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Les Méandres de l'Histoire

Les Méandres de l'Histoire Brandw10
Jeu 20 Oct - 18:56
Evyline poussa un long soupir. Les lames tournaient lentement au dessus d’elle, ne produisant qu’une faible brise qui n’arrangeait en rien l’odeur de renfermé et d’humidité qui englobait l’endroit. Elle s’était de nouveau perdue dans sa contemplation. Les vieilles habitudes changent rarement, d’autant plus quand ces habitudes vous en suivi durant un temps incertain, estimé entre dix ans et plusieurs siècles. Le temps ne lui faisait que peu d’effet, et elle ne se rendait pas toujours compte que des heures s’étaient écoulés en une fraction de secondes pour elle.

La nuit, par exemple, semblait s’être écoulée en un rien de temps. Elle tapota gentiment l’épaule de l’homme qui gisait à ses côtés, sans vouloir le réveiller. Il était de toute façon plongé dans un sérieux sommeil artificiel auquel Evyline n’était guère étrangère. Menotté par précaution, il avait la respiration forte, un mince filet de bave coulant sur l’oreiller sale qui retenait sa tête.

Evyline releva la tête, s’imprégna un instant du soleil qui avait commencé à lentement embellir la chambre, avant de poser délicatement un pied sur le sol. Elle se rhabilla en un instant, et ramena son sac à elle, d’où elle sortit une petite sangle de cuir qu’elle enroula autour du bras gauche de son compagnon d’un soir, ainsi qu’une seringue. Elle prit le temps de choisir avec soin l’endroit à ponctionner. Le tube transparent s’emplit rapidement du liquide rougeâtre.

Une deuxième dose ne peut pas lui faire de mal, et ne me fera que du bien.

A son tour, elle serra la sangle autour de son bras, et entreprit l’opération inverse, plantant l’aiguille de la seringue non pas dans l’une de ses propres veines mais dans les racines qui parcourait son corps en toute part. Leur couleur vira au clair l’espace d’un instant, et Evyline renversa sa tête en arrière. Ce n’était jamais particulièrement agréable pour elle. Elle rabattit les manches de sa chemise et se mit à consulter les notes étalées sur la petite table en coin de pièce, encore une fois. On pouvait y trouver des cartes, annotées à la va-vite, le portrait d’une jeune femme lui ressemblant trait pour trait, des extraits de thèses et de récits d’explorateur revenant de la Mer de Brume.

Le soupir du jeune homme derrière elle la tira de ses pensées. Ses phéromones fonctionnaient à merveille, elle le savait, et elle n’avait aucun doute quant au fait qu’il ne se réveillerait probablement pas avant l’heure prochaine. Mais mieux valait ne pas trop traîner par ici. Elle jeta ses notes à la va-vite dans son sac, démenotta son pauvre prisonnier, tapota son nez de l’index dans un geste enfantin, puis sortit de la chambre à pas de louve.

Fini de s’amuser, demain à l’aube, je pars pour l’Ouest.

*

Journal d’une mort-vivante, entrée numéro deux.

Il est venu le temps pour moi de me poser la question de mon identité. Maintenant que je sais que mon corps fonctionne convenablement, j’ai le temps de me pencher sur ces questions d’un ordre différent. Evyline est morte, mais m’a-t-elle légué autre chose que ces horribles mutations ? J’ai passé ces derniers années/décennies/siècles (je vais devoir me pencher la question de la temporalité de mon errance un de ces jours) à parcourir le monde connu, et pourtant, une petite voix me supplie parfois de fuir les murs étouffants d’Opale, cité dont j’ai pourtant fini par tomber  amoureuse. Théorie farfelue : Evyline est à l’origine de ces envies fugaces.

Je vais rayer la mention de « farfelue », aucune théorie ne peut décemment l’être quand on est à la fois morte et vivante.

*

Xandrie était une véritable fourmilière. Même les quartiers les plus défavorisés regorgeaient de vie et d’activité. Ce marché à ciel ouvert en étant un exemple parfaitement probant. Marchands, diseuses de bonnes aventures, crieurs publiques, ingénieurs, on y trouvait de tout et n’importe quoi, pour peu que l’on soit enclin à se délester de quelques pièces. C’est par ici que l’on avait envoyé Evyline lorsqu’elle avait émis l’intention de trouver un guide qui accepterait de la mener si loin vers l’Ouest. Par ici, les gens étaient suffisamment désespérés pour accepter, lui avait-on dit, et Evyline ne manquait plus vraiment d’argent depuis son entrée au Magistère. Les négociations seraient simples.

Elle passa sans s’arrêter devant une étale de boucher, de bibelot, balaya rapidement du regard l’échoppe d’un vendeur d’objets sois-disant magiques, pour finalement s’arrêter devant un vieil homme qui se balançait lentement sur sa vieille chaise en bois, planté là contre un vieux pilier, à lire un bouquin à la reliure abîmée par le temps et l’usage, « Le Treizième Cercle, des rumeurs aux faits ». A ses pieds était étendu un tapis aux motifs exotiques, sur lequel avait été dispersées une multitude d’objets qui ne devaient pas présenter grande utilité pour la plupart des passants. Morceaux de roche, extrait de livres à moitié brûlés, carcasses empaillés d’animaux qu’on ne trouvait dans aucune région civilisée. La première étale qui présentait le moindre intérêt était la plus désertée.

« Bonjour, fit Evyline d’une voix volontairement douce.
- …
- Je cherche un guide. »

Il ne daigna même pas décrocher son livre du regard.

« A part ce marché, je ne connais pas bien…
- Vous êtes sûr ? »

Sans lui laisser le temps de finir, elle sortit une première pièce de sa bourse.

« Bon, si vous avez besoin d’indication dans le quartier... »

Une deuxième.

« A la limite, je connais encore assez bien la ville… »

Une autre.

« … Voir même la région, en fait. 
- C’est tout ? »

Elle avait répliqué en faisant sonner le reste des pièces qui remplissait de moitié sa bourse en tissu. Une véritable petite fortune pour les petites gens. Le vieil homme balança son livre à terre.

« Les Trois Soeurs ? La Déchirure ? J’peux même vous mener jusqu’à Dainsbourg, si le cœur vous en dit, hinhin. 
- Les Terres Brûlées.
- Si vous sortez d’ici vivante, j’vous y emmène sans soucis.
- Vivante ?
- L’bruit de votre fortune a éveillé quelques curiosités.
- Hm. Demain à l’aube, au pied de la porte Ouest.
- Bonne chance, m’dame. »

*

Journal d’une morte-vivante, entrée numéro sept.

Evyline était une femme intéressante. Sa fin pathétique me fait encore plus de peine quand je vois ce qu’elle aurait pu accomplir. Evyline Chastain était contre toute vraisemblance une exploratrice émérite. J’ai du me salir les mains pour ne serait-ce que retrouver son véritable nom. Ses anciens geôliers avaient conservé ses dernières possessions, pour je ne sais quelle raison. Ses dernières notes parlent d’anciennes ruines, à l’Ouest, ce qui devait être sa prochaine destination. L’Ouest. Une sensation étrange m’est venue en lisant ces notes. M’y suis-je déjà aventuré, sous ma précédente et maudite forme ? Je me souviens avoir gardé comme seule compagnie les Monts d’Argents durant un moment, forces de la nature qui, contrairement aux constructions humaines, ne cédaient pas facilement sous le poids du temps. Mais par delà, je n’en garde aucune trace dans mon esprit. Ce devrait être intéressant.

*

Ce jour-là, et malgré les avertissements du vieux guide, personne ne vint menacer Evyline. Les plus curieux avaient vu leur attention détournée involontairement par un nouvel arrivant. On en voyait de toutes sortes, ici-bas. Des malades, des humanoïdes, parfois des mutants, comme Evyline. Mais rarement des tritons. Très rarement, même. Evyline se faufila avec légèreté dans la foule, la traversa en prenant soin de ne heurter personne, atteignant presque la sortie de ce qui constituait le marché, avant de retourner. Elle aussi était très, très curieuse.

Elle observa ce curieux élément se déplacer avec joie mais élégance au milieu des étales, s’émerveiller sans malice devant le moindre objet sans intérêt, papoter, flatter, questionner. Elle le suivait à quelques pas derrière lui, tendait l’oreille. Elle le vit se laisser tenter par la gnôle faite maison par l’un des marchands du coin, s’asseoir au coin d’un feu écouter les histoires de voyage du guide qu’elle venait d’engager. Elle en profita pour s’immiscer dans la conversation.

« … J’vous pensais déjà loin. Mon ami, j’vous présente ma dernière cliente. Demain, si l’destin l’veux bien, on part loin à l’Ouest, à des lieux et des lieux d’ici.
- L’Ouest !
- J’ai cru comprendre qu’vous en avez vu, des choses, mais ça, c’bien loin de chez vous…
- Dites m’en plus ! Je me délecte de vos récits. Qu’est-ce qui vous pousse si loin là-bas !
- Et bien…

*

Journal d’une morte-vivante, entrée numéro huit.

Quelque chose ne va pas. Ça ne va pas du tout. Pourquoi cet endroit ? Evyline, tu veux bien m’expliquer ? Qu’est-ce qui a bien pu te pousser à préparer une expédition LA-BAS, de tout les endroits du monde ? Pourquoi, de tout les lieux possibles et imaginable, celui-là me fait l’effet d’un coup de jus chaque fois que j’y pense ? Je n’en ai aucun souvenir. Et pourtant, je sais ce que sont ces ruines. A cet endroit exact, la vie grouillait. Je le sais d’instinct. Je dois nettoyer mon parquet, la réémergence de sentiments si enfouis me fait vomir. J’espère que ça ne se reproduira pas, c’est très désagréable.

*

« Je me demande ce qui peut bien pousser une personne à courir si vite pour se cacher derrière un mur. Les humains sont si curieux !
- Le vomi, elle est partie vomir.
- Mes excuses, » fit Evyline en revenant.

Elle avait pris soin de s’essuyer le coin de la bouche et de réajuster sa coiffure. Elle s’assit de nouveau, souffla un coup, et sortit de son sac une vieille carte.

« Il semblerait qu’en parler me provoque certains… effets secondaires. Ce sont les Terres Brûlées, que vous voyez ici, sous mon doigt. C’est là que je me rends. Ce ne sont plus que des ruines, aujourd’hui. Mais je crois… Non, je suis sûre que… Disons que des ancêtres très lointains y ont vécu. Je suis persuadée qu’une immense cité s’y dressait, autrefois. Oui, voilà. Demain, à l’aube, je m’en vais renouer avec mon passé. »
Jeu 20 Oct - 22:33
Journal de l'Ambassadeur Zintoch le 19ème (écrit en langue vernaculaire, l'Ambassadeur cherchait à l'époque à s'entraîner à rédiger des textes dans notre langue) a écrit:Début du journal.

Les humains appellent cela des Diamants. Il s'agit du carbone compacté et cristallisé sous très haute pression : celui-là même que nos architectes les plus excentriques utilisent pour bâtir nos temples !

J'ai convaincu ce guide humain de m'accompagner, sans nulle peine, en échange de deux diamants grossièrement taillés ! Très charmé par mon don dérisoire, il a accepté de me raconter ses nombreuses histoires abracadabrantes, concernant la Surface et les animaux de la Surface et la manière qu'ont les animaux de la Surface de se mettre dans des situations de mort imminente pour des bêtises.

C'est ainsi qu'Evelyne, ma compagnonne de route, s'est jointe à nous. Une femelle humaine proprement fascinante. Je ne dispose pas des mots humains adéquats pour décrire à quel point elle est t'skr urk. Humaine, certes, mais j'ai l'intuition qu'elle est davantage, ou plutôt, autre chose : ma moelle cérébrale secrète d'étranges phéromones en sa présence, semblables à une inquiétude que je ne sais pourtant pas ressentir ! Mes soeurs ne l'apprécient vraiment pas, je les sens entretenir une vive méfiance à son égard, elles ne la quittent jamais de leurs yeux. J'espère que mes soeurs n'abimeront pas les échanges constructifs que je compte avoir avec cette étrange femelle !

Par une heureuse coïncidence, Evyline se rend aussi à l'Ouest. Mais elle semble gravement malade ! Mes piètres connaissances en anatomie humaine me suffisent à déduire de son teint livide qu'elle est au bord du décès, et qu'il est même miraculeux qu'elle ne soit pas déjà enterrée (les humains enterrent parfois leurs morts) Je lui ai fais remarquer. Cela ne semble pas la déranger. De plus, son corps rejette de nombreux fluides sous forme de vomissements. Ça n'est pas un comportement humain normal et sain.

Mes soeurs ont cru bon de me faire remarquer que je pourrais attraper son affliction si elle était contagieuse. J'ai du naturellement les corriger verbalement pour avoir sous-estimé à ce point la force du patrimoine génétique cédé par Mère.

Fin du journal. Louée soit les Entrailles.

Douloureux ! L'air ici est rocailleux, désespérement aride. Des poussières écarlates viennent encombrer les malheureuses branchies de Zvintoch le 19ème, sabotant ses capacités respiratoires, l'enfermant dans un asthme fort désagréable qui l'empêche de profiter pleinement de ce voyage culturel qui, mis à part cet embarras d'ordre biologique, constitue pour l'Ambassadeur une savoureuse friandise intellectuelle !

Le renfort de Glsasn la 55ème, sa soeur biologique doublée de sa garde du corps, atténue cependant le désagrément. Celle-ci le porte sur son dos, elle est une monture infatigable, elle est un modèle de conception génétique lui offrant tout à la fois force colossale, perceptions affutées, résilience titanesque, AINSI qu'un dos particulièrement agréable sur lequel il est bon de s'affaler lorsqu'on n'arrive plus à respirer.

« J'ai pour mission de saisir en profondeur la nature de votre civilisation ! répond-t-il à une précédente question de son guide.
Ce journal sert un double dessein : premièrement, consigner mes observations afin de les réétudier et les classer plus tard. Deuxièmement, m'exercer à l'écriture de votre langage, à l'usage de vos mines de carbone et de votre... comment dites vous... papier ! »

Le guide, merveilleux guide, hausse les épaules. Quelle est donc déjà la signification d'un haussement d'épaule ? Doit-il hausser les épaules en retour, par politesse ? Le langage non-verbal des humains est d'une densité vertigineuse... Une densité largement supérieure à celle de cette langue vernaculaire autour de laquelle ils ont centré leur culture. Curieux choix. Pourquoi ne s'expriment-ils pas tous simplement par gestes, puisque ce mode de communication semble si dense et efficace ?

Pas le temps d'approfondir cette réflexion ! Revoici Evyline, qui était, comme à son habitude, partie s'isoler afin de verser ses fluides dans les bosquets.

« Mademoiselle Evyline ! Encore ces vomissements ?
- Oui...
- Voyons, vous n'avez pas besoin de vous échapper lorsque vous voulez rejeter vos fluides ! Vous ne nous incommodez pas !
- Quoi ? Ah non, moi j'ai pas envie de la voir dégueuler pendant que je bouffe !
- Ce sont de bien inquiétants problèmes de santé que vous manifestez là ? Vos patriciens ne vous ont pas aidés ?
- Ils ne pourraient rien y faire, j'en suis sûre. Ne vous en faites pas pour moi, ce n'est vraiment pas aussi grave que vous le pensez. »

Bien que Zvintoch aurait eu des doutes à émettre, il n'était pas suffisamment savant en matière de biologie humaine pour étayer son avis d'arguments solides, et préféra donc en rester là. Malheureuse Evyline ! se dit-il en sa langue natale, tandis qu'il s'affale toujours plus sur le dos de sa soeur, levant les yeux vers la voûte étoilée, noire telle de l'encre de sèche ; ce magnifique plafond scintillant qui recouvre la Surface lorsque les Soleils s'échappent hors de l'horizon.

Spectacle fascinant, une toute nouvelle science à laquelle les tritons sont étrangers. Cet océan noir d'encre, coulant au-dessus de leur tête, est-ce lui aussi un autre monde, encore plus haut perché que la Surface ? Il doit forcément en exister plus encore, là-haut, plus d'espèces intelligentes encore. La Surface n'est définitivement pas la fin. D'innombrables mondes restent à explorer pour l'Empire Triton. Il n'en verra jamais la fin. Et c'est un fait... plutôt chaotique. Un fait douloureux à avaler.

Evyline parle à Zvintoch. De ces songes il est tiré, et ces songes n'existent plus.

« Vous mangez pas, Zvintoch ?
- J'ai déjà ingéré une quantité raisonnable de nutriments pour aujourd'hui ! Je préfère conserver les rations restantes en cas d'imprévu ! »

La femelle humaine, pâle comme un fantôme, regarde son petit sandwitch avec grand dégoût.

« Vous avez raison. Je sais même pas pourquoi je mange autant. Ça ne sert à rien.
- Vous laissez pas abattre, m'dame. Vous avez déjà assez mauvaise mine comme ça. Les poissons, ça bouffe rien que du plancton. Mais nous autres, faut qu'on se nourrisse. R'prenez au moins du pain...
- Ça ne vous gênera pas que je le vomisse ?
- On a pu emporter assez de bouffe pour deux semaines. Grâce à la grosse copine de Zvintoch, là, celle qui porte 60 kilos à bout de bras.
- Faites vous référence à T'Nussazk la 56ème ?
- Nouzarc ouais, c'est ça, j'avais oublié l'nom. Elles causent pas beaucoup, vos grosses copines. Alors que vous, un vrai moulin à paroles.
- C'est finement observé, mon cher ! La discussion est un fondamental de ma mission : j'excelle à l'amorcer et à l'entretenir. Mes soeurs ne...
- Vous voulez goûter le quignon du pain ?
- Avec grand plaisir ! »

La matière boulangère est rigide, cassante ; elle est vite broyée par la dentition soigneusement limée et assemblée de l'Ambassadeur, une dentition qu'on qualifierait de "toute indiquée" pour broyer pain, viande ou os ! Cependant, Zvintoch le 19ème affronte une déception, tandis que ce quignon n'éveille aucun des capteurs sensoriels reliés à sa moelle cérébrale, ni ne relâche aucune substance euphorisante ! Quelle fadeur ! Et c'est sec, par la reine Mère, QUE C'EST SEC ! Une nourriture ridicule ! Ça ne semble même pas constituer un apport nutritif pertinent...

