il ne se réveillerait probablement pas avant l’heure prochaine. Mais mieux valait ne pas trop traîner par ici. Elle jeta ses notes à la va-vite dans son sac, démenotta son pauvre prisonnier, tapota son nez de l’index dans un geste enfantin, puis sortit de la chambre à pas de louve.
Fini de s’amuser, demain à l’aube, je pars pour l’Ouest.
Xandrie était une véritable fourmilière. Même les quartiers les plus défavorisés regorgeaient de vie et d’activité. Ce marché à ciel ouvert en étant un exemple parfaitement probant. Marchands, diseuses de bonnes aventures, crieurs publiques, ingénieurs, on y trouvait de tout et n’importe quoi, pour peu que l’on soit enclin à se délester de quelques pièces. C’est par ici que l’on avait envoyé Evyline lorsqu’elle avait émis l’intention de trouver un guide qui accepterait de la mener si loin vers l’Ouest. Par ici, les gens étaient suffisamment désespérés pour accepter, lui avait-on dit, et Evyline ne manquait plus vraiment d’argent depuis son entrée au Magistère. Les négociations seraient simples.
Elle passa sans s’arrêter devant une étale de boucher, de bibelot, balaya rapidement du regard l’échoppe d’un vendeur d’objets sois-disant magiques, pour finalement s’arrêter devant un vieil homme qui se balançait lentement sur sa vieille chaise en bois, planté là contre un vieux pilier, à lire un bouquin à la reliure abîmée par le temps et l’usage, « Le Treizième Cercle, des rumeurs aux faits ». A ses pieds était étendu un tapis aux motifs exotiques, sur lequel avait été dispersées une multitude d’objets qui ne devaient pas présenter grande utilité pour la plupart des passants. Morceaux de roche, extrait de livres à moitié brûlés, carcasses empaillés d’animaux qu’on ne trouvait dans aucune région civilisée. La première étale qui présentait le moindre intérêt était la plus désertée.
« Bonjour, fit Evyline d’une voix volontairement douce.
- …
- Je cherche un guide. »
Il ne daigna même pas décrocher son livre du regard.
« A part ce marché, je ne connais pas bien…
- Vous êtes sûr ? »
Sans lui laisser le temps de finir, elle sortit une première pièce de sa bourse.
« Bon, si vous avez besoin d’indication dans le quartier... »
Une deuxième.
« A la limite, je connais encore assez bien la ville… »
Une autre.
« … Voir même la région, en fait.
- C’est tout ? »
Elle avait répliqué en faisant sonner le reste des pièces qui remplissait de moitié sa bourse en tissu. Une véritable petite fortune pour les petites gens. Le vieil homme balança son livre à terre.
« Les Trois Soeurs ? La Déchirure ? J’peux même vous mener jusqu’à Dainsbourg, si le cœur vous en dit, hinhin.
- Les Terres Brûlées.
- Si vous sortez d’ici vivante, j’vous y emmène sans soucis.
- Vivante ?
- L’bruit de votre fortune a éveillé quelques curiosités.
- Hm. Demain à l’aube, au pied de la porte Ouest.
- Bonne chance, m’dame. »
Ce jour-là, et malgré les avertissements du vieux guide, personne ne vint menacer Evyline. Les plus curieux avaient vu leur attention détournée involontairement par un nouvel arrivant. On en voyait de toutes sortes, ici-bas. Des malades, des humanoïdes, parfois des mutants, comme Evyline. Mais rarement des tritons. Très rarement, même. Evyline se faufila avec légèreté dans la foule, la traversa en prenant soin de ne heurter personne, atteignant presque la sortie de ce qui constituait le marché, avant de retourner. Elle aussi était très, très curieuse.
