Astrebrume

Redskin ? Ce salopard de Redskin ? Bon sang, mais vous me demandez vraiment à quoi un gros saraph de deux mètres vingt peut ressembler ? Vous connaissez pas les légendes sur ces monstres ? La peau rouge comme le sang, les yeux jaunes comme les flammes. Je crois que le seul truc qui me rassure, c’est l’odeur de tabac froid et d’épices qui émane de la Bête. Un musc si fort qu’il te fait tourner la tête : gagnerait pas à se laver ce connard de privé. Lui et son putain d’imper sale, on dirait qu’il a traîné ce truc depuis l’enfer dont il a été tiré. Non mais, écoute moi little John, cette ordure de Redskin, laisse tomber. Y’a de plus gros poissons qui ont déjà mis la main sur lui et vaut mieux pas l’approcher. Aussi sûr que son gros cul musclé doit déjà être en train de nourrir les vers du Renon. Va leur demander : ils ont déjà dû limer ses dents protubérantes et s’en faire un collier. Ou sa natte de vieux clochard ouais. T’imagine combien ça vaut sur le marché noir, un bout de Saraph ? Bon, il en restait déjà plus grand-chose de celui-là : plus de cornes, une main en berne. Certes, y’a sa prothèse … mais un truc aussi antique : personne en voudrait. Restait ses gros pieds fourchus qu’il essaye toujours de caler dans des grolles démesurées. Non vraiment, le cherche pas. Ça t’apportera que de la merde. Sauf … peut-être que je me souviendrais de quelque chose contre … heu … tu as de la colafée ? Si si, je suis sûr que t’as de la colafée … Depuis le gros rouge est plus là, c’est peinard de s’en trouver …

Aaaah. Snif snif. Merci. Ça fait du bien où ça passe je dis. Mais si. T’as jamais essayé la colafée ? Tu vends et tu testes pas ? Encore un avec des principes. Ecoute, même si ce qu’on dit est faux, je te conseille pas. C’est le privé le plus taré des bas quartiers. Faut vraiment être désespéré pour faire appel à lui, ou sacrément dans la merde. Qu’il prenait que les cas désespérés tu sais. Avec son putain de gros flingue. Je crois que c’est ça qui me fait le plus peur chez Redskin. Il est capable de te faire sauter la cervelle pour rien, que ce soit avec son arme ou ses putains de main. Ouais ouais, un indice. La dernière fois que je l’ai vu, il allait vers le Pôle. Tu l’aurais vu, j’aurai juré voir des flammes danser autour de lui. Y’a bien quelques-uns de ses anciens clients qui pleuraient son départ, comme quoi il avait une sorte d’aura qui protégeait les bas quartiers, mais j’y voyais que ses deux cents kilos de gras et de muscle moi. Ou de gnôle, pour ce que j’en sais. C’est un gros tas de merde, qui a fait plus de trous dans les gangs que dans les bourses. Quoi d’autre, quoi d’autre … ah si. J’ai entendu une histoire. Il y a un truc auquel il tient par-dessus tout : c’est une sorte de pendentif en fer noir. Un truc hérité ou je sais quoi. On dirait une sorte de tête cornue, c’est d’un ringard … je sais pas à quoi ça va te servir … mais voilà. Il te reste pas un peu de colafée ?

Cette piste n’avait rien donné. Redskin s’était purement et simplement évaporé. Comment on pouvait perdre un démon rouge qui passait son temps à hurler et frapper ? Bonne question. Depuis la purge, ils étaient nombreux à avoir disparu. Ceux qui gênaient, ceux qui ne se pliaient pas à l’esprit de machine d’Epistopoli. Il était de ceux-là, arrivé pas loin de l’annexion du Renon il s’était fait un nom après s’être fait sauter le bras pendant les affrontements. Une épée à louer, à l’époque, un cafard des bas quartiers depuis. Une prothèse pour services rendus, simple et sommaire. Tolérée grâce à sa constitution … inhabituelle. Avant ça, c’est un peu compliqué d’en apprendre plus, bien que ça ne courre pas les rues. A Bohmor, on en avait un peu entendu parler, d’un enfant Saraph retrouvé au milieu de la Brume. Mais si c’était lui ou autre, impossible à dire : juste ce détail du pendentif qui revenait toujours. Voilà qui me rapprochait de lui. On l’appelait Phillibert. Mais je suis pas sûr que ce soit son vrai nom. Il a dû choisir ça en arrivant, à moins que ça soit les vieux qui l’avaient éduqué en Svartheim. Cela remonte à plus d’un siècle, c’est rarement fiable. Une histoire de cornes perdues et vendues et d’une trahison, c’est tout ce que j’ai pu trouver : tout semble pointer qu’il ait été élevé non pas par amour mais par intérêt. C’est peut-être ce qui l’a poussé à venir en Yfe ? Quant à savoir comment il s’est retrouvé à vendre ses services pendant la guerre … peut-être le besoin. Comme beaucoup.