« On se lève tôt demain. Les Terres Brûlées c'est pas un coin pour camper. Y a des bestioles, des bandits, des rejets d'la Brume, ou pire encore. Et à partir de maintenant, finis les feux de camp, et on évite de faire du boucan. Ça vous va ?
- Bien sûr.
- Bien sûr !
- Bon. Moi... J'vais aller me coucher. Elles montent la garde, les grosses copines ? Elles veulent pas dormir ?
- Elles se relayeront durant la nuit, elles n'ont besoin que de huit phases de micro-sommeil de 110 secondes. Faites leur confiance !
- Ouais, euh... Vous leur dites merci d'ma part hein. Moi, j'sais pas si elles me comprennent quand je leur dis »

***

Journal de l'Ambassadeur Zintoch le 19ème a écrit:Début du journal.

Ces lignes sont écrites en collaboration avec Evyline, la femelle humaine que j'évoquais à la précédente entrée. Figurez vous qu'elle a cette étrange manie de tenir elle-même un journal, dans lequel elle notifie méthodiquement ses réflexions et ses émotions ! Bien qu'elle ait refusé de me laisser lire le sien, elle a consenti à étudier le mien, et m'a prodigué d'adorables conseils pour l'organiser et le tenir bien propre ! Quel admirable sens du rangement que le sien !

Malgré son étrangeté, je m'attache à cette humaine ! Elle est rangée, ordonnée, et intelligente. Je suis déçu cependant qu'elle refuse manifestement de partager avec moi davantage de ce savoir qui semble la hanter. Ça n'est pas de sa faute, c'est simplement la marque de cette tendance, typiquement humaine, à ne guère oser se confier au premier venu, comme si leurs secrets leur étaient plus précieux que leurs diamants.

En conclusion, une nuit agréable s'annonce. J'espère sincèrement qu'Evyline ne décédera pas durant la nuit ! Cela serait un drame.

Fin du journal. Louées soient les Entrailles.

Une grande heure, voire deux, s'étaient écoulées depuis que son guide était parti dormir. Ses soeurs, dans leurs états de veille nocturne, émettant de paisibles crissements, restaient malgré leurs apparences végétatives, prêtes à bondir sur la moindre suspicion de danger qui se présenterait au campement.

Evyline, après avoir très courtoisement aidé Zvintoch dans la rédaction de son journal, avait manifesté son besoin de calme afin, non pas de dormir, mais seulement de penser en paix, semble-t-il. Naturellement, Zvintoch le 19ème lui avait accordé l'ensemble du calme qu'elle peut désirer. Incapable de sommeil car excité comme une puce, il noircissait des pages de son carnet. Des textes, des dessins, des schémas. Il construisait un résumé illustré de sa journée, un rêve de papier.

«  Zvintoch ? »

Il va se permettre d'ajouter quelques fantaisies dans ses marges ! De joyeux dessins colorés, par exemple ?

«  Zvintoch !
- Oh, excusez moi ! J'étais absorbé dans mon petit chef d'oeuvre ! Je me posais la problématiques des marges. A votre avis, devrais-je...
- Votre soeur semble agitée. Qu'est-ce qu'elle a ? »

Aux aguets, ronflant bruyamment, sa soeur T'Nussask la 56ème a dégainé sa grande arbalète de pierre et la braque en direction d'un bosquet. Intrigué, mais certainement pas inquiet, Zvintoch se dirige calmement vers elle.

«  Rien d'alarmant, elle pressent un danger.
- Un danger ? De quel ordre ?
- Ne craignez rien : c'est probablement une fausse alerte. Et si ce n'est pas une, elles détruiront vraisemblablement la menace sans grand mal. »

D'un simple coup d'oeil, Zvintoch le 19ème se rend compte que la chose qui inquiète sa soeur n'est rien d'autre qu'un minuscule mammifère quadrupède, aux longues oreilles, et à l'air passablement terrifié. Dans les yeux de Zvintoch, l'ennui monte ! Quelle empotée ! Est-ce donc cela la terrifiante menace qui planait au-dessus de ce si calme campement ? Ses agissements ont fait perdre sa concentration à Evyline, perturbé le sommeil du guide, et interrompu Zvintoch le 19ème dans la rédaction du journal ! Sans compter ce pauvre animal qu'elle a terrifié ! Cette bougresse empotée a ennuyé tout le monde !!!

«  RRRK'T LARSV T'NUSSASK TREVK R RGORL »

Que Zvintoch crisse en direction de sa soeur, manifestement hors de lui ! Penaude, la méchante baisse son arme et s'éloigne, laissant son grand frère et Evyline s'approcher du malheureux animal ! Regagnant aussitôt son calme, Zvintoch peut enfin s'extasier devant ce nouveau miracle de la nature :

«  Magnifique ! Voici l'un de ces sympathiques chiens dont raffolent les humains de hautes castes ! Où est son maître ?
- Je crois plutôt que c'est un lynx sauvage !
- Pouvez-vous m'éclairer ?
- Un... gros... chat ! Typique des régions montagneuses. C'est étonnant qu'il n'ait pas fui.
- Comment vous appelez-vous, mon cher ?
- Il ne vous répondra pas, aux dernières nouvelles ce n'est pas doué d'intelligence.
- Qui sait ? Cela fonctionne parfois de s'adresser à tous les animaux rencontrés en partant du principe qu'ils nous répondront. On peut faire de belles rencontres ainsi ! »
Sam 22 Oct - 1:06
« - Meow. »

Que faisait-elle là, réellement ? Cette petite troupe hétéroclite lui avait semblé bien familière et elle s'était résolue à la suivre. Seulement voilà, sous sa forme animale elle rencontrait définitivement moins de dangers en ville que seule dans la nature. Et elle s'était perdue, après avoir été chassée par un énorme volatile. Il lui avait fallu plusieurs heures pour retrouver leur trace; Plusieurs heures pour, finalement, être repérée par l'une de ces étranges créatures.

Elle avait des questions, mais ne savait pas s'il fallait y répondre. S'agissait-il d'une menace pour Xandrie ? Ces aventuriers n'étaient clairement pas des locaux, ni des explorateurs lambdas. Elle avait entendu de l'un d'eux qu'il s'agissait d'une forme d'ambassadeur. Une occasion parfaite pour se faire un ennemi ou mieux un allié. La Révolution aurait bien besoin de tisser des liens avec des ambassadeurs... pourvu qu'ils ne viennent pas d'Opale. Mais rien qui ne justifie le danger de cette traque et surtout pas aussi loin de la capitale. Et pas en pleine nuit.

« - Vous voyez bien que ce n'est qu'un vulgaire animal.

- Que nenni, mademoiselle Evyline. Je vous pensais bien plus pertinente. Mais après tout, vous ne pouvez pas comprendre les paroles de mes sœurs. »

Ses sœurs ? Effectivement, les bêtes de somme partageaient un apparence similaire, celle de monstres marins, de gros poissons difformes. Elles crissaient dans la direction de l'homoncule à la langue bien pendue, que le Lynx dévisageait de ses grands yeux. Quoi qu'il en soit, elle était repérée et lui restait agenouillé devant elle à plonger ses trois grandes pupilles dans les siennes.

« - Que veux-tu donc, curieux animal au pelage soyeux ?

- Mee-ow ? »

Elle n'avait pas de raison de briser sa couverture, mais force était de constater qu'il ne la laisserait pas les suivre sans poser davantage de questions. Seulement, la transformation était un processus intime qu'elle ne souhaitait clairement pas exposer à des inconnus. Elle serait donc un lynx jusqu'à ce qu'on la presse d'être autrement.

La plus grosse des bestioles cracha une gerbe de paroles incompréhensibles, en réponse desquelles le Lynx vint se lover dans les pattes de l'étrange cyclope. Sa courte queue battait en rythme effréné l'air derrière elle, comme si elle essayait de véhiculer un message. Celui-ci était un mélange de mise en garde et d'intérêt marqué.

« - Evyline, vous avez l'air de bien vous y connaître avec les animaux, j'aimerais avoir votre avis sur le sujet. Devrions-nous l'inviter à notre petite expédition, » signa le poisson en sortant de nulle part un carnet et un crayon pour envisager, probablement, d'esquisser quelques traits du félin sous ses yeux.

Elsbeth n'avait pas vraiment idée de ce dans quoi elle s'engageait, mais il ne faisait jamais de mal de prendre un peu de temps libre et après tout, elle s'était suffisamment enlisée dans cette histoire pour continuer sa petite mascarade. Elle s'amusait déjà de la crédulité des humains qui l'entouraient. Seul le guide, tiré de sons fragile sommeil, affichait un regard suspicieux, comme si elle était un mauvais présage, et les deux « sœurs » du curieux ambassadeur la regardaient comme si elle était porteuse de la peste. Il fallait sans dire que leur apparence rappelait davantage celle de vertébrés marins primitifs et que leur expérience avec les félins n'était pas souvent agréable. Elle mourait déjà d'envie de les griffer, voire de planter ses crocs dans leur chair.

« - Meeoow, » grogna-t-elle soudainement en sentant une odeur nauséabonde qui, jusqu'ici, s'était faite légère mais pour ses naseaux de lynx s'avérait de plus envahissante. Après tout, ils avaient eu la bonne idée d'établir un campement dans les ruines d'un corps de ferme isolé et il n'y avait rien de rassurant ici pour quiconque de vivant. Souvent, les vestiges de temps depuis longtemps révolus faisaient des catalyseurs parfait pour l'apparition de morts-vivants.

L'un d'entre eux approchait déjà et ciblait, étrangement, la jeune femme que le triton avait désigné plus tôt. Bondissant à une vitesse folle en direction des fourrés, le félin dévoila un corps en putréfaction rampant en direction de la scientifique. Jaillissant entre ses coussinets, les longues griffes du félidé venaient déchirer la peau du Jiangshi sans parvenir à faire mieux que le retarder.

« - Shffff !

- Mince, nous v'là attaqués ! Pourtant les Bois Rouges d'vraient être encore loin... » s'accabla le guide, tout en se réfugiant derrière l'une des deux grosses bombonnes. Au moins avait-il donné l'alerte en même temps que le gros chat bataillait, traînant le mort-vivant par la patte plus loin pour pouvoir se transformer à l'abri des regards indiscrets. Dans un bruit de chair déchirée et d'os brisés, le corps de Beth put se disloquer et s'étendre, troquant son pelage pour une armure de plaques sombre et dissimulant sa gueule derrière de longs cheveux bruns.

Quelques secondes plus tard, une femme était agenouillée sur le monstre, un couteau planté dans sa jugulaire. D'un geste brusque, elle le retira, éclaboussant les herbes alentours d'une gerbe de sang putréfié, avant de se redresser.

« - Ces terres ne sont pas sûres. Vous devriez rebrousser chemin.

- Indication pertinente bien que futile, nous continuerons jeune inconnue. Mais dites-moi donc, qu'êtes-vous au juste ?

- Un zoanthrope. Une femme ayant la faculté de se changer en animal, » observa celle qui, jusqu'ici, avait été la moins loquace. À présent qu'Elsbeth pouvait l'admirer à une hauteur convenable, elle distinguait davantage ses traits tirés et son teint maladif.

« - Ce qui m'intrigue, c'est plutôt que vous ne sachiez pas ce que je suis. » Elle s'approcha davantage de l'ambassadeur et le renifla. « Vous n'êtes définitivement pas d'ici et ressemblez assez peu aux autres Tritons que j'ai rencontrés. Mais l'heure n'est pas aux échanges de salutations. D'autres Jiangshi peuvent traîner dans les parages, il faut déplacer votre camp dans un endroit en hauteur ; c'est curieux que votre guide ne vous l'aie pas proposé. Je vais vous accompagner le temps que vous soyez en sécurité et vous me direz pourquoi vous cherchez à gagner l'Ouest. »
Sam 22 Oct - 14:05
« Evyline ? Vous venez ?
- On peut pas s’permettre de traîner ici… »

Elle était entrain d’observer le visage, ou plutôt ce qui en restait, du monstre qui lui aurait vraisemblablement foncé dessus si la nouvelle arrivante n’était pas intervenue. Ces Jiangshis ne lui étaient pas entièrement inconnus.

« Mes excuses, » lâcha finalement Evyline en rejoignant le troupe qui venait de lever le camp en toute hâte.

Elle marcha aux côtés du guide qui menait la marche, perdue dans ses pensées, tandis qu’il marmonnait seul dans sa barbe des mots qu’elle ne comprenait pas. Tenant fermement son bâton de marche à la main, il jetait parfois des regards furtifs à l’arrière.

« Miss, fit-il discrètement.
- Hm ?
- Quelque chose ne va pas.
- Je suis sûr que vous allez nous trouver un abri contre ces pauvres choses.
- Pauv’ choses ? Non non, je parle d’elle, là. Elle débarque de nul part et l’danger la suit. J’aime pas ça. J’me méfie d’elle, et vous d’vriez en faire autant. »

Evyline ne se méfiait pas de grand-chose. Elle considérait avoir déjà vécu le pire, aussi haussa-t-elle simplement les épaules à cette réflexion.

« Je prends note. »

*

Journal d’une morte-vivante, entrée numéro onze.

J’ai revu la Mort de près, aujourd’hui. Bien entendu, rien ne fait moins peur qu’elle. Je crois que je serai plutôt heureuse de l’accueillir. Si elle vient. Viendra-t-elle ? Ce corps est-il condamné à survivre aux affres du temps ? Dans le cas contraire, mon calvaire va-t-il reprendre ? Y penser me donne une sensation très désagréable, mais il faudra bien que je m’y penche sérieusement un jour.
Ce Jiangshi ne veut pas sortir de ma tête. J’ai beaucoup lu sur la Mort. Comme moi, ces créatures n’y ont pas eu le droit. Son destin était peut-être bien pire que le mien. Certains philosophes racontent qu’on meurt en deuxième fois quand on nous oublie. Je devrais lui trouver un nom, à cette créature, pour ne pas l’oublier.

*

« Evyline, c’est bien ça ? »

C’était une voix féminine qui venait de l’approcher, trottinant pour arriver à son niveau.

« Tout à fait. Je peux vous aider ?
- Si je comprends bien, vous faites partie des instigateurs de ce voyage.
- Hmhm.
- Une raison particulière vous pousse à aller si loin ?
- Disons… que je continue les travaux d’une amie qui m’était chère. »

Elsbeth ne creusa pas plus la question pour la moment.

« Je voulais simplement vous avertir. Votre guide. Un guide digne de ce nom n’aurait jamais baissé sa garde dans ces terres, et vous aurez emmené camper à l’abri bien avant mon arrivée. Le votre… Soit il n’est pas très dégourdit, soit il vous cache quelque chose. Dans les deux cas, je vous conseille de vous méfier. »

*

Ils s’étaient établi en haut d’une butte rocheuse d’une bien étrange forme, accessible seulement par un côté, si abrupt que grimper jusqu’au sommet avait présenté un risque qu’Evyline jugea presque aussi grand qu’affronter en face à face un autre de ces Jiangshi. Correctement installés, Zvintoch avait eu une vive conversation avec la nouvelle arrivante, à qui il avait dédié une bonne page et demie de son journal. Le monde regorgeait de curiosité, et il fallait bien admettre qu’Elsbeth en était une belle.

Et puis, l’homme-poisson s’était approché d’Evyline, à l’écart des autres, se frottant les palmes.

« Laissez-moi deviner, il faut que je me méfie ?
- Quoi ? Non ! Je voulais simplement vous dire que cette compagnie est tout à fait charmante ! Je suis heureux de compter parmi vous. Cette nuit, je vais pouvoir plonger dans mon sommeil sur mes deux oreilles ! Mais avant ça, j’aimerai m’entretenir de nouveau avec vous, si vous l’acceptez bien sûr. J’ai tant de chose à vous demander ! »

Ils discutèrent un long moment, bien qu’Evyline ne partageait que très peu sur sa personne, ses études au sein du Magistère semblaient satisfaire la curiosité de son interlocuteur. Du moins, pour le moment. Peu avant que le guide ne les poussent à éteindre toute source de lumière quelle qu’elle soit, rendant l’écriture et la lecture quasiment impossible, ou du moins très inconfortable, Evyline consentit à lui montrer la première page de son journal, qui ne contenait aucun mot mais une première esquisse de son rêve récurrent.

« Incroyable ! L’imagination est une force sans commune mesure. Et cette forme, par la hm…
- Fenêtre ?
- Fenêtre, oui ! On dirait l’une de nos falaises abyssales. La ressemblance est troublante ! Vous avez du talent pour le dessin.
- Vous me flattez. Mais vos croquis à vous regorgent de vie, contrairement aux miens.
- Ce sont juste les tremblements de ma main, vos minuscules mines de charbons ne me sont pas totalement adaptées. »

Evyline n’était pas indifférente face à la curiosité candide et la politesse sans faille de l’ambassadeur triton. Il faisait une compagnie tout à fait agréable, sans comptait que son monde était totalement inconnu à Evyline, ce qui en faisait un sujet d’étude particulièrement excitant.