Elle observa ce curieux élément se déplacer avec joie mais élégance au milieu des étales, s’émerveiller sans malice devant le moindre objet sans intérêt, papoter, flatter, questionner. Elle le suivait à quelques pas derrière lui, tendait l’oreille. Elle le vit se laisser tenter par la gnôle faite maison par l’un des marchands du coin, s’asseoir au coin d’un feu écouter les histoires de voyage du guide qu’elle venait d’engager. Elle en profita pour s’immiscer dans la conversation.
« … J’vous pensais déjà loin. Mon ami, j’vous présente ma dernière cliente. Demain, si l’destin l’veux bien, on part loin à l’Ouest, à des lieux et des lieux d’ici.
- L’Ouest !
- J’ai cru comprendre qu’vous en avez vu, des choses, mais ça, c’bien loin de chez vous…
- Dites m’en plus ! Je me délecte de vos récits. Qu’est-ce qui vous pousse si loin là-bas !
- Et bien…
« Je me demande ce qui peut bien pousser une personne à courir si vite pour se cacher derrière un mur. Les humains sont si curieux !
- Le vomi, elle est partie vomir.
- Mes excuses, » fit Evyline en revenant.
Elle avait pris soin de s’essuyer le coin de la bouche et de réajuster sa coiffure. Elle s’assit de nouveau, souffla un coup, et sortit de son sac une vieille carte.
« Il semblerait qu’en parler me provoque certains… effets secondaires. Ce sont les Terres Brûlées, que vous voyez ici, sous mon doigt. C’est là que je me rends. Ce ne sont plus que des ruines, aujourd’hui. Mais je crois… Non, je suis sûre que… Disons que des ancêtres très lointains y ont vécu. Je suis persuadée qu’une immense cité s’y dressait, autrefois. Oui, voilà. Demain, à l’aube, je m’en vais renouer avec mon passé. »
La nuit, par exemple, semblait s’être écoulée en un rien de temps. Elle tapota gentiment l’épaule de l’homme qui gisait à ses côtés, sans vouloir le réveiller. Il était de toute façon plongé dans un sérieux sommeil artificiel auquel Evyline n’était guère étrangère. Menotté par précaution, il avait la respiration forte, un mince filet de bave coulant sur l’oreiller sale qui retenait sa tête.
Evyline releva la tête, s’imprégna un instant du soleil qui avait commencé à lentement embellir la chambre, avant de poser délicatement un pied sur le sol. Elle se rhabilla en un instant, et ramena son sac à elle, d’où elle sortit une petite sangle de cuir qu’elle enroula autour du bras gauche de son compagnon d’un soir, ainsi qu’une seringue. Elle prit le temps de choisir avec soin l’endroit à ponctionner. Le tube transparent s’emplit rapidement du liquide rougeâtre.
Une deuxième dose ne peut pas lui faire de mal, et ne me fera que du bien.
A son tour, elle serra la sangle autour de son bras, et entreprit l’opération inverse, plantant l’aiguille de la seringue non pas dans l’une de ses propres veines mais dans les racines qui parcourait son corps en toute part. Leur couleur vira au clair l’espace d’un instant, et Evyline renversa sa tête en arrière. Ce n’était jamais particulièrement agréable pour elle. Elle rabattit les manches de sa chemise et se mit à consulter les notes étalées sur la petite table en coin de pièce, encore une fois. On pouvait y trouver des cartes, annotées à la va-vite, le portrait d’une jeune femme lui ressemblant trait pour trait, des extraits de thèses et de récits d’explorateur revenant de la Mer de Brume.
Le soupir du jeune homme derrière elle la tira de ses pensées. Ses phéromones fonctionnaient à merveille, elle le savait, et elle n’avait aucun doute quant au fait qu’il ne se réveillerait probablement pas avant l’heure prochaine. Mais mieux valait ne pas trop traîner par ici. Elle jeta ses notes à la va-vite dans son sac, démenotta son pauvre prisonnier, tapota son nez de l’index dans un geste enfantin, puis sortit de la chambre à pas de louve.
Fini de s’amuser, demain à l’aube, je pars pour l’Ouest.