Quoi qu’il en soit, en un demi-siècle, il a fait le tour. Des gangs, des autorités. Il a même réussi à se dégoter une autre prothèse, moins antique, pour remplacer son bras. Il a bourlingué en Opale, en Xandrie. A vrai dire, il suffit de suivre les traces du démon pour avoir une idée de son passage. Peut-être un temps chez les Maraudeurs, où il s’est fait sortir pour son tempérament incendiaire. Un passage mouvementé entre les griffes du Magistère où il avait eu quelques échauffourées avec les forces de l’ordre. Une histoire d’enrôlement dans la garde, de rixe avec des Tartares et … de désertion. Un gros flingue noir, qui avait valu quelques belles frayeurs. C’était piquant, c’était charmant. Beaucoup de hargne à faire des remous, à chercher à prouver quelque chose. Selon les rares toujours en vie et qui ne soient pas grabataires, il y avait quelque chose à propos de ses cornes. De ce besoin maladif de montrer, de faire. J’avais entendu des rumeurs sur l’impact psychologique que provoquait la perte de cornes chez ces créatures, mais jamais entendu parler d’un besoin de surcompenser à ce point …

Bref. Des incartades un peu partout, jusqu’à revenir dans le giron de la cité des sciences et y trouver une place tout en bas de l’échelle. La catastrophe de Dainsbourg semble l’avait assez remué car ça coïncide à peu près. A partir de là, il s’est fait un nid dans la crasse puis le sort a fini par lui mettre les bons miséreux sur le chemin. La première fois qu’on lui demandait de l’aide ? Puis les choses se sont enchaînées et le démon est devenu Redskin : un détective privé qui officiait dans les bas quartiers et galérait à se gagner le moindre bout de gras. En général, pour le dépenser dans la malbouffe et l’alcool. Et en tabac. Cigares, premier prix bien sûr. Aiguille dans le pied des criminels et des autorités, il a passé sa vie à nuire à tous ceux qui jouaient avec les règles. Pas par bonté d’âme, mais par affinité. Il protégeait les siens, ou quelque chose comme ça. Des témoins disaient que c’était la meilleure façon qu’il avait trouvé de s’en prendre à plus gros que lui. Ah, pour ça il avait raison …

C’est là que je perds la trace, que les témoignages concordent. Le gros rouge a été vu pour la dernière fois aux portes du Pôle. J’ai beau y traîner, même les gardes n’ont rien vu. Ce qu’il s’est passé dedans est tu mais … c’est pas à moi qu’on aurait demandé de chercher des informations si ça avait été facile. La maison miteuse de Redskin avait été retournée, ses effets détruits. Juste une carte de tarot posée sur la table. Une mise en scène assez grotesque, qui ne menait à rien. C’était sans compter mes sources. Quelques pattes graissées et je sus que ça s’était passé le lendemain de sa disparition, par une petite équipe bien organisée et discrète. Augmentée ce qu’il fallait, menée par un des types que Redskin avait eu la mauvaise idée de faire chier une fin de soirée. Qui s’était fait un malin plaisir de pisser sur ses meubles. Ce type ? Un gradé. Etrange, non ? Il me fallait juste le retrouver et … trouver son prix.

Redskin avait été balancé pour connivence avec le XIIIème Cercle. C’en était presque risible. La Purge que menait Epistopoli au sein de sa communauté pour écarter le Cercle de ses activités donnait lieu à de nombreux règlements de compte dissimulés. Le Saraph en avait fait les frais, mais ce qui était plus étrange c’était qu’il n’y avait eu, jusque là, pas la moindre preuve d’un tel lien. Cousu de fils blancs, probable. La suite me menait dans les égouts. Il semblait avoir fui avant de se faire arrêter pour un faux motif, et se cacher là-bas en attendant … je ne sais quoi. Mais il avait réussi à trouver le Cercle.

*clic*

- Tu te retournes lentement et tu me montres ta face de raie.

C’était une voix rocailleuse, brutale. Une odeur de tabac froid.

- Pourquoi tu poses des questions sur moi, peau molle ? Bordel, la vie t’a pas arrangé. T’as cinq minutes.

Mon erreur, l’avoir pris pour un con. Comme tous les autres. Il crache par terre, ses yeux jaunes rivés dans les miens.

- Pourquoi tu viens foutre en l’air mon enquête ? Qui t’envoie ?

Silence. Détonation.

- Ta gueule. Tu feras remplacer ta jambe par ton employeur, tête de cul. Je te demande encore, la prochaine est pour tes couilles : qui t’envoie ?

Cris de douleurs, supplication. Détonation.

- Oh, c’tait pas loin, hein ? Alors alors … Ah, c’est le Cercle hein ? Ben ouais, ils veulent vérifier que je suis une bonne recrue : logique. T’as trouvé l’histoire convaincante ? Y’a quelques raccourcis, je te l’accorde, mais tout est vrai. C’est encore plus excitant quand t’as personne dans ton camp, tu vois ? Faut au moins ça quand t’essaies de tailler un deuxième trou de balle à un Sapiarque.

Une tête entre des doigts métalliques. Qui serrent, qui serrent.

- C’est facile pour un type qui bosse avec le Cercle de fournir des preuves pour faire accuser quelqu’un. Mais si t’as pas eu l’info, c’est peut-être que lui aussi essaie de vous la mettre à l’envers ? Alors, on va peut-être pouvoir trouver un arrangement … c’est quoi déjà l’expression ? L’ennemi de mon ennemi est mon ami ? Ouais …

Cigare, briquet.

- Tu veux connaître la version Saraph ?

Bang.

- Un bon connard est un connard mort.

Silence.

- Merde. J’ai oublié de lui poser la question.

…

- A tout hasard, si il te reste encore assez de vie pour faire un geste … tu peux m’indiquer la direction de la Loge la plus proche ?