« Si vous passez à Opale dans le futur, je serai ravie de vous montrer mes peintures. »

Zvintoch émit une sorte de claquement visqueux qu’Evyline interpréta comme un acquiescement heureux, et une conclusion satisfaisante à cette conversation. Son esprit fatiguait. Son corps ne réagissait pas tout à fait normalement à l’épuisement physique, mais elle ressentait très vite le besoin de s’isoler et de s’enfermer sur elle-même, dans une sorte de méditation qui lui était venue naturellement, sans qu’elle ne se pose trop de question. Leur guide leur apporta quelques rations, au cas-où, et tous partirent se reposer quelques heures.

Evyline se posa au bord du précipice, en direction de l’Ouest. Les étoiles et la Lune éclairaient faiblement les plaines arides qui s’étendaient sous ses yeux. Un fin voile de poussière de roche flottait au dessus du sol, soulevé par la brise du soir. Au loin, derrière un relief aux allures menaçant que ne pouvait qu’à peine entrevoir Evyline, se trouvait la frontière qui marquerait leur entrée dans les Terres Brûlées. Loin de la civilisation qu’elle connaît, loin de ses errances. Elle s’étendit sur le sol, son sac lui servant d’oreiller, et contempla l’immensité de l’océan noir au dessus d’elle, bercée par des bruits étranges en contre-bas, qu’elle identifia comme étant les congénères du Jiangshi rencontré plus tôt.

*

Il se déplaçait à pas de loup. Il profita du fait que la sœur éveillée du triton soit occupée à abattre d’un trait d’arbalète l’une de ces créatures qui tentait de grimper la paroi rocheuse. Il vérifia rapidement, sans bruit, que le reste de la troupe étaient bien endormie, se servit là ou il le pouvait, récupérant tout ce qui pouvait bien avoir de la valeur, puis se dirigea à l’autre bout de la falaise, ou son employeur était occupée, elle-aussi, dans les bras de Morphée. Il s’approcha lentement, tendit le bras vers le sac de la femme qui avait légèrement roulé sur le côté. Il y dénicha une bourse, qu’il voulut s’empresser d’enfouir dans sa propre besace. Son bras ne répondit plus. Une force, dont il eût du mal à dénicher l’origine dans l’obscurité, entravait tout mouvement. Des racines.

« Je ne dors pas beaucoup, vous savez, fit une voix féminine.
- Je…
- Reposez mon argent bien gentiment, s’il-vous-plaît. »

L’étreinte se desserra, et le vieil homme laissa tomber la bourse au sol. Il voulu reculer de quelques pas, mais la sorcière l’en empêcha.

« Je n’aime pas vraiment être poignardée dans le dos, vous savez ?
- Je ne l’aurai pas laissé faire. »

Une troisième voix vint de derrière-eux. Elsbeth, sa dague à la main, attendait patiemment le moindre mouvement brusque de la part du guide pour intervenir. L’homme se risqua à un sourire, et cessa de lutter.

« Pris la main dans l’sac… Désolée, c’dans ma nature. Allez, on s’en va bons copains ?
- Je n’aime vraiment pas être poignardée dans le dos, » répéta Evyline tout en raffermissant sa prise sur le vieil homme. Les racines rampèrent sur son bras, atteignant presque son cou.

Zvintoch et ses sœurs ne tardèrent pas à intervenir à leur tour, alertés par le bruit et les voix. Evyline n’était pas forcément contre l’idée de le punir comme il se doit. Il constituerait, de plus, un repas digne de ce nom pour ses mutations. Mais pas comme ça. Pas devant les autres. Elle laisserait les autres décider de son sort. En tant que diplomate officiel, le triton était la personne toute désignée pour trancher ce genre de décision.
Mar 1 Nov - 10:17
« Est-ce une sorte de jeu ?
- Ce connard a essayé de me voler ma bourse pendant que je dormais.
- Je vois ! Il a commis un délit ! Formidable ! Adorable ! C'est si typique !
- Vous trouvez ? Moi, ça me fait chier. »

Zvintoch le 19ème n'avait malheureusement jamais rencontré beaucoup de délinquants durant ses trajets. Et il arrivait souvent que ses sœurs détruisent le délinquant avant que le malheureux Zvintoch ne saisisse l'occasion d'en apprendre plus sur l'Homme et sur les Vices de l'Homme.

« Commencez par rendre les devises que nous vous avons payé. Vous vous êtes disqualifié en tant que guide, cela me semble juste de nous faire rembourser !
- J'ai d'jà tout dépensé. Pour ma fille. Elle a le... cancer. Faut un traitement de Myste.
- Des conneries, c'est évident !
- Peu important dans tous les cas. Ça reste un vol, peu importe son contexte ! Et, voler une malade pour soigner une malade ? Ça ne ferait aucun sens, voyons ! »

Elsbeth baisse sa garde, tandis qu'elle aperçoit les deux imposantes soeurs encercler le vilain brigand. Elle peut relâcher sa vigilance et se permettre une question toute naïve concernant les arcanes judiciaires tritons ! Un ravissant petit chat curieux, comme les vrais, Zvintoch voudrait la prendre dans ses bras, mais malheureusement, elle est sous cette forme beaucoup trop large pour cela.

« Qu'est-ce qu'on fait aux voleurs par chez vous ?
- Cela dépend. L'Empire Triton est si vaste, ses lois sont très variables selon les régions... Dans les Abysses, les criminels se voient extraire chirurgicalement leur libre-arbitre, puis nous servent de serviteur jusqu'à la fin de leur regrettable existence. Ils deviennent nos outils ! Une justice implacable ET pratique.
- Le... LE LAISSEZ PAS M'TOUCHER !
- Rassurez vous mon brave, voyons, les lois abyssales n'ont évidemment aucune légitimité en Surface ! Je vais me référer aux codes de Xandrie, ne sommes-nous pas encore en sa juridiction, ou au moins encore très proches ? Que préconise la loi de Xandrie ?
- Ben, un peu de prison, je suppose ! propose Evyline, manifestement déçue.
- Emprisonnons-le quelque part ici avec quelques vivres ! Nous repasserons le chercher à notre retour. Nous pourrons alors le livrer aux autorités xandriennes afin qu'il subisse une procédure judiciaire humaine dans les règles de l'Art ! Considérant que mademoiselle Evyline est la victime, nous pouvons considérer mademoiselle Elsbeth comme membre le plus objectif de l'assemblée et apte à former le jury de cette affaire. Mademoiselle Elsbeth, que pensez vous de la sentance ?
- Hum...
- Vous voulez me laisser ici ?! Ah putain bah non qu'ça me convient pas, z'êtes dingues !
- Mais voyons, l'avis du coupable n'importe pas ! Veuillez laisser le jury réfléchir.
- C'est tout réfléchi. On le laisse là, d'accord. Mais revenir le chercher au retour ? J'en suis pas sûre, seulement si on a le temps. Et si on s'en souvient.
- Soit, mettons donc la peine en place. »

Merveilleux ! pensa Zvintoch, en sa langue natale, Qu'il est sympathique d'appliquer le droit humain !
Ma décision fut expéditive et implacable, c'est cela qui caractérise une saine Justice

Et Zvintoch le 19ème de faire claquer ses doigts mous ! Ses soeurs aussitôt comprennent qu'elles doivent aménager une agréable cellule, ici à même la falaise, dans le creux d'une petite grotte ; c'est réellement très étroit et lorsque la massive pierre portée par Glsasn la 55ème recouvrira l'entrée, il y fera terriblement sombre ! Mais après tout, nous avons affaire ici à un traître, alors doit-on se soucier de son confort ? Assurément, non, pas vraiment.

T'Nussask la 56ème se permet de prélever le guide des mains d'Evyline. Celui-ci se débat, naturellement, mais la situation évolue favorablement lorsque Zvintoch autorise sa soeur à appliquer des blessures non létales mineures, telles que la destruction de son auriculaire, le petit doigt inutile des mains humaines. Bien qu'inutile en matière de préhension, la densité de ses terminaisons nerveuses est un interrupteur très efficace lorsqu'il s'agit de négocier avec un humain agressif qu'on ne veut pas abattre.  

T'Nussask la 56ème a l'habitude de briser des auriculaires.

Malgré les hurlements et les pleurs de l'ignoble voleur, la conversation va bon train entre les trois individus les plus civilisés du groupe.

« Êtes vous traumatisée Evyline ?
- Non, ça ira. Par contre, faut se barrer, là, vraiment.
- Ah ! Saloperies ! »

Tel un argument à la proposition d'Evyline, une nouvelle gerbe de sang s'invite dans la conversation, tandis que l'étrange hybride vient d'égorger l'un des morts-vivants avec l'un de ces grands couteaux. De ces créatures, qui semblent se multiplier dans les ténèbres noyant le bas de falaise, il y en a toujours plus, elles affluent à un rythme inquiétant vers la position de l'escouade d'aventuriers (et d'amis).

« Il y a une horde... Il doit y avoir une horde en bas de la falaise. On va se faire déborder si on reste ici toute la nuit, tirons nous ! »

Zvintoch craint que ses soeurs aient bâclé leur travail de justice ; car il aperçoit au loin la grande porte en pierre de la cellule du guide, déjà branlante sous les attaques de morts-vivants, menaçant l'intégrité du repris de justice enfermé dessous ! Décidément, ses soeurs ont le chic pour rater des tâches sommes toutes triviales ! Elles se précipitent pour rejoindre le petit groupe, et tandis que T'Nussask arrache la cervelle de l'un des zombies d'un trait de sa puissante arbalète tandis qu'il se hissait sur le rebord de la falaise, Glsasn attrape Zvintoch en courant afin de le poser sur son immense dos confortable : voilà enfin une initiative intelligente !

Et dans la nuit nos amis s'engouffrent !

***

Journal de l'Ambassadeur Zvintoch le 19ème a écrit:Début du journal.

Quel ennui ! Oui ! Quand donc pourrons nous nous installer ici ou là dans un coin de nature confortable dans lequel nous pourrons discuter ?

Mes deux amies humaines semblent suivre des objectifs bien précis : elles n'ont pas le cœur aussi vif et prompt à l'extase que le mien. Agacées par le retournement de veste de notre Guide, je sais que la situation est stressante pour elles. Elles sont moins loquaces, et ne répondent que paresseusement à mes tentatives de dialogues, tandis que nous fuyons plus haut dans ces rocailles.

Je suis personnellement ravi de m'être fait berner par ce voleur, cela fait un bon cas d'école à étudier. L'humain, en tant qu'espèce terrestre intelligente, présente de multiples vices que je me dois de disséquer exhaustivement. Le sexe, l'argent, la fierté et la domination sont des interrupteurs à connaître lorsque vous négociez avec les primates : actionnez les au bon moment et vous vous en faites de fidèles amis !

L'air se fait de plus en plus sec tandis que nous avançons. Heureusement, mes sœurs se sont vues dotées de poumons plus adaptés au voyage par Mère. Elles m'ont transporté sur des dizaines de kilomètres, mais je sens bien, par leurs halètements rauques et leurs crachats de colle noire, que même elles souffrent de cette déplaisante altitude.

C'est dans cette ambiance pesante que je m'escrime a poursuivre cet amusant journal.

Quel ennui ! Mais quel plaisir aussi, évidemment.

Fin du journal.

Zvintoch le 19ème relève la tête, hors de son journal, tandis qu'une bourrasque de vent ensablé choisit ce moment pour venir lui gratter les branchies. Peste !

Ce sont ensuite des disputes qui viennent lui gratter les oreilles. Les deux femelles humaines, en colère, semblent s'être lancées dans une joute verbale. Chez les tritons abyssaux, les femelles ne haussent généralement le ton que lorsqu'il s'agit de s'approprier un mâle vierge ! Mais bien sûr, Zvintoch se doute que ce sujet n'est pas à l'ordre du jour pour ces deux là ! Intrigué, il s'immisce tout naturellement dans le débat.

« Sur quoi vous disputez vous ?
- J'ai besoin de faire un détour sur Andoria... Dit la lynxette en se tournant calmement vers Zvintoch le 19ème, C'est sur la route, ça ne nous rallonge que de quelques jours. Nous pourrons nous reposer là-bas, et faire le plein de provisions pour le retour.
- Aucune envie d'aller là-bas. C'est pas là-bas que je vais, j'ai pas envie d'y perdre mon temps ! »

Décidemment, les talents de médiation du bon Zvintoch le 19ème étaient bien souvent sollicités depuis quelques heures. Voyons cela !

« D'une part, ce n'était effectivement pas l'objectif initial de notre voyage, et Evyline n'a pas payé pour le rallonger. D'autre part, Andoria ? Ce nom est charmant, j'ai très envie d'y aller !
- C'est le siège de l'Alliance ! Pour quelqu'un de vos ambitions, je suis sûre que vous trouverez l'endroit intéressant, et vous aurez surement à y retourner un jour pour affaires, connaître le chemin vous sera utile. De plus, c'est très beau, en cette saison...
- Merveilleux ! »

Les muscles de Zvintoch se tordent en un large sourire, laissant paraître sa dentition finement limée et alignée. Bien que le différent semble déjà résolu, Evyline revient à la charge.

« Vos soeurs penseront surement que rallonger notre voyage est une décision dangereuse. Pas vrai les soeurs ? »

Elles hochent toutes les deux la tête, ayant bien compris quel enjeu se joue ici. Inquiètes de traîner davantage leurs nageoires dans ces régions arides et dangereuses, elles voudraient, au plus possible, écourter le voyage. C'est si cocasse ! Zvintoch ne parvient pas à réprimer un petit gloussement amusé devant l'adorable naïveté d'Evyline qui pense que l'avis de ces deux bombonnes incompétentes et laides l'intéresse !

« C'est peu important ! Si leurs votes comptent pour deux, alors le mien compte pour six. Et les vôtres comptent aussi pour six ! Donc même si vous vous liguez numériquement contre nous, la pondération supérieure de nos votes nous fait remporter la victoire -et ce, grâce à la biologie tritonne. »

Zvintoch adore jouer à la Démocratie avec ces femelles. En plus il gagne !

« Vous devriez nous suivre, Evyline. Seule dans cette région, vous n'avez aucune chance. Si nous faisons ce détour, je vous aiderai en retour dans votre propre... quête ? Hum, peu importe ce que vous venez faire ici, je vous aiderai. »

Qu'Elsbeth reprend, fixant de ses yeux félins sa nouvelle copine Evyline. Elle soupire et acquiesce. Jusque là, Evyline avait hérité du rôle de Guide... mais subtilement, Elsbeth vient de lui piquer le pouvoir ! Ça n'a pas échappé à Zvintoch le 19ème : il y a une force autoritaire et inflexible qui émane de la voix de l'humaine à deux peaux ! C'est caractéristique des bien-nés qui ont pour habitude de se faire servir et à qui on doit respect et fidélité.

Elsbeth, comme Zvintoch, est issue des hautes castes de sa race. Evyline obéira-t-elle à ses décisions, fussent-elles égoïstes et disruptives, et pliera-t-elle sous toutes ses promesses ? Inspiré, le bon Zvintoch commence à schématiser le visage d'Elsbeth sur son carnet, espérant distinguer les traits physiques qui distinguent les humains bien-nés de leurs serviteurs...
Mar 1 Nov - 16:25
L'atmosphère était légèrement électrique, mais Beth savait lâcher du leste. D'une certaine façon, elle avait pris la place du guide et cela ne plaisait pas forcément à l'une de ses convives qui ne voyait pas l'utilité d'un détour. Pourtant il y en avait une, bien flagrante : le manque de vivres qui se ferait de plus en plus ressentir pour les prochains jours. L'arnaqueur n'avait pas vu la peine de voir large pour un voyage qui aurait bien pu se terminer la nuit précédente et ils avaient encore des kilomètres à parcourir avant d'arriver ne serait-ce qu'à Andoria.

« - Nous devrions arriver après-demain à l'orée du Bois Rouge. Nous n'avons pas besoin de les traverser, la Grande Voie longe le fleuve. À ce moment là, vous comprendrez. »

Jetant un coup d’œil furtif sur sa gauche, la jeune femme se recroquevilla. Sous le regard surpris de ses partenaires, son corps sembla soudain prendre moins de volume et sa chair, ses os, ses muscles se tordirent en même temps que ses vêtements se recouvraient de poils. Elle était à nouveau un lynx et bondissait en direction de fourrés, s'éloignant de plusieurs dizaines de mètres.

Quelques instants plus tard, un piaillement se fit entendre. Le convoi n'avait pas interrompu sa progression et la révolutionnaire le trouva sans peine, tenant entre ses crocs une forme opaque... un dindon sauvage ! Elle ne pouvait pas parler, mais n'entreprenait pas de se retransformer non plus ; elle avait encore d'autres proies à chasser. Elsbeth n'avait pas prévu de se mêler au voyage, à l'origine, et il était hors de question qu'elle pioche dans les réserves de nourriture de ses compagnons sans apporter sa contribution. D'une flexion du cou, elle envoya valser sa proie entre les jambes de celle qui se faisait appeler Evyline, espérant qu'elle saurait préparer la volaille. Elle aurait sinon le temps de s'en occuper plus tard ; les connaissances acquises durant ces mois passés à vivre dans la nature, entre Opale et Xandrie, s'avéraient définitivement utiles.