*
Journal d’une mort-vivante, entrée numéro deux.
Il est venu le temps pour moi de me poser la question de mon identité. Maintenant que je sais que mon corps fonctionne convenablement, j’ai le temps de me pencher sur ces questions d’un ordre différent. Evyline est morte, mais m’a-t-elle légué autre chose que ces horribles mutations ? J’ai passé ces derniers années/décennies/siècles (je vais devoir me pencher la question de la temporalité de mon errance un de ces jours) à parcourir le monde connu, et pourtant, une petite voix me supplie parfois de fuir les murs étouffants d’Opale, cité dont j’ai pourtant fini par tomber amoureuse. Théorie farfelue : Evyline est à l’origine de ces envies fugaces.
Je vais rayer la mention de « farfelue », aucune théorie ne peut décemment l’être quand on est à la fois morte et vivante.
*
Xandrie était une véritable fourmilière. Même les quartiers les plus défavorisés regorgeaient de vie et d’activité. Ce marché à ciel ouvert en étant un exemple parfaitement probant. Marchands, diseuses de bonnes aventures, crieurs publiques, ingénieurs, on y trouvait de tout et n’importe quoi, pour peu que l’on soit enclin à se délester de quelques pièces. C’est par ici que l’on avait envoyé Evyline lorsqu’elle avait émis l’intention de trouver un guide qui accepterait de la mener si loin vers l’Ouest. Par ici, les gens étaient suffisamment désespérés pour accepter, lui avait-on dit, et Evyline ne manquait plus vraiment d’argent depuis son entrée au Magistère. Les négociations seraient simples.
Elle passa sans s’arrêter devant une étale de boucher, de bibelot, balaya rapidement du regard l’échoppe d’un vendeur d’objets sois-disant magiques, pour finalement s’arrêter devant un vieil homme qui se balançait lentement sur sa vieille chaise en bois, planté là contre un vieux pilier, à lire un bouquin à la reliure abîmée par le temps et l’usage, « Le Treizième Cercle, des rumeurs aux faits ». A ses pieds était étendu un tapis aux motifs exotiques, sur lequel avait été dispersées une multitude d’objets qui ne devaient pas présenter grande utilité pour la plupart des passants. Morceaux de roche, extrait de livres à moitié brûlés, carcasses empaillés d’animaux qu’on ne trouvait dans aucune région civilisée. La première étale qui présentait le moindre intérêt était la plus désertée.
« Bonjour, fit Evyline d’une voix volontairement douce.
- …
- Je cherche un guide. »
Il ne daigna même pas décrocher son livre du regard.
« A part ce marché, je ne connais pas bien…
- Vous êtes sûr ? »
Sans lui laisser le temps de finir, elle sortit une première pièce de sa bourse.
« Bon, si vous avez besoin d’indication dans le quartier... »
Une deuxième.
« A la limite, je connais encore assez bien la ville… »
Une autre.
« … Voir même la région, en fait.
- C’est tout ? »
Elle avait répliqué en faisant sonner le reste des pièces qui remplissait de moitié sa bourse en tissu. Une véritable petite fortune pour les petites gens. Le vieil homme balança son livre à terre.
« Les Trois Soeurs ? La Déchirure ? J’peux même vous mener jusqu’à Dainsbourg, si le cœur vous en dit, hinhin.
- Les Terres Brûlées.
- Si vous sortez d’ici vivante, j’vous y emmène sans soucis.
- Vivante ?
- L’bruit de votre fortune a éveillé quelques curiosités.
- Hm. Demain à l’aube, au pied de la porte Ouest.
- Bonne chance, m’dame. »
*
Journal d’une morte-vivante, entrée numéro sept.