La princesse répéta l'opération à plusieurs reprises, s'éloignant lorsque son odorat lui signalait une présence animale et revenant à chaque fois avec un gibier entre les dents. Elle avait pris le coup pour leur infliger une mort rapide, leur brisant la nuque entre ses puissantes mâchoires, mais parfois des marques de crocs laissaient transparaître une débâcle dont elle se serait bien passée. Ce n'était pas car elle pouvait se changer en animal qu'elle appréciait la viande crue pour autant...

Ainsi, la journée passa rapidement ; le voyage s'était fait sans embuches. Les Jiangshi ne les avaient pas suivis, comme elle s'y attendait, et il n'y avait pas d'autres ruines en chemin. Il était fort probable qu'ils trouvent une cabane de chasseur ou le gîte d'un batelier à proximité du fleuve ; en revanche elle ne s'attendait pas à ce que les deux bombonnes de Zvintoch puissent bénéficier de l’hospitalité des locaux.

« - Nous allons dresser le camp le long de la rive, en faisant bien attention à ne pas tomber sur le territoire d'un Héliocaure.

- À la bonne heure, vous avez enfin repris forme humaine ! Je me demandais si vous aviez un nombre de transformations limitées...

- Donc vous ne nous avez pas adressé la parole de la journée et quand vous le faites, c'est pour nous donner des ordres.

- Ah ? Vous avez une proposition, peut-être ? À part s'épargner un détour nécessaire et s'aventurer droit vers le danger, sans préparation ni nourriture ? »

Les deux jeunes femmes se regardaient à nouveau en chien de faïence, tandis que l'ambassadeur réfléchissait visiblement à un moyen de couper court au conflit. Par chance, il avait tout prévu.

« - Si vous le souhaitez, mes sœurs se sont occupées de préparer les carcasses d'animaux terrestres que vous nous avez ramenées. J'imagine que vous les préférez cuites... »

Regardant autour d'elle, la révolutionnaire décida de s'écarter du groupe quelques instants pour investiguer les lieux. Ils n'étaient qu'à une centaine de mètres de l'Argenté ; le torrent d'eau était audible depuis l'endroit où ils avaient fait halte. Par chance, aucun monstre dans les parages et la pleine lune dans le ciel, suffisamment pleine pour éclairer la nuit à venir, aussi bien qu'embrouiller les esprits. Sans accorder un seul regard à Evyline, Elsbeth revint apporter la bonne nouvelle :

« - Les environs ont l'air sûrs, nous pouvons camper ici cette nuit.

- Parfait. Je vais profiter qu'il fasse encore assez jour pour trouver du petit boit pour le feu. À moins qu'il me faille des yeux de lynx pour savoir quoi faire, » cracha l'organisatrice du voyage avant de partir vaquer à ses occupations, sans même attendre son reste.

À vrai dire, Beth comprenait très bien ce que l'opaline ressentait, mais son égo l'emportait sur sa volonté de résoudre le conflit. Elle n'avait rien à gagner à faire des efforts pour quelqu'un tant que cela ne servait pas sa cause. Parfois, sans se rendre compte, la cheffe révolutionnaire pouvait apparaître comme ce qu'elle méprisait plus que tout : une gamine arrogante et hautaine, une véritable princesse... Ironique.

Alors que les femmes-poissons veillaient à tour de rôle, tout le monde dormit à poing fermés cette nuit-là. La fatigue accumulée se faisait cruellement ressentir et, comme Elsbeth s'y attendait, plusieurs heures de sommeil ne suffirent pas à rattraper le retard pris lors de la journée précédente. Finalement, après un réveil pénible, le groupe décida de reprendre la route au petit matin. Ils n'avaient pas encore fait le tiers de la route vers Andoria.
Mar 1 Nov - 20:39
Le mort la regarda dans les yeux. Immobile, il avait stoppé net sa course en croisant son regard. Sa tête pendait sur le côté, et sa langue, bien trop longue, tombait sur un morceau de chair de sa poitrine, mise à vif. Son intense réflexion ne dura qu’une seconde, mais pour les morts, le temps n’a que très peu d’importance. Après ça, il reprit sa course vers la sorcière, lâchant une sorte de grognement qui résonna dans les entrailles de la femme.

Evyline se contenta de faire un pas de côté et de lever sa main vers la créature, les extrémités de ses veines verdâtres s’étendirent d’elle-même vers son assaillant, saisissant son crâne, s’enfonçant dans le moindre orifice, provoquant des craquements qui la firent légèrement tressaillir. Le Jiangshi finit par s’écrouler lourdement au sol, inerte. Elle contempla ainsi le cadavre quelques secondes, avant de reprendre sa route. Elle s’était éloignée du groupe, contrariée. Ce détour ne lui plaisait pas. La région ne lui plaisait pas. Elle devait voir ces ruines, comprendre quelque chose qui lui échappait encore, mais traîner plus que nécessaire n’était pas dans ses plans. Ses vomissements ne s’étaient pas arrangés. L’idée de continuer seule lui avait bien sûr traversé l’esprit, mais ç’aurait été stupide pour pas grand-chose. Plutôt que de se prendre la tête, Evyline plongea plutôt son regard dans l’immensité du Rien qui l’entourait.

Evyline, peut-être que tu vois ça.
Et peut-être aimeras-tu Andoria.
Que ce ne soit pas qu’une perte de temps.


Elle rattrapa finalement la petite troupe.

*

« Le Bois Rouge, » fit simplement Elsbeth.

La forêt marquait la frontière entre les deux régions, d’une façon assez remarquable. La nature subsistait tant bien que mal du côté de Xandrie, puis voyait ses couleurs virer au rouge, avant de tout simplement les perdre, loin à l’horizon, où le regard de la troupe pouvait encore porter. Au-delà, le seul semblant de vie qui parvenait à émaner du sol devait son salut à l’Argenté, qui continuait encore pendant de nombreux lieux, bien qu’il perdait de sa superbe au fur et à mesure que le groupe longeait le fleuve. Quelques corbeaux croassaient encore, leur indiquant que tout n’était pas encore mort dans les environs. Evyline gribouilla quelques mots dans son journal, prit des notes concernant les Bois qu’ils ne traversèrent pas, mais qui attisaient sa curiosité.

Ils s’arrêtèrent un petit moment près du bord, pour remplir une dernière fois leurs gourdes, et se débarbouiller. Au delà, leur indiqua Elsbeth, l’eau ne leur apporteraient rien de bon. Un fin brouillard recouvrait la surface de l’eau. La sorcière ôta ses bottes, et plongea les pieds dans l’eau, plus chaude qu’elle ne l’eût imaginé. D’après ses nombreuses expériences sur ses mutations, l’eau, encore moins celle-ci, ne rapportaient pas grand-chose à ses racines, et bien qu’elles émettaient une faible lueur à chaque contact avec le liquide, les douleurs ne diminuaient pas. Evyline regrettait de ne pas avoir ponctionner le sang de ce stupide guide avant de l’enfermer.

A ses côtés, Zvintosh, qui l’avait poliment laissé vaguer à ses pensées, se leva d’un bond.

« Bien le bonjour ! » lança-t-il à la forme sombre que l’on pouvait distinguer à travers le brouillard.

Ses sœurs s’agitèrent, Elsbeth releva la tête. La forme, mouvante, s’approcha lentement, et bientôt la pointe d’une barque se découvrit, et la petite embarcation s’arrêta proche de la terre. A son bord, un vieil homme encapuchonné, à la barbe grisonnante et au regard triste. Il déglutit, puis les salua poliment, avant de commencer à rediriger sa barque.

« Attendez ! S’empressa l’Ambassadeur triton. Quelle joie de voir une nouvelle tête ! Peut-être êtes vous pécheur ?
- Si c’en est un, répliqua Elsbeth, c’est un bien mauvais pécheur. Il ne trouvera rien ici. »

Le vieil homme ne répondit rien, haussa simplement les épaules, avant de sortir de sa besace une parchemin vieillissant et sale.

« An-o-ia. » lâcha-t-il finalement, au prix de lourds efforts.

Il toussota puis cracha dans l’eau. Evyline échangea un regard avec Zvintoch, plongea sa main dans son propre sac et en sortit trois pièces, ce qui attira inévitablement le regard du vieillard.

« Elsbeth, commença la sorcière. Dans votre infinie sagesse, peut-être pourriez-vous nous dire si emprunter le fleuve nous faciliterait la tâche. »

La nouvelle guide ne releva pas la pique, et répondit simplement.

« Ce serait plus rapide.
- Mais ?
- Mais rien ne nous dit que le danger ne grouille pas tout autant dans les profondeurs. »

Le triton et son escorte échangèrent quelques claquements de langue et sifflements aigus, et Evyline ne put déterminer si il s’agissait là d’un débat houleux ou d’une discussion tout à fait calme.

« Mes sœurs nous escorteront sans soucis sur le fleuve, plus efficaces encore que sur la terre ferme ! »

Evyline se releva, lança les pièces d’or vers le vieil homme qui s’empressa de les enfouir dans sa besace. Puis il fixa alternativement les deux immenses sœurs qui accompagnaient l’ambassadeur, et son embarcation, large mais pas si large.

« Oh, ne vous inquiétez pas, mon brave ! Elles nageront. »

*

Le vieillard, méfiant mais heureux de son salaire du jour et de pouvoir se reposer, s’était posé à l’arrière de l’embarcation, tandis qu’Elsbeth se tenait à l’avant, tentant de percer le brouillard du regard, qui ne cessait de s’épaissir. Les sœurs de Zvintosh poussaient l’embarcation depuis la surface de l’eau, sans aucun mal. Evyline vint s’asseoir aux côtés de l’homme. Sa respiration était lourde, et il se tenait le bras avec délicatesse. La sorcière avait bien vite compris. Elle avait reconnu la façon dont il s’était emmitouflé dans son manteau, ne laissant aucun bout de peau transparaître. Elle était passée par là, elle aussi. Ses propre vêtements avait été conçus pour. Elle déboutonna un bouton de sa manche gauche, puis la remonta légèrement. Plusieurs racines, pas entièrement immobiles, remontait jusqu’à son épaule, disparaissant sous un tissu noir et épais.

Le vieillard jeta un coup d’œil vers l’avant de l’embarcation, avant de souffler et de remonter sa propre manche et d’ôter son gant droit, dévoilant une peau de pierre, parsemé de fissure, de caillots, quelques minuscules insectes se précipitant vers l’obscurité des quelques cavités ici-et-là. D’un regard, la sorcière demanda la permission de toucher, avant de parcourir du doigt le bras de l’homme, ce qui ne sembla pas lui être douloureux. La surface était froide, rugueuse, rigide. L’homme rabattit soudainement sa manche lorsque Elsbeth revint s’asseoir au milieu de la barque.

« An-o-ia, fit-il. 
- Vous pensez trouver de l’aide à Andoria ? »

Il acquiesça d’un faible signe de tête.

La journée défila, et gagnèrent plusieurs lieux de distance sans encombre, jusqu’au soir tombé, où les sœurs se reposèrent, tandis que l’embarcation flottait proche du rivage. Le brouillard avait commencé à se dissiper, et le Bois Rouge n’était maintenant qu’à peine visible, derrière eux, en grande partie caché par les falaises qui s’élevaient au devant. Le vieil homme, accroché à une canne, s’était assoupi. Evyline veillait près de lui, occupée à dévorer l’une de ses rations qu’elle comptait bien ne pas vomir cette fois, tout en écrivant une nouvelle entrée dans son journal.

Le calme plat qui régnait ne fut dérangé que par une léger remous au milieu du fleuve. L’une des femmes poissons releva la tête instinctivement, puis se laissa glisser sous l’eau dans un silence maîtrisée. Un sifflement plus tard et plusieurs remous plus tard, quelque chose émergea à la surface de l’eau. Un carreau d’arbalète planté dans la chair, la créature marine était inerte. La seconde des sœurs s’engouffra sous les flots à nouveau, après avoir bousculer son frère pour le sortir de ses songes.

« Des Nagas ! » S’écria-t-il.

Evyline se releva d’un bond lorsque l’une de ces créatures émergea près d’elle, de sous l’embarcation. Le vieil homme se réveilla en sursaut, mais n’eût pas le réflexe de se jeter sur le terre ferme. Le Naga posa la palme sur lui, tentant de l’attirer vers l’eau. L’une des sœurs de Zvintoch émergea à son tour et dans un grognement assourdissant, l’envoya d’un coup sec au loin. D’autres monstres surgirent de sous les flots, et si Elsbeth eût le temps de planter sa lame dans l’œil de l’un d’eux, ils étaient trop nombreux pour les empêcher d’agripper le vieil homme qui paniquait, se débattant. Les griffes d’un Naga lui arracha la peau de l’épaule, tandis qu’un autre se saisit de lui et le tira dans l’eau.

Surprenamment rapide, Evyline se précipita au bord et planta sa main dans la nageoire de la créature, son réseau de racine s’enfonçant dans la chair, s’agrippant. Le Naga hurla, et entraîna la sorcière à sa suite, dans les profondeurs.

*

Journal d’une mort-vivante, entrée numéro dix.

Bien que je n’apprécie cela que moyennement, j’éprouve de l’empathie pour mes semblables. Lui, bien qu’il ne m’ait pas donné son nom, me semble bien plus proche que n’importe quel autre membre du notre petite troupe. Et son étonnante mutation pique ma curiosité. Je crois que le voyage vers Andoria me sera bien moins douloureux auprès de lui. J’ose espérer qu’il y trouvera l’aide qu’il cherche.
Mar 8 Nov - 22:34
Il leur hurle de plonger pour les sauver, son frère ; elle n'en fait rien. Et puis son frère a des mots bien plus durs et plus menaçants, alors enfin elles plongent, léguant la défense de l'Ambassadeur à Elsbeth, faisant grave entorse à leur mission gravée dans leurs gênes. Zvintoch le 19ème sera le premier à vous affirmer qu'une vie humaine vaut dix mille vies de nagas. En une cacophonie de jurons tritons conjugués à du vocabulaire bien humain, il encourage à tue-tête tout ses comparses, il les encourage à convertir ces décadents en monceaux de viande morte qui fonderont sous la langue.

Quant à Glsasn la 55ème, elle plonge terrifiée à la poursuite d'Evyline, ainsi que l'a ordonné Zvintoch le 19ème. Naturellement, ce n'est pas pour elle qu'elle a peur mais pour son grand frère, amputé de ses gardes du corps.

Elle creuse l'eau de ce lac, comme le ferait l'une de ces torpilles epistopolitaines. En quelques secondes elle a déjà la silhouette du naga et de sa proie en vue, mais ces quelques secondes correspondent déjà à des dizaines de mètres de profondeur.

La suite se joue en une pincée de secondes supplémentaires. Le naga, remarquant qu'il était suivi, a freiné et s'est retourné pour vérifier ce qui était à ses trousses ; une grave erreur puisque voici déjà son cerveau fongique s'écoulant hors de son crâne dans de douces volutes rosées. Constatant qu'Evyline ne se détache pas, car d'étranges tentacules l'attachent au naga, oui, le naga a attrapé Evyline mais Evyline l'a attrapé en retour, alors Glsasn arrache tout bonnement la nageoire capturée par Evyline pour gagner du temps.

Le corps mutilé s'abîme pathétiquement vers le fond du lac. Son sang se répand autour de Glsasn la 55ème et elle en respire, bien malgré elle, et ce sang a une odeur abominable, c'est de l'ordure, de la merde putride, c'est comme respirer une soupe de défécations, et bien que ce soit un plaisir de répandre le sang de ces abominations, devoir le respirer est par contre un supplice pour un triton impérial.

Il faut remonter Evyline au plus vite, tant pis pour les paliers de décompression. Glsasn espère que ses poumons tiendront le coup : si Evyline meurt, son grand frère tiendra surement des mots terriblement durs à son sujet, il la châtiera comme il se doit en la déconstruisant de sa verve, et ça sera bien mérité : dans une telle situation, son grand frère aurait bien raison de lui faire remarquer qu'elle est laide, minable et pataude, et qu'elle laisse mourir bêtement ses amis humains entre les palmes visqueuses de ces horreurs qui polluent les océans des tritons.

***

Tentant vainement de rappeler à ces dégénérés l'ascendant impérial qu'il a sur eux, Zvintoch le 19ème se retrouve dans une posture rare : en danger direct de mort.

« Vous n'avez pas d'armes ?! que lui hurle Elsbeth sur un ton plus accusateur qu'étonné.
- Mes armes sont mes soeurs. Elles ne devraient pas tarder à... »

Ils bousculent la barque, ils la cognent par en-dessous : ils cherchent à la renverser. Bien que primaires, ces formes de vie ont trouvé l'intelligence d'attaquer en restant hors de portée des dagues d'Elsbeth.

« Ne paniquez pas, elles vont revenir, très bientôt. »

Ça ne suffit pas à rassurer la chatte humaine. Elle s'échine à gagner du temps, attrape une rame au fond de la coque de noix pour allonger sa portée, essaye de distribuer quelques coups à la bête qui va les renverser ; mais le malheureux outil se fait vite happer sous l'eau et Elsbeth a bien failli le suivre.

Et pendant ce temps Zvintoch émet de terribles crissements à l'encontre des nagas, leur exhorte avec grande haine qu'ils s'exposent à des représailles de la part de l'Empire Triton, que leurs enfants finiront esclaves ou batteries organiques, qu'on utilisera leurs soeurs comme réservoirs reproductifs de basse qualité, que les survivants de leurs tribus seront déportés et exposés comme trophées vivants et éternels au temple de chair semi-existant situé à la lisière des Entrailles.

Mais ces menaces ne sont pas aussi dissuasives que ce carreau surgit des profondeurs, qui transperce verticalement l'abomination, de l'anus au cerveau, pour le plus grand plaisir de la barque, qui retombe lourdement sur l'eau. Attrapée par les soeurs de Zvintoch, l'embarcation accélère dans un vacarme assourdissant. Sur le dos de Glsasn, Evyline, sur celui de T'Nussask, le vieillard.

***

Il a fallu nettoyer le rivage sur lequel ils ont accosté. D'autres nagas attendaient là, au pied de la falaise, minables et patauds. Prenant peur lorsqu'ils ont vu revenir non pas leurs amis, mais leurs proies ; des proies devenues prédateurs et déterminées à ne pas en laisser un seul retourner auprès de sa famille. C'était en tout cas l'ordre de Zvintoch, adressé à ses soeurs !

Tandis que les humains évacuaient l'eau hors de leurs poumons et recouvraient leurs esprits, les femelles tritonnes avaient trouvé le temps de proprement exécuter quatre nagas. D'autres avaient fui. Bien ! Ceux-là reporteraient au reste de la tribu qu'ils s'étaient frotté de trop près à l'Empire Triton, qui leur a offert un aperçu de leur futur a tous...

Circulant au milieu des corps afin d'évaluer de quelle races bâtardes ces minables sortent, Zvintoch commet l'erreur de marcher près d'un naga pas assez mort, qui crache un faisceau sanglant sur ses talons.

R VRKEA KRUYURK'UL NAZ NZALTAV (Comment oses-tu souiller mes bottes, déchet)

Glsasn se rapproche, un carreau dans sa palme. L'aberration, occupée à se noyer dans son sang dégénéré, tente vainement de s'accrocher au mollet de Zvintoch le 19ème et implore sa pitié. Dégoûté, il s'en écarte.

TZALVALZ'VORGUL T'KUAL PRAKLAZ R VROLZ (Ta sous-race n'est que de la matière première pour l'Empire Triton)

La mise à mort est un châtiment bien doux pour de tels animaux assoiffés de sang ! Mais Zvintoch le 19ème ne peut décemment pas organiser mieux, alors qu'il doit déjà s'affairer à convaincre les humains que ces choses ne sont rien d'autre que des simulacres biologiques de triton.

Glsasn transperce le cerveau de ce bâtard d'un carreau bien affûté, une palme plaquée contre sa bouche, afin de s'assurer que les gémissements de la bête n'incommodent pas plus longtemps son frère. Zvintoch s'en va rejoindre Elsbeth.

« Les tritons et les nagas n'ont, voyez vous, aucun parent en commun.
- Hum ?
- Assimiler tritons et nagas serait tout aussi absurde qu'assimiler, par exemple, humains et porcs.
- Excusez moi, Zvintoch, mais je pense que nous avons plus urgent à gérer... »

Les soeurs tritonnes avaient déposé leurs humains respectifs contre la paroi de la falaise. Le vieillard, piteux, brisé, ronfle bruyamment ; il ronfle une fois, deux fois, des dizaines de fois, comme s'il n'était pas seul à l'intérieur de son propre corps. Puis on remarque son pantalon déchiré, laissant à nu l'ignoble peau devenue terrier d'une colonie d'insectes. Stupéfait, perché entre fascination et dégoût, Zvintoch peine à décoller ses trois yeux de cette saisissante vision ; lorsqu'il y parvient, il jette un regard interrogateur à Elsbeth, qui hausse les épaules. Mais donc, ça signifie quoi, un haussement d'épaules ?

Quant à Evyline, radieuse, bien que comme à son habitude flottante dans son vomi et blanche comme un fantôme, adresse un sourire à l'Ambassadeur tandis qu'il vient s'enquérir de son état.

« Je suis confus ! Mes soeurs ont fauté et n'ont pas su protéger votre intégrité. J'en prends la responsabilité. »

Pour seule réponse, Evyline rejette de nouveaux fluides, droits sur les bottes de Zvintoch le 19ème.

« Dites pas n'importe quoi. Se noyer c'est horrible... Remerciez votre soeur de m'avoir tiré de là, et à votre autre soeur d'avoir sauvé ce monsieur. Faites leur un câlin de ma part, éventuellement. »

Une fois n'est pas coutume, Zvintoch est sans voix. Cette humaine, malingre et malade, à l'haleine de plus en plus fétide, a survécu à une attaque sous-marine de naga. Aucune explication rationnelle ne pointe dans la moelle cérébrale de Zvintoch. C'est comme si elle était déjà morte, et que plus rien ne l'atteignait.

« Fascinant !
- Et douloureux. J'ai les poumons en feu.
- Moi aussi, depuis que je foule la Surface ! Un autre point commun, en plus de notre amour de l'étalage de carbone sur papier.
- Me faites pas rire, qu'elle pouffe, J'ai les côtes éclatées. »

Elle purge à nouveau ses poumons, dont giclent une cascade odorante d'eau verdâtre. A vrai dire, l'Ambassadeur ignore quelle part de ces fluides sort des poumons et quelle part sort de l'estomac -ou d'un quelconque autre organe.

« Tout va bien. Vous voyez ? Ça redevient déjà tout vert.
- Vous ne croyez pas qu'il est temps de nous dire ce que vous êtes ?
- Et vous, vous allez faire quoi à Andoria ? Vous voyez, on a tous nos petits secrets.
- Si les vôtres peuvent me faire tuer, je voudrai les connaître. »

Evyline pouffe, à nouveau, éjectant davantage de bile. Ses rejets redeviennent de plus en plus verts ! Signe que ses poumons se sont vidés de l'eau dont ils s'étaient gorgés. Magnifique !

« Vous craignez rien, je vous dis... Je suis pas une menace. On ne peut pas en dire autant de vos décisions !
- Ah non, vous ne me mettrez pas ça sur le dos. Nous avions TOUS décidés d'emprunter ce fleuve, personne n'a objecté.
- Les soeurs de Zvintoch avaient l'air sceptiques. On devrait les écouter plus souvent, elles sont plus fiables que vous.
- Et maintenant vous me parlez de fiabilité ? Est-ce que c'est moi qui m'arrête pour vomir toutes les dix minutes ? Est-ce que c'est moi qui suis pâle comme une morte et qui sent le cadavre ? Vous me prenez pour une idiote ? Vous croyez que je commence pas à comprendre ce que vous êtes ?
- Vous, vous connaissez pas cette région, ma petite dame, et vous nous utilisez juste comme escorte. Vous valez pas mieux que ce foutu guide que j'ai payé une fortune, mais lui au moins, il avait la décence de pas puer le chat mouillé.
- Nous sommes prêts du but, mes amies ! S'engager dans des querelles en fin de voyage, après une si belle et longue collaboration, comme ce serait dommage ! »

Il semble que le calme apaisant de Zvintoch puisse aider à faire tampon entre ces deux furies ! Leurs egos respectifs semblent gonfler à vue d'oeil et effectivement, il serait bête qu'ils explosent alors que le voyage touche à sa fin. La fatigue commence à éroder la raison des compagnons du joyeux triton ! Lui reste tempéré, bien que honteux d'avoir échappé de peu au drame à cause de ces abominables nagas, qui devraient déjà tous être exterminés si le monde était bien fait !

En parlant de nagas,

T'Nussask a les palmes nouées autour du cou d'une petite erreur de la nature, qu'on dirait bien trop jeune pour être partie en guerre : probablement celui-ci accompagnait ses ignobles semblables pour assister de loin à leurs méfaits, puis s'est lâchement caché sous un rocher lorsque la fine équipe a débarqué. La colosse jette un regard interrogateur à Zvintoch le 19ème.

HK STRK NVOARK ZARK (Qu'est-ce que tu attends pour le finir ?)

Et T'Nussask fait craquer le cou de l'enfant dans une douce mélodie, libérant le monde de sa petite présence toxique. Le bon Zvintoch le 19ème s'est montré généreux en accordant des morts rapides à ces dégénérés. Il est néanmoins impatient que la reine Mère organise leur stérilisation en bonne et dû forme.

Louées soient les Entrailles, pense Zvintoch en sa langue natale, tandis qu'il contemple cet enfant mort.

***

Journal de l'Ambassadeur Zvintoch le 19ème a écrit:Début du journal.

Evyline est une humaine altérée. Ce n'est plus une simple hypothèse mais une évidence. Elle a survécu sans heurt à une situation qui aurait tué n'importe lequel de ses congénères. Lors du sauvetage, Glsasn la 55ème a constaté la présence de "tentacules" dans ses mains, qu'elle aurait planté dans le naga qui l'a attaqué. Et sa nature troublante n'a pas échappée à Elsbeth, qui m'a recommandé en catimini de garder un minimum de méfiance à son égard, et de lui faire part de mes propres soupçons.

Je ne te mentirai pas, journal, l'intérêt que je porte à cette femme redouble tandis que s'empilent toutes ces observations étranges. Je veux le fin mot de l'histoire !

Et je suis bien le seul à ne pas m'inquiéter ! Elsbeth et mes soeurs sont tendues. Nous ne sommes plus qu'à quelques jours d'Andoria. Je ne doute pas que quelques jours dédiés au tourisme et au repos redonneront du baume au coeur à tout le monde !

Je suis toujours affalé sur le dos confortable de T'Nussask la 56ème, et pourtant je me sens tellement exténué physiquement ! Si je n'étais pas excité par tout ces mystères, j'aurais déjà sombré dans un drôle de coma !

Fin du journal.

Zvintoch avait ordonné à Glsasn de transporter le vieillard sur son dos. Un autre humain altéré ! Mais celui-ci, contrairement à Evyline, était incapable de tenir debout ou de soutenir une conversation sérieuse, il impressionnait donc beaucoup moins l'Ambassadeur. Evyline, cependant, s'y est très vite attachée. Probablement une solidarité entre humains altérés, et pourtant, la funeste pourriture qu'ils habitent est leur seul point commun ! Le pestiféré ami des mouches ne fait rien, reste muet, sourd, déployé comme un vieux linge souillé au-dessus de la tête de Glsasn ! Evyline contrôle régulièrement son état, semble inquiète à son sujet. En réalité, l'espoir est mince de le revoir tenir sur ses deux jambes, il n'a pas aussi bien supporté sa noyade que la femme-plante-morte.

Il mourra peut-être là, sur le dos de sa soeur... mais Zvintoch ne le fait pas remarquer, car il ne juge pas nécessaire d'ajouter une nouvelle ombre à un tableau devenu déjà bien noir. Et après tout, ils le savent, ils le savent déjà tous, que l'un d'entre nous mourra peut-être avant la fin du voyage !

Au grand désarroi du gentil prince Triton, l'ambiance reste électrique dans le groupe ! Toute cette tension ! Cette méfiance ! Ces rivalités en gestation ! Ce ne sont pas des sentiments que Zvintoch est capable de comprendre, lui façonné par la reine Mère pour faire preuve de la plus grande courtoisie, lui équipé de deux soeurs vouées à remplacer son instinct de survie, lui qui n'est que curiosité, spiritualité et sagesse.

Il tente de ponctuer ce lourd silence par des remarques amusantes, des questions ou des réflexions inspirantes ; Evyline lui répond sur le même ton, généralement, Elsbeth quant à elle est plus froide, plus déterminée à en finir avec ce voyage. Elle presse le pas, si bien que chaque kilomètre paraît plus court que le précédent, et si bien que la respiration rauque des soeurs tritonnes se fait de plus en plus bruyante. Elles sont cependant motivée à l'idée de conclure ce voyage : Zvintoch constate que leur rythme effréné de marche crée de bien déplaisantes vibrations, qui l'empêchent de rédiger proprement son journal.

Et malgré ses invectives, T'Nussask ne semble pas décidée à ralentir.

Cela sur six, sept kilomètres supplémentaires. L'air se refroidit, Zvintoch se régale de cet ahurissant coucher de soleil qui repeint le ciel au-dessus de son petit groupe. Quel délice ! Les humains se lassent-ils des couchers de soleil ? Non, vraiment, est-il possible de se lasser d'un si fabuleux spectacle ?

« Le soleil se couche déjà...
- Magnifique, n'est-ce pas ? »

Au devant, un horizon d'arbres malades. Ce petit bois tire une mine bien sinistre, mais il est rassurant de n'entendre aucun son aux alentours. Lorsque personne ne parle, le silence est complet, même le vent a décidé de se taire. Pas de bruit, cela signifie pas d'ennemis !

« Faute de mieux, nous camperons dans la forêt, propose Elsbeth. Il n'y a pas grand chose dans cette région, à part des légions d'arbres morts. Nous ne devrions plus faire de mauvaises rencontres. »

Et en mentionnant les mauvaises rencontres, elle commet l'adorable lapsus de se tourner vers Evyline ! Ces deux-là sont impayables, tout le temps à se chercher subtilement des ennuis. Zvintoch sait que chez les humains et dérivés d'humains, l'amour s'exprime souvent par la haine. Il l'a lu dans un livre et est ravi de le vérifier ici en conditions réelles.

« De toute façon, ça serait suicidaire de continuer à marcher de nuit dans la forêt, renchérit Elsbeth. Est-ce que tout le monde est d'accord ?
- Je le suis ! »

Evyline hoche la tête, manifestement elle n'est plus d'humeur à prononcer des mots. Le vieillard n'a pas d'avis, si ce n'est quelques grommellements indistincts.
Une rude journée dans les pattes, le groupe s'apprête à passer une douce nuit, à manger des rations humides et noircies d'humidité, et à gribouiller quelques nouvelles pages de journal, elles aussi imbibées. En découvrant que son journal a pris l'eau, Evyline éjecte quelques jurons salés.

Savais-tu que cela fait quelques jours que tes soeurs se privent de nutriments pour toi, Zvintoch ? Tu ne t'en es pas rendu compte, mais il ne reste plus que pour un ou deux jours de repas. Hors, le voyage devrait se prolonger pour le double, peut-être le triple. Vous aurez faim, en plus d'être fatigués ; et vous devrez chasser, mais les proies se sont désintéressées de cette région où il n'y a rien à brouter.

Et puis, il y a cette bouche supplémentaire à nourrir désormais.
Sam 26 Nov - 15:04
Ils y étaient. Les Terres Brûlées, véritables landes désolées, dénuées de vie, dénuées de tout. Une triste cicatrice dans la croute morne et glabre des terres septentrionales, qui n'allait généralement pas en s'arrangeant en direction du Pays des Nains. Un endroit froid et sec, où l'herbe est constamment jaunie et les arbres racornis, attendant longuement de tomber en poussière. Il ne manque pas de petit bois pour le feu au moins, même s'il faut faire bien attention à ne pas embraser les plaines .Celles-ci ont déjà souffert de nombreux incendies, la plupart du temps naturels, causés par la foudre, car personne ne vient ici et surtout pas pour y camper...

Les derniers évènements l'avaient laissée plus renfrognée. Depuis quand trouvait-on des Nagas ici ? La pique d'Evyline avait bien rabattu le caquet de la princesse, qui devait admettre avoir fauté en les entraînant vers le danger. Elle ne savait pas tout, vraisemblablement, mais ici elle ne savait même rien. Elle ne pouvait davantage servir de guide, plus qu'utiliser ses dons pour trouver du gibier. Il faudrait se hâter pour retrouver la civilisation avant de mourir de faim et de soif. Il fallait presser le pas, quitte à raccourcir les nuits...

« - Le temps joue contre nous, ne trainons pas. Il faudra se lever tôt demain matin, » jeta la féline en ouvrant son sac pour sortir son nécessaire d'aventurière. Elle dévoila son sac de couchage et l'étendit devant le feu.

Un froid glacial s'installait, rappelant qu'ils se trouvaient dans le Nord, dans une région moins volcanique et désertique, où rien ne faisait office de paravent sinon les deux gros poissons qui accompagnaient Zvintoch. Elles-mêmes, ses sœurs, commençaient à pâtir du voyage ; leurs expressions avaient changé et elles ne tentaient même plus de réprimer leurs gémissements rauques devant les efforts surhumains qu'elles devaient accomplir.

L'autre se portait ni bien, ni mal. C'était déjà ça. Ses vomissures ponctuaient de temps à autre le silence que Zvintoch brisait lui aussi par moment avec ses remarques. Le vieux, lui, ne passerait pas la nuit, c'était une perte de temps de l'emporter avec eux, même si elle ne se voyait pas prendre la décision de le laisser à son triste sort. Dans une atmosphère de douleur et de mort, la tension ne semblait pouvoir être résolue par une mauvaise nuit de sommeil.

Et bien mauvaise fut la nuit. Peut-être s'était-elle allongée trop près du feu ou peut-être était-ce l'environnement, mais d'étranges rêves avaient saisi la lynx. Des songes de flammes et de cris, de visages tordus dans l'obscurité et dégoulinant sous la chaleur du feu, distordus par la douleur et la haine. Une impression de ne pas être seule, constante, même dans les mirages de son propre esprit, comme si quelque chose venait la visiter mais n'osait se montrer. Un sombre secret, celui des Terres Brûlées.

Beth émergea durement, en nage, dans une respiration presque suffocante, à côté d'un feu éteint et une ombre projetée sur elle par le soleil levant. Celle d'un individu, d'un homme... du vieillard. Il se tenait là, face aux mornes plaines, stoïque.