Evyline était une femme intéressante. Sa fin pathétique me fait encore plus de peine quand je vois ce qu’elle aurait pu accomplir. Evyline Chastain était contre toute vraisemblance une exploratrice émérite. J’ai du me salir les mains pour ne serait-ce que retrouver son véritable nom. Ses anciens geôliers avaient conservé ses dernières possessions, pour je ne sais quelle raison. Ses dernières notes parlent d’anciennes ruines, à l’Ouest, ce qui devait être sa prochaine destination. L’Ouest. Une sensation étrange m’est venue en lisant ces notes. M’y suis-je déjà aventuré, sous ma précédente et maudite forme ? Je me souviens avoir gardé comme seule compagnie les Monts d’Argents durant un moment, forces de la nature qui, contrairement aux constructions humaines, ne cédaient pas facilement sous le poids du temps. Mais par delà, je n’en garde aucune trace dans mon esprit. Ce devrait être intéressant.
*
Ce jour-là, et malgré les avertissements du vieux guide, personne ne vint menacer Evyline. Les plus curieux avaient vu leur attention détournée involontairement par un nouvel arrivant. On en voyait de toutes sortes, ici-bas. Des malades, des humanoïdes, parfois des mutants, comme Evyline. Mais rarement des tritons. Très rarement, même. Evyline se faufila avec légèreté dans la foule, la traversa en prenant soin de ne heurter personne, atteignant presque la sortie de ce qui constituait le marché, avant de retourner. Elle aussi était très, très curieuse.
Elle observa ce curieux élément se déplacer avec joie mais élégance au milieu des étales, s’émerveiller sans malice devant le moindre objet sans intérêt, papoter, flatter, questionner. Elle le suivait à quelques pas derrière lui, tendait l’oreille. Elle le vit se laisser tenter par la gnôle faite maison par l’un des marchands du coin, s’asseoir au coin d’un feu écouter les histoires de voyage du guide qu’elle venait d’engager. Elle en profita pour s’immiscer dans la conversation.
« … J’vous pensais déjà loin. Mon ami, j’vous présente ma dernière cliente. Demain, si l’destin l’veux bien, on part loin à l’Ouest, à des lieux et des lieux d’ici.
- L’Ouest !
- J’ai cru comprendre qu’vous en avez vu, des choses, mais ça, c’bien loin de chez vous…
- Dites m’en plus ! Je me délecte de vos récits. Qu’est-ce qui vous pousse si loin là-bas !
- Et bien…
*
Journal d’une morte-vivante, entrée numéro huit.
Quelque chose ne va pas. Ça ne va pas du tout. Pourquoi cet endroit ? Evyline, tu veux bien m’expliquer ? Qu’est-ce qui a bien pu te pousser à préparer une expédition LA-BAS, de tout les endroits du monde ? Pourquoi, de tout les lieux possibles et imaginable, celui-là me fait l’effet d’un coup de jus chaque fois que j’y pense ? Je n’en ai aucun souvenir. Et pourtant, je sais ce que sont ces ruines. A cet endroit exact, la vie grouillait. Je le sais d’instinct. Je dois nettoyer mon parquet, la réémergence de sentiments si enfouis me fait vomir. J’espère que ça ne se reproduira pas, c’est très désagréable.
*
« Je me demande ce qui peut bien pousser une personne à courir si vite pour se cacher derrière un mur. Les humains sont si curieux !
- Le vomi, elle est partie vomir.
- Mes excuses, » fit Evyline en revenant.
Elle avait pris soin de s’essuyer le coin de la bouche et de réajuster sa coiffure. Elle s’assit de nouveau, souffla un coup, et sortit de son sac une vieille carte.
« Il semblerait qu’en parler me provoque certains… effets secondaires. Ce sont les Terres Brûlées, que vous voyez ici, sous mon doigt. C’est là que je me rends. Ce ne sont plus que des ruines, aujourd’hui. Mais je crois… Non, je suis sûre que… Disons que des ancêtres très lointains y ont vécu. Je suis persuadée qu’une immense cité s’y dressait, autrefois. Oui, voilà. Demain, à l’aube, je m’en vais renouer avec mon passé. »