« - Qu'est-ce que... »

Se soustrayant à sa couche, la jeune femme se redressa et marcha en direction de l'homme qui n'avait pas esquissé le moindre geste. Elle le trouva aussi rigide que l'un de ces arbres gris et calcinés. Il était mort, debout, les yeux plantés dans le lointain, le visage tordu dans la douleur. Étrange...

Les autres se réveillèrent peu après. Elsbeth leur conta la triste nouvelle, les laissant constater eux-même l'étrange phénomène qui avait saisi le passeur. Evyline ne put réprimer un questionnement horrifique :

« - Est-il mort avant ou après que vous l'avez trouvé ainsi ?

- Que sous-entendez-vous ? Que je l'aurais tué ?

- Non... Plutôt qu'il n'était pas en état de se redresser et... »

Elle ne termina pas sa phrase. Mais Elsbeth comprit où elle voulait en venir et ne put s'empêcher de darder des regards à gauche et à droite alors qu'un frisson traversait sa nuque. Il n'y avait pourtant personne au kilomètre...

Malgré le souhait d'Elsbeth de se hâter, il fut nécessaire d'offrir une sépulture adéquate au pauvre homme qui les avait aidés. La rigidité cadavérique s'était visiblement déjà installée, peut-être à cause de sa condition, et son poids plume donna l'impression de transporter une véritable planche jusque dans sa dernière demeure. Celle-ci était chiche et anonyme, simplement délimitée par un tas de cailloux et une branche plantée en son milieu. Si l'homme avait eu un nom, ils n'en savaient rien.

Le trajet se poursuivit sans nouveautés, sans variations dans le paysage, mais avec un bagage de plus en plus fin et pour cause : les vivres fondaient à vue d’œil. Les rations étaient de plus en plus petites et l'eau commençait définitivement à manquer. Evyline en souffrait notamment, mais aussi les deux tritonnes qui portaient les affaires. Les doutes d'Elsbeth se vérifiaient.

« - Il faut qu'elles mangent et qu'elles boivent. Elles se sont privées pour nous jusqu'ici. Zvintoch, vous ne pouvez laisser vos sœurs s'affamer et s'assoiffer à notre place.

- Mes sœurs sont très résistantes. C'est inscrit dans leur génome. Mais je crains que vous ayez raison. »

Il échangea des paroles dans sa langue maternelle avec ses homologues qui lui répondirent chacune de leur voix caverneuse. Beth n'avait pas besoin de comprendre ce qu'elles disaient, leur expression se lisait sur leur visage.

« - Elles disent qu'elles vont bien et qu'elles peuvent encore tenir jusqu'à notre destination.

- Mais...

- Laissez, » intima Evyline en posant sa main sur l'épaule de Beth. Ce contact et ce ton bien plus diplomate surprirent la rebelle et suffirent à changer de sujet.

Ils continuèrent donc à marcher en silence sur ce qui semblait visiblement être un chemin, même s'il s'agissait plus d'un lambeau de terre sinuant entre les hautes herbes mortes qu'autre chose. De temps à autres, la xandrienne sortait des instruments de son sac : une boussole, une carte, suscitant toujours un vif intérêt chez l'ambassadeur qui venait s'enquérir de leur progression. Evyline restait la plupart du temps dans ses pensées, admirant le paysage comme si elle le voyait différemment des autres.

Au bout de trois jours de voyage après la mort du vieillard, le calvaire sembla enfin toucher à sa fin. Au loin, une forme blanche et vaguement polygonale pointait à l'horizon. Le Citadelle Immaculée. Il était plus que temps car ils venaient d'engloutir leurs dernières rations et étaient si fatigués qu'un ou deux jours de plus les aurait certainement perdus. Le chemin se fit progressivement plus pavé, mais à mieux y regarder c'était en vérité les pierres qui se trouvaient sous la terre sur laquelle ils marchaient qui réapparaissaient à la surface. Plus personne n'avait entretenu la vieille route, du moins jusqu'ici...

Exténuée, Elsbeth devait malgré tout se préparer à une rencontre des plus importantes et la raison de son déplacement jusqu'à Andoria. Elle se fit plus secrète, plus discrète pour le restant du chemin, se détachant même un peu du groupe comme si elle n'en faisait déjà plus partie. Elle ne s'attendait pas à les revoir, en vérité, et ce long cauchemar touchait à sa fin.

Lorsqu'ils arrivèrent enfin à proximité des remparts qui bordaient la sainte cité, ils furent interrompus par un duo de gardes qui en gardaient l'entrée. Ceux-ci ne possédaient ni armes, ni armure, mais simplement une tunique blanche frappée d'une étoile jaune à sept branches en son centre.

« - Halte-là. Les portes de la cité sont fermées aux voyageurs en cette période.

- Nous ne sommes pas de simples touristes. Nous venons faire étape après un dur voyage et je viens m'entretenir avec le Chancelier Panoptès, mon oncle. »

L'homme qui avait pris la parole la regarda de pied en cape, son regard perçant à travers elle. Comme beaucoup d'andorians, une lueur à la fois vive et ancienne émanait de son regard, empreint de sagesse. Il savait qu'elle disait vrai.

« - Vous êtes la princesse Qian Binghao ?

- Je préfère que l'on me nomme après ma mère, Elsbeth van Aerssen, » répondit-elle en relevant le menton.

L'homme resta coi un moment... avant de hocher la tête et de donner des ordres dans une langue obscure à son partenaire, qui posa sa paume droite au centre de la gigantesque porte qui les séparait de l'intérieur de la cité. Des flammes s'échappèrent de sa main et vinrent activer un mécanisme interne, donna au blanc de celle-ci une couleur rougeâtre l'espace d'un instant, avant qu'un interstice apparaisse là où plus tôt il n'y avait aucune démarcation visible. Une dizaine de secondes plus tard, la gigantesque porte était suffisamment ouverte pour laisser passer le petit groupe.

« - Mademoiselle Binghao, veuille me suivre je vous prie.

- Et nous ? »

Le deuxième garde se mit en travers du chemin d'Evyline, alors qu'elle avançait en direction de Beth, mue par le désespoir de se voir refuser l'hospitalité à un moment aussi charnier. La révolutionnaire n'avait pas prévu ce cas de figure ; si elle les considérait comme sa suite, elle serait responsable de leurs actes au sein de la cité. Après tout, elle ne les connaissait pas si bien, mais après leurs aventures elle ne sentait pas de les abandonner ainsi aux portes d'Andoria. Surtout qu'elle était celle qui les avait convaincus de faire ce détour...

Après un instant de réflexion qui sembla durer une éternité pour les autres, elle lâcha :

« - Laissez-les entrer, ils sont avec moi. »
Lun 9 Jan - 18:51
Andoria. La Citadelle renvoyait une image sortie tout droit d’un rêve, chaque mur reflétait les rayons du Soleil avec plus d’intensité que le précédant, les rues droites et organisées constituaient des chemins éclairés menant à des bâtiments à l’architecture réfléchie et homogène qui captait le regard, peu importe où l’on pouvait poser les yeux. L’endroit semblait avoir émergé directement depuis l’imaginaire d’une personne si ordonnée qu’elle ne supportait pas la moindre imperfection ; la Cité ne pouvait, selon les premières observations d’Evyline, être le fruit d’une évolution organique au fil du temps, comme si elle était apparue là, entière, où se trouvait pourtant une fraction de seconde avant la nature indomptée.

Mais malgré l’effervescence qu’aurait dû provoquer le simple fait d’être présente en ces lieux, encore plus après sa traversée du désert si difficile, la sorcière ne trouva ici qu’un goût amer qui ne semblait pas vouloir la quitter. Trois jours. Trois jours seulement l’aurait séparé de cet endroit. Si ce vieil homme avait tenu trois jours, il aurait vu ce qu’elle voyait actuellement. Elle ne connaissait même pas son nom, et il était mort seul. Elle dormait et rêvait, alors qu’elle aurait dû se tenir à ses côtés. Elle le regrettera sans doute pour toujours. C’est l’ennui, lorsque l’on est vraisemblablement immortel ; elle l’oublierai bien avant de pouvoir se le pardonner.

Elsbeth menait la marche, à quelque pas devant eux. Les gens qu’ils croisaient leur adressaient des regards tantôt curieux, tantôt inquiet, parfois sournois. La présence de trois tritons n’y était très probablement pas étrangère. La jeune femme métamorphe se retourna, attendant que tous arrivent à sa hauteur.

« La présence de personnes extérieurs est une question épineuse, entre ces murs. Je risque beaucoup, avec vous à ma suite. Je vous prie de ne pas faire de vague. »

Elle avait accroché Evyline de son regard perçant. Rien d’étonnant là-dedans, Zvintoch était un ambassadeur officiel et un diplomate aguerri, et ses sœurs ne bougeraient certainement pas une palme sans un ordre de sa part. Non, c’était une requête adressée à elle spécifiquement. Evyline la mystérieuse malade, Evyline la pâle qui venait d’on ne sait où et allait à ce même endroit, et qui n’hésitait pas à dévier la conversation quand on commençait à s’intéresser à ce qu’elle était vraiment. Et, accessoirement, une Evyline qui n’était pas vraiment partie du bon pied avec celle lynx. Comme pour coller à son personnage plus que par volonté de nuire, elle se contenta d’abord de hausser les épaules et de lever les bras, avant de répondre.

« Je ferai de mon mieux, Elsbeth… Où quel que soit votre véritablement nom.
- Ce que vous avez pu entendre, plus tôt… répliqua la concernée.
- Ne nous concerne pas tellement, fit simplement Evyline. Je vous l’ai dit, on a tous nos petits secrets. »

Elle claqua des doigts d’un geste ostentatoire.

« Vous voyez, j’ai déjà oublié. »

Evyline n’avait pas oublié qu’Elsbeth avait elle aussi tenu à offrir au pauvre mutant vieillard une sépulture la plus digne possible, compte tenu des circonstances. Une attention honorable, pour quelqu’un que considérait la sorcière comme étant particulièrement pragmatique. Sans avoir de barème précis en tête, Evyline considérait qu’elle avait regagné quelques points dans son estime. Espiègle, elle s’approcha tout de même de son interlocutrice pour lui chuchoter à l’oreille, avant de reprendre la marche.

« J’espère simplement que la présence de gens du commun comme nous ne vous incommode pas trop, princesse. »

*

« Je ne les aime pas, lâcha finalement Evyline.
- Hm ? »

Zvintoch parlait étonnement peu, depuis qu’ils étaient entrés au coeur de la Citadelle. Mi-exténué, mi-subjugué par ce qui l’entourait, il griffonait dans son journal a une vitesse effarante, communiquait par claquement de langue avec ses sœurs, semblait fondre au soleil pendant quelques secondes, avant de reprendre forme et de gribouiller à nouveau quelques observations.

Elsbeth les avait laissé ici, convoquée dans l’urgence par ce qui semblait être la haute-sphère de la cité immaculée. « Pas de vague ». Evyline avait envie de cogner le moindre type qui les regardaient de travers ; c’est-à-dire plus ou moins tout les passants.

« Je ne les aime pas, ces gens.
- Ce sont peut-être des personnes très sympathiques !
- Ils vous dévisagent. Je ne les aime pas.
- C’est une question d’habitude ! »

Elle n’aimait pas l’attention qu’on leur portait. Elle n’aimait pas les chuchotements qui parvenaient jusqu’à ses oreilles, dont elle ne comprenait pas les mots mais saisissait l’intention. Cette cité était incroyable, mais semblait rendre ses habitants particulièrement pédants.

« Monsieur l’ambassadeur, Madame Evyline. »

L’homme qui s’était approché d’eux était grand, fin, élégament vêtu d’une robe parme, et renvoyait l’impression étrange d’être vieux sans pour autant porter les stygmates de son âge.

« Mademoiselle Binghao vous informe qu’elle sera retenue plus longtemps que prévu. Monsieur l’ambassadeur, votre requête sera… examinée. En attendant, vous êtes libre de visiter notre Andoria. On m’a demandé de vous conseiller les Bains. »

Il avait parlé d’un ton parfaitement monotone, sans une once de sympathie dans la voix. Il faisait son travail sans joie ni fierté. Un messager qui aurait sans doute bien aimé être ailleurs. Zvintoch se leva avec entrain. L’annonce d’une cure anti-sécheresse lui avait sans doute fait l’effet d’une onde de choc.

« Merci mon brave. Vous voyez, Evyline ! Accepteriez-vous de nous guider, mon ami ? »

Evyline distingua une grimace discrète qui déforma le visage de l’homme, l’espace d’une seconde. Il n’aimait pas les familiarités.

« Avec plaisir, mentit-il. Dites-moi… »

Il s’approcha du triton, baissa la voix.

« Seriez-vous apparentés à ces Nagas, que l’on dit sauvages et sanguinaires, et qui pululent dans les eaux de la région ? »

Les sœurs de Zvintoch grimacèrent et sifflèrent, sûrement un effet du mot Nagas, insupportable à leurs oreilles. Leur grand frère leur intima sèchement de se taire.

« Eh bien voyez-vous…
- Ils n’aiment pas trop qu’on les compare avec eux, le coupa Evyline. C’est un peu comme si je vous comparait à un vulgaire humain, par exemple. Rien à voir. » compléta-t-elle avec malice.

Il irradiait. Outre son âge, cette homme dégageait une impression très particulière, comme beaucoup de ses congénères ici. Evyline savait pertinement que si elle le plantait, sa lame le traverserait sans lui faire aucun mal.

« Je comprend, répliqua l’homme. Cela nous fait donc un point commun ! Suivez-moi, je vous prie. »

*

« Ma chère Evyline ! J’aimerai m’entretenir avec vous. »

Le triton avait repris toutes ses couleurs, le contact avec une eau pure et douce l’avait revigoré à une vitesse fulgurante.

« On attend ensemble depuis le début de la journée, pas la peine de me demander, vous pouvez juste me parler.
- Je crois que c’est un sujet épineux !
- J’écoute.
- J’aimerai savoir qui vous êtes !
- Je suis Evyline. Enchantée.
- Je voulais dire, qui vous êtes vraiment. Vous avez esquivé le sujet tout le long de notre merveilleux voyage ! Hélas, ma curiosité me pousse à creuser le sujet autant que possible, ne m’en voulez pas !
- Je suis trop curieuse moi-même pour vous en vouloir.
- Ah ! Alors je vous écoute, fit-il avec entrain en sortant son calepin. Mes observations durant notre petit incident d’il y a trois jours m’indiquent que vous devriez être morte.
- C’est vrai.
- Vous n’êtes pas morte !
- Pas vraiment.
- Votre corps a subit des altérations, n’est-ce pas ?
- Oui.
- Physique ? Mystique ?
- Oui.
- Ah ! De votre initiative?
- Une partie.
- Récemment ?
- Non. Pas que.
- Ma chère Evyline. Je suis plutôt bon pour évaluer l’âge humain. Vous avez une espérance de vie courte, et vos traits changent si vite ! Je vous donnerai la trentaine, j’ai bon ?
- Je peux vous confier un secret ?
- Bien sûr !
- J’ai du mal à estimer mon propre âge, pour tout vous dire. Mais selon mes propres observations et mes maigres souvenirs, je dirai qu’à quelques siècles près, vous avez misé juste. Dites-moi, je peux vous demander un service ?
- Vous êtes un être particulièrement fascinant ! Je vous écoute !
- Nous sommes passé devant un magnifique édifice, pour venir jusqu’ici. Une bibliothèque. Gigantesque. A part le mot « Interdit », notre guide n’a rien daigné me dire d’autre. Je veux y aller. Absolument. Utilisez vos petites astuces de diplomate, je suis sûre que vous pourrez nous faire rentrer. Dès que je pose le pied là-bas, je réponds à toutes vos questions.
Jeu 2 Mar - 15:25
La présence de ces maudits nagas dans la région compliquait la mission de l'Ambassadeur ; décidément il était temps que Mère Chterl organise leur génocide ! Mais il n'avait suffit que de quelques heures à Zvintoch le 19ème, fort de ses puissantes capacités d'observation et d'assimilation sociale, pour dégager les piliers de la culture andorienne. Ces créatures, qui utilisaient des apparences humaines mais n'en étaient clairement pas, vivaient en autarcie, cloîtrés sur ces terres arides depuis des siècles, estimaient la connaissance et le savoir, et toléraient malgré tout la présence d'espèces inférieures parmi eux -tant qu'elles se faisaient respectueuses.

Il y avait des points communs avec l'élitisme de l'Empire Triton. Celui-ci n'aimait pas s'embarrasser de mal-nés et d'impurs, et souhaiter propager généreusement sa légende à toutes les peuplades océaniques. Ici, il y avait plus une ambiance de secret, de mystère ; il fallait être initié pour avoir accès aux vérités, et donc à leur bibliothèque. Zvintoch n'était pas un initié et ne le deviendra jamais en quelques jours, il fallait donc ruser. Voici donc, sur le parvis de la bibliothèque. Sincèrement enthousiasmé par l'architecture de l'ouvrage, le bon Ambassadeur Zvintoch le 19ème n'a aucun mal à communiquer son entrain au local qui semblait lézarder devant la grande porte !

- Quel fantastique édifice !
- Hum, oui.
- Dites moi, mon brave, admettez vous quelques visiteurs en son sein ? Nous adorerions le voir de l'intérieur !
- Vous êtes ?
- Ambassadeur de l'Empire Triton Zvintoch le 19ème Tzalvalz'Vorgul, pour vous servir. Ces deux tritonnes sont mes soeurs et gardes du corps, et cette dame une amie très chère.
- Il y a un espace réservé aux visiteurs de passage ici, monsieur.

Le visage du non-humain ne traduit nulle émotion, si ce n'est un vague agacement. Les titres impériaux du prince triton ne lui arrachent pas la moindre révérence, et il s'adresse au bon Zvintoch comme on s'adresserait à n'importe quel touriste, alors que pourtant le bon Zvintoch n'est pas n'importe quel touriste : il est Zvintoch le 19ème ! Ces manières n'importunent pas notre Ambassadeur préféré, qui sourit à l'autochtone et lui adresse ses remerciements.

- Nous allons nous empresser de voir cela. Merci, mon brave !
- Demandez à votre... compagnonne... de s'essuyer les pieds avant d'entrer, je vous prie. Où donc avez vous trainée...

Ce n'est pas aux soeurs de Zvintoch qu'il s'adresse ! Car celle-ci, sortant aussi des bains, sont ravissantes et ont les écailles luisantes et les bottes propres. Evyline, cependant, présente une hygiène suffisamment douteuse pour alerter le local.

- Donneriez vous vos bottes à mes soeurs afin qu'elles les fassent reluire... ?
- Hmmf.
- Oh, ajouta le non-humain, et coiffez vous un peu plus soigneusement ? Où croyez-vous rentrer, au bordel ?

°°°

L'aire réservée aux visiteurs est minuscule comparé à la taille totale de l'ouvrage, mais elle reste démesurée. Ne comprenant essentiellement que des livres récents, traitants de sujets essentiellement humains et vieux de moins d'un siècle, elle laisse Evyline sur sa faim. Qu'à cela ne tienne ! Zvintoch est parti discuter avec une femme (est-ce vraiment une femme ?) qui traînaissait paisiblement entre deux étagères. Surement pour lui demander l'accès aux parties plus anciennes et plus croustillantes de l'édifice !

Et alors Evyline, assise à une table richement ornée, elle tient entre ses mains un torchon inintéressant relatant la vie d'un politicien local dont personne n'a rien à faire. Elle ne le lit pas vraiment. Elle regarde de loin Zvintoch parler avec cette dame. Zvintoch et son sourire niais qui ne le quitte jamais, et cette dame au visage de cire, qu'on jurerait encore plus morte que la femme-plante. Puis ces deux-là sont rejoint par un troisième, un autre autochtone, curieux semble-t-il de la présence d'un poisson au milieu des étagères centenaires.

Evyline trépigne. Cela fait déjà un bon quart d'heure qu'ils discutent. Elle regarde les soeurs de l'Ambassadeur : T'Nussask, elle aussi, fixe son frère, veillant à réagir si quoique ce soit tourne mal. Glsasn, plus paisible, est assise derrière Evyline, et remplace les cordes de son arbalète. Evyline trépigne et se retourne, et interroge Glsasn sur les capacités diplomatiques de son protégé.

- Il s'en sort, tu crois ?

Glsasn, surprise qu'Evyline lui adresse la parole, commence par paniquer et laisse la corde de l'arbalète lui claquer entre les doigts.

- Ca fait longtemps qu'ils parlent. On dirait que ça patine.

Sans assurance, Glsasn la 56ème tente de lui répondre.

- Je sais pas. Parfois c'est long. Parfois non.
- Là, c'est très long.
- Non, pas long.
- Si, je trouve ça long.
- Le plus long qu'il a parlé c'était six heures. Souvent quand il parle ça marche. Parfois non mais c'est rare.

Evyline grimace et s'enfonce dans son siège (lui aussi finement orné).

- J'espère qu'on en a pas pour six heures.

Intriguée, assise à sa table, Evyline les observe. Ils discutent durant une dizaine de minutes, et puis voilà que c'est vingt maintenant. Après une bonne demi-heure de blablas que la plantureuse Evyline interprétait comme une négociation menée avec compétence et aplomb, les élémentaires s'éloignèrent, et Zvintoch revint à la table, fourbu d'un large sourire rempli de dents, et d'une bonne nouvelle.

- Suivez moi ! l'invite-t-il, et elle se lève soulagé. Notre triton favori est tout enjoué, on l'entend claquer sa langue contre sa troisième rangée de dents, émettant une mélodie de contentement ; il amène sa copine devant une grande double porte aux motifs labyrinthiques, semblant décrire une scène appartenant aux mémoires les plus anciennes du coin. Finalement, celle-ci n'est en fait même pas fermée à clé ! Toutefois curieuse, Evyline s'en va demander au bon Zvintoch le 19ème le pourquoi de son succès ! Lorsqu'il s'agit de parler et de convaincre des gens d'autoriser des accès, cet adorable prince triton est décidément une foudre de guerre ?

- Que leur avez-vous dit pour qu'ils nous ouvrent l'accès ?
- Rien de particulier. Nous avons parlé de la météo, de leur démographie, de leurs enfants et de la manière dont ils élevaient leurs enfants. Saviez-vous qu'ils leur enseignent les mathématiques dès l'âge de 6 mois ? Moi, j'ai du attendre mes 2 ans ! Incroyable !
- Mais alors, comment...
- Nous rentrons par effraction ! Le risque est minime. J'ai appris qu'ils étaient très peu nombreux, et préfèrent concentrer leur population sur les services essentiels au fonctionnement de la cité. Surveiller une vieille bibliothèque poussiéreuse n'en est pas un.

A nouveau, il sourit.

- De plus, patrouiller et garder une bibliothèque vide la plupart du temps est une tâche ingrate qu'aucun d'entre eux ici ne voudra s'abaisser à faire. Quel narcissisme ces gens ont ! L'arrogance est une faiblesse terrible, ils devraient faire attention.

Dispatchées derrière et devant le sympathique duo, les soeurs de Zvintoch ont pour mission d'assurer la discrétion de leur frère et de son amie, en se plaçant en des endroits stratégiques où elles monteront la garde. On pourrait trouver cela ironique de confier cette tâche à deux imposantes tritonnes de deux mètres, mais leurs sens affûtés les rendent toutes indiquées pour aider Zvintoch dans son cambriolage de connaissances.

Evyline, ne sachant manifestement pas où chercher, ni peut-être quoi chercher, vagabonde entre les allées, suivies par Zvintoch. L'illégalité de leur présence ici ne semble pas la chatouiller outre mesure, et elle se retrouve toute absorbée par les interminables allées et les colossales étagères qui transforment cette salle en un tentaculaire dédale de bois et de papier. Ni indications, ni registres ; les locaux n'ont pas jugé utile d'aider les intrus dans leurs recherches. Ils naviguent à l'aveugle, guidés tout deux uniquement par une curiosité dévorante.

Dans la moelle cérébrale de Zvintoch, les questions s'accumulent, se tassent l'une sur l'autre, s'écrasent.

- Evyline ?

Elle se retourne, sachant déjà ce que le bon Zvintoch va lui demander. Il a son calepin serré entre les palmes, et le regard d'un chiot à qui on s'apprêterait à servir la gamelle.

- Je n'ai qu'une seule question, en définitive ! Je veux savoir exactement qui vous êtes.

Elle marque une pause, une seconde, le temps de collecter ses souvenirs ; puis sans interrompre ses recherches, elle commence à parler de sa vérité, sa vérité logée loin en arrière dans le temps et dans l'espace. Qui elle est ? C'est une question complexe, et il reste bien peu à se mettre sous la dent...

- Je ne sais pas par où commencer, alors je vais être directe. Ceci n'est pas mon corps, celle qui l'habitait est morte il y a quelques années.

Elle arrache et feuillette un livre, avec empressement. Rien d'intéressant alors finalement elle le range.

- Je sais que j'ai existé il y a plusieurs siècles, sous un autre nom, dans un autre corps. Je me souviens avoir erré très longtemps, seul, dans un endroit que je ne saurais décrire autrement que comme... ailleurs. Pas dans cet univers. Lié à la Brume, peut-être, ou à des croyances enterrées des humains. Suspendu dans notre monde mais pas tout à fait, j'en sais rien.

Elle change d'allée. Zvintoch la suit de près.

- Un bureau, une machine à écrire, un cendrier rempli de mégots. Une corbeille remplie de pages froissées. Dans le brouillard, deux visages, et du sang, mon sang, ces hommes qui m'attrapent et me jettent là où rien n'existe. To’maxlev-iks, c'est mon véritable nom. J'étais un homme, un humain. Qui priait, énormément ; mais peut-être pas suffisamment ? Ce sont les éléments qui me restent de mon ancienne vie, et de mon ancienne mort, je crois.

Elle s'arrête devant un énorme livre à la reliure argentée. Il n'est pas écrit en langue vernaculaire et présente une collection d'images à caractères sexuels. Elle le repose.

- Après avoir vagabondé des siècles dans ce monde, je l'ai trouvée, la première Evyline, la vraie. Elle était capable de me voir. Elle était mourante, on l'avait torturée, injectée toutes sortes de saloperies, traitée comme un animal à l'abattoir. Et elle me voyait. Elle est morte devant moi, et j'ai pris son corps afin d'avoir une chance de... comprendre ce qui m'est arrivé ? J'ai pu accéder aux hautes fonctions du magistère d'Opale. Je progresse, mais la vérité m'échappe encore, trop subtile, et mon esprit, je le sens, mon esprit s'effondre rapidement et n'est pas aussi aiguisé que vous pourriez le croire.

Elle se retourne vers Zvintoch et le fixe, dans ses trois yeux grand ouverts.

- J'ai retrouvé son tortionnaire et je l'ai tué. C'est la moindre des choses, j'imagine, si vous habitez le cadavre de quelqu'un, que de liquider son meurtrier.

Elle semble n'avoir plus rien à dire, et elle en a déjà dit beaucoup ; elle arrête sèchement de disserter, continuant en silence ses recherches et laissant Zvintoch digérer les informations. Le brave Zvintoch, évidemment, il en a déjà entendu de belles ! Mais des comme ça, bien évidemment jamais. C'est une trajectoire de vie que la plupart des mortels décriront comme "surréaliste", "invraisemblable" ou "délirante". L'Ambassadeur, plus mesuré, la considère "spécifique".

Il a écrit, énormément, dans son carnet, il a capté les mots-clés et dessiné un étrange schéma les reliant.
Soudainement, il s'exclame,  

- Quelle bravoure !
- Quoi ? Il n'y a pas de bravoure. Je n'ai jamais vraiment eu le contrôle.
- Vous avez poursuivi une vengeance au nom de cette dame dont vous occupez aujourd'hui le corps. Rien ne vous obligeait à prendre de tels risques, mais vous l'avez fait pour honorer sa mémoire ? Dans notre culture impériale, la Vengeance est l'une des plus hautes formes de justice. Et lorsqu'on la perpétue au nom d'un défunt bafoué, elle devient une magnifique marque de noblesse et d'altruisme. Mes soeurs approuveront : vos actes sont dignes de la plus grande admiration.

T'Nussask et Glsasn tournent toutes deux la tête et regardent Evyline d'un air étonnamment respectueux. Il semble qu'elles écoutaient la tirade d'Evyline d'une otolithe distraite, tout en restant vigilantes, et en profitant de la fraîcheur du lieu.  

Et Zvintoch le 19ème n'apparaît pas particulièrement perturbé ni choqué par l'histoire abracadabrante d'Evyline ! Il n'affiche qu'une moue de satisfaction, heureux d'avoir gagné la confiance d'une nouvelle amie. Il faut dire que ces histoires de morts et de limbes lui sont bien familières, qu'elles pullulent dans les Abysses, que les vivants et les voyageurs cohabitent, se mélangent en les Profondeurs, que Mère Chterl elle-même n'est pas certaine d'être tout à fait faite d'âme de chair et de sang, qu'il n'y a pas lieu d'exercer une discrimination envers les égarés issus de mondes tangeants aux nôtres.

- Eh bien. Vous réagissez bien à autant d'informations.
- Les tritons impériaux sont coutumiers de ce genre de récits. Réalité et altérité se mélangent, en nos abysses.
En vérité, ce qui m'époustoufle le plus, c'est votre survie à plusieurs siècles de solitude.
- Je n'ai pas "survécu", j'ai juste continué à exister. Je n'avais pas le choix.
- Cela reste incroyable et terrifiant pour moi. Au vu de ma fonction, je suis comme drogué aux relations sociales. Je porte une tare génétique qui me pousserait à la folie et au suicide si je me retrouve totalement isolé ne serait-ce qu'une semaine ; en plus de me protéger physiquement, mes soeurs me protègent aussi moralement en s'assurant que j'aie toujours quelqu'un à qui parler ! Alors comprenez bien qu'à mes yeux, rester, comme vous semblez l'être, sain d'esprit après plusieurs siècles d'isolement, c'est une performance tout à fait divine. Je m'imagine à votre place, prisonnier du monde sans plus en faire partie... Quel monstre je deviendrais !

Démontrant qu'il était bien l'un des rares tritons impériaux génétiquement doté du don de la compassion, il ajouta :

- Quel supplice ce doit être de devoir enfouir un tel secret !

***
Les heures avaient défilé et aucun local n'avait trouvé nos coquins intrus. Cette bibliothèque était déserte, oubliée, laissée à elle-même. Et elle était grande, si grande que l'on pouvait tourner en rond et se perdre dans les étages car ni indications, ni signes particuliers ne venaient rendre toutes ces allées et ces étagères un tant soit peu reconnaissables.

Zvintoch et ses amies vagabondaient, d'allées en allées, l'Ambassadeur émanant de remarques et d'exclamations enjouées sur ses trouvailles, mais aucune ne semblait réellement satisfaire Evyline. Elle cherchait, semble-t-il, des traces appartenant à l'ancien monde, au lointain monde dans lequel elle était née.

Ou plutôt, dans lequel IL était né ! Car Zvintoch avait appris que son compagnon de route était un mâle humain utilisant un corps de femelle. L'idée lui semblait amusante et familière.

- Chez les tritons impériaux, la frontière entre gamètes femelles et mâles est très fine. Saviez vous que sous certaines conditions précises de température et de pression, je suis capable de me féminiser ?

Malgré le caractère très instructif de l'information, Evyline ne semblait n'y avoir prêté guère attention. Absorbée dans ses recherches, infatigable, elle ne s'était interrompue que quatre fois en sept heures : c'était pour vomir. Les soeurs de Zvintoch s'étaient assurées de nettoyer le grabuge, et il ne subsistait qu'un vague fumet de rance qui ne contrastait que peu avec l'odeur des livres et du vieux bois environnants.

Elle dépouillait, inlassablement, les rangs supérieurs de l'une des plus grandes étagères de la bibliothèque, perchée sur son échelle ; cette étagère était toute dédiée à certains savoirs ésotériques et chamaniques, apparemment explicitement interdits aux humains. Le bon Zvintoch le 19ème était conscient de commettre là une entorse diplomatique potentiellement fatale, mais engourdi par sa curiosité pour le monde de la Surface, il s'était contenté de poster ses soeurs à chaque extrémité de l'allée et de leur demander de jouer aux guets. Malgré les apparence, l'Ambassadeur Triton pouvait parfois se montrer redoutablement coquin.

- Oh ! Cet ouvrage présente une substance que nous connaissons dans nos Abysses ! Charmant ! Écoutez cela : "Utilisée depuis des millénaires, l'Epyh ravage le cerveau faible puis le reconstruit, plus solide et plus grand, ouvert aux atroces vérités tapies dans les Limbes. L'Epyh prend la forme d'une eau teintée de rouge vif, transformée en psychotrope par l'action d'un puissant hallucinogène, secrété par une espèce de champignon sous-marin encore mal identifié". Ils appellent ça l'Epyh ! Figurez vous que nous, on consomme ce champignon sous forme d'infusions et de salades divertissantes

Et ainsi Zvintoch faisait un commentaire de ses lectures en temps réel, un commentaire vivant et enthousiaste, et était ravi de découvrir que certaines coutumes obscures des Abysses trouvaient des équivalents à la Surface. Evyline n'écoutait pas réellement ces commentaires, mais ils constituaient tout un fond sonore agréable, ils donnait une teinte érudite et culturelle à cette expédition.

- J'adorerais pouvoir vous appeler par votre vrai nom.
- N'en faites rien, ça pourrait prêter à confusion.
- Bien sûr. Mais j'ai au moins le droit de penser à vous sous le diminutif de "Toma" ?
- Oui ! C'est notre petit secret, maintenant.

Zvintoch le 19ème adore apprendre des petits secrets concernant les gens. Même quand ceux-ci parlent de possession, de mort et de torture, et d'errance solitaire durant plusieurs siècles ; un petit secret c'est toujours tordant !

Un Enfin ! résonna subitement au-dessus de la tête du bon Zvintoch. C'est Toma : il brandit un livre, à la couverture extrêmement dégradée, épais et poussiéreux. Avec excitation, il descend de l'échelle, yeux brillants, et le présente à Zvintoch comme un trophée.

- C'est ce que vous recherchez ?
- Touchez-le !

Intrigué par l'invitation, le voici qui pose sa palme sur la couverture décrépite. Ses trois yeux s'écarquillent, s'injectent de sang ; il reste bouche bée.

- Vous le sentez aussi, alors ! Je m'en doutais.

Lorsqu'il retire sa palme, tout revient à la normale. Mais l'espace de quelques secondes, une force malveillante s'est introduite dans la moelle cérébrale du prince triton. Une force antique, tentatrice, dangereuse. Une force qui vous invite dans les catacombes de la réalité, là où l'on enterre les monstres endormis, espérant que jamais rien ne se réveillera.

- Toma...
- Non, Evyline.
- Ce petit livre a la même aura que ma Maman !
Dim 16 Avr - 13:34
Elle avait abandonné les deux olibrius bien plus tôt, espérant qu'ils ne causeraient pas trop de grabuge. Elle ne les connaissait pas encore assez pour savoir de quoi ils étaient capables, mais leur méconnaissance des terres du nord ne leur avait pas rendu un grand service quelques jours plus tôt. Beth considérait encore que sans elle ils seraient tout bonnement allés à leur mort et qu'ils lui devaient un grand service. Peut-être auraient-ils survécu au piège tendu par leur guide initial... mais ils se seraient alors sûrement entêtés dans leur voyage, au risque de connaître pareil sort, sinon pire encore. Heureusement, les sœurs de Zvintoch assuraient une garde implacable, mais même elles n'étaient pas immortelles...

Ces considérations inutiles, la princesse les avait alors qu'elle attendait dans son boudoir, assise sur un confortable siège aux moulures en bois et au coussin bien fourni. Son délicat postérieur n'était plus habitué à un tel confort, pas après des jours de marche et un court instant de répit lorsqu'ils avaient emprunté la rivière. Ses sens de Zoan lui faisaient percevoir des bruissements derrière la porte, essentiellement des échos de voix parmi lesquelles la princesse pouvait reconnaître celle du frère de sa mère, l'un des rares membres de sa famille qu'elle acceptait de reconnaître. Et encore, ce n'était pas sans se faire violence ; il ne fallait pas attendre d'elle un sourire. Toutefois, sa présence ici était requise : les temps sont particulièrement difficiles à Xandrie et même la mainmise du gouvernement n'arrive plus à recouvrir correctement les hurlements de la plèbe. Le pays souhaite se révolter, il a simplement besoin d'un coup de pouce pour qu'on le lui rappelle.

Évidemment, on ne fait pas de fumée sans feu. Beth savait qu'elle serait potentiellement obligée de laisser du mou à des acteurs extérieurs pour pouvoir lutter à armes égales contre les Ministres et les industriels d'Opale. Mais le chat saurait retomber sur ses pattes, du moins c'est ce qu'elle pensait. Xandrie ne peut appartenir qu'à Xandrie et ainsi se situe le glorieux avenir promis par la Révolution.

Des bruts de pas de l'autre côté de la cloison et voilà que la porte s'ouvrit. Elle détourna le visage en sachant très bien que n'importe qui sortant du bureau de Chancelier la reconnaîtrait immédiatement. C'était vain. Mais elle ne s'attendait pas pour autant à identifier l'interlocuteur de son oncle : ses cheveux poivre et sel, bigarrés, et ses iris tendant sur le jaune trahissaient son identité : Elias van Beck, le Grand Sapiarque d'Epistopoli. Celui-ci ne dit rien en échangeant un bref regard avec la révolutionnaire, mais ne put s'empêcher d'adresser un sourire. Et à ce moment là, elle comprit. Si elle poursuivait dans cette voie, les dés seraient déjà jetés et elle devrait faire avec.

« - Alors comme ça, tu souhaitais me voir ? » demanda la silhouette qui se tenait dans l'embrasure la porte, la main encore posée sur la poignée. Son regard était à présent concentré sur sa nouvelle convive.

Son oncle était un homme âgé, mais plutôt bien conservé, puisqu'il parvenait encore à se déplacer sans peine et maintenait une posture droite. Son passé mystérieux semblait lui avoir laissé de bonnes habitudes, ainsi qu'une musculature discrète mais suffisante pour toujours avoir autant de tonus. Les journées du Chancelier étaient longues, à ce qu'il paraissait, et il était bien rare de le trouver à son bureau. Visiblement, ce n'était pas la visite anodine de sa nièce qui l'avait cloué à Andoria cette fois-ci, mais bien quelque chose de plus important.

Le Lynx se redressa pour pénétrer dans la pièce, le politicien refermant derrière elle avant de suivre son sillage. Elle avisa une chaise rembourrée devant le bureau et il se plaça, comme attendu, sur son siège tout en cuirs et en boiseries qui n'avait rien à envier aux trônes des rois, sans pour autant en refléter l'opulence. De manière générale, l'endroit respectait un certain standing et était spécialement conçu pour que les invités s'y sentent à l'aise. Le regard de Beth se perdit sur une des nombreuses bibliothèques qui garnissaient les murs, tantôt remplies de livres, tantôt d'artefacts sous verre ou encore de bouteilles hors de prix.

« - Alors c'est ici que tu reçois tout le beau monde.

- J'aimerais que mes appartements soient aussi agréables que ce bureau, mais le charme d'Andoria ne permet pas de vivre dans le cossu. Déjà, les Archivistes acceptent que l'Alliance réside dans leur ville et que ce bureau existe, ce n'est pas si mal.

- En effet. Je ne te dis pas à quel point ça me change de d'habitude. »

Les locaux de la Révolution étaient éparpillés un peu partout, mais certains n'avaient pas grand chose à envier aux égouts. Certains s'y trouvaient même, mais heureusement Beth n'avait pas à s'y rendre régulièrement ; c'était davantage une cache d'armes qu'autre chose. Il était rare que les rebelles en aient besoin, au risque de dégrader leurs relations avec le Guet.

« - Et donc que me vaut cette venue, aussi soudaine qu'imprévue ?

- Tu t'en doutes bien. La Révolution a besoin de soutiens.

- L'Alliance ne prend pas part aux conflits entre les factions, tu...

- Je le sais. Toute ma vie tu m'as rabâché ton devoir de neutralité. C'est à cause de pacifistes comme toi que Xandrie est ce qu'elle est aujourd'hui, phagocytée par les petites mains des familles d'Opale. Non, je ne suis pas venue te demander ton aide, simplement solliciter ton carnet d'adresses. »

L'homme ne put s'empêcher de regarder le poing serré de son invité. Ils n'avaient jamais eu cette discussion, mais il se doutait de ce qu'elle pensait de lui. S'il était intervenu à l'époque, il aurait probablement pu sauver sa mère, la sortir de la pauvreté. Beth avait vu ses lettres.... auxquels il n'avait jamais donné de réponse.

« - J'espère qu'un jour tu comprendras... » laissa-t-il échapper avant de se redresser sur son siège. « Je ne peux pas t'aider, pas directement. Mais figure-toi que je ressors d'un entretien très intéressant avec quelqu'un qui est prêt à investir dans l'avenir. Une personne pour qui les guerres n'ont pas d'intérêt et qui a ses propres objectifs. Peut-être qu'il pourrait t'aider.

- Elias van Beck ? Tu sous-entends que je devrais pactiser avec Epistopoli ?

- Tu m'as mal compris et je ne sous-entends rien. Je te dis simplement que nous avons eu des échanges intéressants. Libre à toi d'entrer en contact avec lui et nul doute que la cause de la Révolution saura captiver son intérêt.

- Je refuse que le sort de Xandrie repose entre les mains de bellicistes !

- Tiens donc, car ce n'est pas le cas actuellement ? »

Le camouflet était rude, mais pour autant véridique. La princesse en eut le souffle coupé. Il était vrai que la cause tendait à se radicaliser, que les fins justifiaient de plus en plus les moyens. Le gouvernement se montrait toujours plus implacable et Lillie peinait à tenir ses soldats en laisse. C'était une course contre la montre qui se jouait, pour réussir à motiver les troupes et empêcher les dissidents de faire la loi, entrainant avec eux les révolutionnaires revendiqués. Bien friables sont les rênes du pouvoir, lorsque les esprits s'échauffent et espèrent des mesures extrêmes. Quand bien même les deux femmes prônaient un usage tempéré de la violence.

« - Tu sais bien plus que je ne l'aurais estimé, mon oncle.

- Tel est le devoir de l'Alliance. Savoir et prendre les bonnes décisions pour que tout le monde s'y retrouve.

- Aider la Révolution est une bonne décision. Le Roi-Dynaste et ses sbires ne font que précipiter Xandrie vers sa fin.

- Je suis déjà conscient de tout cela, sinon tu ne serais pas là aujourd'hui, » répondit-il, l'air mystérieux comme à son habitude. « Mais tu es venue me demander mon aide et je l'ai accepté. Je peux même m'arranger pour retarder suffisamment le départ du Grand Sapiarque pour que tu aies une entrevue avec lui.

- Et tu ferais ça gratuitement ?

- Non. J'ai cru comprendre que tu avais traversé les Terres Brûlées avec des amis à toi. Même les Archivistes considèrent que cela n'est pas simple. Ils ne te le diront pas, mais tu as gagné leur respect et c'est probablement pour cela qu'ils vont laisser tes amis entrer dans la Bibliothèque. Je mettrais mon doigt à couper qu'ils y sont déjà.

- Ce ne sont pas mes amis, mais très bien. Qu'attends-tu de moi ?

- Accompagne-les. Je suis curieux de la raison de leur présence et de ce qu'ils pourraient trouver dans les terres septentrionales. De nombreuses ruines dorment au-delà de ces remparts, inaccessibles et introuvables ; parmi elles gisent des secrets que l’Église a cherché à taire pendant des siècles. Ceux-ci pourraient peut-être nous en apprendre plus sur la nature de ce monde, de la Brume et de tout ce que l'on découvre dans sa Mer... »

Le Lynx fronça les sourcils. Elle peinait à comprendre ce que son oncle avait à gagner dans tout cela. Toutefois elle était elle-même piquée au vif, désireuse de savoir ce qui pouvait bien motiver un tel pèlerinage de la part de ses deux camarades. Et particulièrement d'Evyline, qui semblait être la clé du mystère. Sans mot dire, elle se releva et marcha lentement vers la porte du bureau, répondant simplement au moment de tourner la poignée :

« - Je le ferai. Mais il nous faudra des vivres et des chevaux frais. Et assure-toi que tout soit prêt pour que je puisse rencontrer ton van Beck à mon retour.

- Ce sera le cas. Bon voyage, ma nièce. »

Elsbeth ne répondit pas, s'effaçant simplement dans la lumière qui baignait le boudoir et l'encadrement de la porte. Il ne lui restait plus qu'à rejoindre ses compagnons de route, à la Bibliothèque donc.
Dim 4 Juin - 15:14
La porte, pourtant massive, s’ouvrit sans un bruit. La gigantesque bâtisse était déserte, abandonnée. Il reconnut pourtant un endroit particulièrement familier. Il se souvenait de l’écho, du vent, de la lumière s’immisçant par minces faisceaux, venant du Soleil gris. Il pouvait presque sentir la pierre froide et dure, accueillant des prières, des centaines d’entre elles, des centaines de milliers, des millions, ils priaient et-

L’espace d’un instant, les temps d’errance d’Evyline lui revinrent en tête. Le temps s’était étiré de manière similaire, perdant son emprise sur elle. Feuilleter cet ouvrage fut aussi excitant qu’éprouvant. Aucune lecture véritable ne fut possible ni pour elle, ni pour son acolyte : si la langue et les symboles utilisés avaient de très vagues ressemblances avec les gravures des tréfonds, même Zvintoch ne put déchiffrer convenablement la moindre phrase. En revanche, parcourir ces pages avait eu un effet sur elle qu’elle ne comprenait pas encore tout à fait. Même sans en comprendre le sens, le manuscrit avait fait renaître en elle des images mortes depuis pourtant bien longtemps.

« Tout va bien? demanda l’ambassadeur, les yeux écarquillés.
- Oui oui.
- Vous vous êtes absentée un bon quart d’heure, tout de même, les yeux dans le vague !
- Mes excuses. Je suis tombé sur quelque chose, dans ce bouquin.
- Si vous êtes parvenue à déchiffrer quoi que ce soit, j’en serai épaté ! Cet ouvrage est issue des profondeurs, c’est indéniable !
- Je n’ai rien déchiffré, mais à la dernière page...
- Eh bien?
- Eh bien il y a ça. TO’MAXLEV-IKS.
- C’est proprement fascinant ! Et c’est votre nom, vous dites.
- Peut-être. Peut-être que j’ai juste déjà lu ce livre, par le passé. Peut-être que ce n’est qu’un mot. »

Plus frêle que d’habitude, Evyline avait pâlie en parcourant cette page finale. La seule attache qu’elle avait avec son ancienne vie, c’était ce nom, qui ne pourrait être aussi bien qu’un vulgaire mot, issue d’une langue à tout jamais disparue. C’était un revers dont elle se serait bien passé.

« Ne vous laissez pas abattre, ma chère ! C’est une découverte incroyable.
- Je ne me laisse pas abattre, bien au contraire, fit-elle en reprenant ses aises. Je compte bien déchiffrer ce bouquin même si ça doit me prendre une vie entière. Je ne suis pas à ça prêt, vous savez. »

Elle adressa à Zvintoch un clin d’œil joueur, referma l’épais manuscrit, qu’elle enfourna dans un sac en toile plus discret. Ils jetèrent un dernier coup d’œil aux innombrables rangées de livres dont le savoir n’attendait qu’à être absorbé, mais quelque chose en eux leur intimait que l’étrange manuscrit était tout ce dont ils auraient besoin.

« A votre place, je ne ferai pas ça. »

Sans prêter la moindre attention à la sœur tritonne pointant directement sur elle son arme à distance meurtrière, la jeune princesse fixait de ses yeux félins les deux curieux qui venaient de sortir de la section spéciale de la gigantesque bibliothèque.

« C’est un simple emprunt, » se justifia Evyline, sans même tenter de se dérober. Elsbeth savait sans aucun doute ce qui se trouvait dans la besace de la morte.

« Le peuple d’Andoria est suffisamment curieux pour vous laisser fouiner ici, mais le vol serait très, très mal vu. Je vous conseille de remettre ce livre ou vous l’avez trouvé. Je ne vous couvrirais pas cette fois.

- C’aurait été dommage de ne pas essayer » répondit simplement Evyline.

*

« Vous n’êtes vraiment pas obligée de nous accompagner, vous savez, fit la sorcière.
- Je crains bien que si. Andoria vous octroie vivres, chevaux, cartes. Tout cela n’est pas gratuit, vous vous en douterez. Je crois comprendre que ma présence est un prix élevé pour vous, mais c’est malheureusement non négociable.
- Je plaisante, voilà tout. Détendons-nous un peu, d’accord? Je commence à me lasser de nos chamailleries.
- Quelle joie de repartir tous ensemble ! Qui sait ce que ces terres nous réservent » ponctua Zvintoch.

Tous avez acceptés de poursuivre l’aventure, cette fois avec l’appui et l’approbation du seul phare de la civilisation à des kilomètres à la ronde. Pour Evyline, c’était le véritable point de départ de son enquête à l’aveugle concernant son ancien soi. Les dernières visions qu’elle avait eu de ce très ancien souffle de vie l’avaient naturellement conduit à aiguiller la petite troupe vers les ruines que certains croyaient, bien que manquant de la moindre preuve tangible, liées à de très anciennes croyances plus ou moins parentes à l’Église qu’ils connaissaient aujourd’hui. Les expéditions vers ces lieux étaient si rares et si peu couronnés de succès que l’annonce du départ de la petite troupe avait rapidement fait le tour de la cité. La curiosité du peuple dont ils étaient les invités jouait en leur faveur; les langues s’étaient déliées un peu plus facilement.

« Nous partirons direction Nord-Ouest, commença Elsbeth, en plein cœur des Terres Brûlées. L’aperçu que nous en avons eu en venant jusqu’ici n’est pas vraiment comparable au centre de la région. La Mort s’y répand comme une épidémie, mais ce n’est pas la seule chose que l’on y trouvera. Les quelques rares fous ayant osé s’y aventurer et qui ont eu la chance de revenir en un seul morceau rapportent tout un tas d’histoire abracadabrantes. Je ne peux sincèrement pas dire avec exactitude ce qui nous attend là-bas. Personne ne le peut.
- C’est tout l’intérêt d’y aller, ma chère, personne ne peut répondre à nos questions à notre place. A mes questions.
- Hm. Cela va de soit, mais j’aimerai également vous prévenir; Andoria constitue notre seul refuge. Après elle, la cité la plus proche doit être Ankh Drozlin, et ce n’est pas la porte à côté. Ces prochains jours seront notre dernière véritable chance de nous reposer, ou de changer d’avis. Ambassadeur, vous êtes toujours décidé à continuer l’aventure? Nos chances de croiser un autre peuple suffisamment... vivant pour échanger avec vous sont assez minces. »

Zvintoch secoua ses palmes en entrant dans une profonde réflexion, claqua sa langue trois fois pour couper court aux questionnements de ses sœurs, puis répondit.

« Cette formidable expédition concerne plus que ma simple soif de curiosité maintenant ! Après ce que nous avons pu voir dans cette étrange bibliothèque, c’est tout mon peuple qui s’interroge. »

Elsbeth acquisa, puis replongea la tête dans la paperasse qui était étalée sur la table devant elle. Proche des grands remparts de la cité, ils s’étaient réunis en une sorte de camp de préparation pour la suite, amassant leurs vivres et les chevaux gracieusement prêtés par Andoria.

« Je me demande tout de même, continua Zvintoch à vois basse, pourquoi vous avez accepté si vite de reposer ce livre pourtant si important ! »

Evyline, sans quitter Elsbeth des yeux qui ne prêtait plus attention à eux, lui répondit qu’elle avait simplement arraché la dernière page, et tapota doucement sa chemise d’une main.

La jeune princesse souffla pour repousser une mèche de cheveux, plia les quelques cartes obscures en sa possession, et releva les yeux.

« Si vous avez d’autres choses à faire ou à découvrir ici, c’est le moment. Nous ne reviendrons peut-être pas. »