Mar 15 Oct - 18:23
Un couteau dans la nuit
Douleur
Dainsbourg, pourquoi fallait-il que ce soit toujours Dainsbourg ? Cette terre funeste, maudite. Tout y était toujours une fosse à purin et l’avancée de la Brume n’arrangeait rien. C’était un bourbier incessant pour les expéditions qui se targuaient de réussir à braver les dangers en vue d’atteindre Zénobie. Le Mandrebrume, rien que ça ! L’Arbre-Dieu en perdition, rien que ça ! Le Patrouilleur avait disparu dès lors que le zeppelin l’avait déposé, il s’était mis en route avec la ferme idée de ne pas laisser cela se faire. Ces sacrifices, il les trouvait honteux. Il avait toujours voué sa vie à protéger les innocents, à faire face aux vilénies et vicissitudes du monde. Mais là, la nécessité faisait loi. Que pouvait-il peser, lui, Patrouilleur au palmarès bien trop sanglant ? Les morts se comptaient en dizaine autour de lui, sa voix était risible aux oreilles de ceux qui comptaient. Il était un Blume de mauvais augure, un mort en sursis. Il fulminait, grognait et regardait sans cesse son ombre par peur d’être arrêté. Il était porteur d’une rage trop importante, d’un fardeau qui le dépassait. D’une question qui jouait avec sa morale. Il était un Patrouilleur, un combattant des frontières. Un protecteur … quand il y parvenait. Mais dans la Brume, rien ne fonctionnait jamais. Jamais !
Il avait franchi les Dunes d’Oman sans encombre. Il avait contourné la cité en évitant les bourgades trop agitées. Il avait fait au plus vite sans se compromettre, ne laissant aucune trace de son passage. Sa destination était claire : il devait rejoindre le front, rejoindre Réno. Il désirait se confier à son Maître de Guilde, chercher conseil auprès de lui. Il ne savait plus à qui se vouer. Panoptès lui avait mis le grappin dessus depuis qu’il était descendu de l’aéronef revenant de la Tour d’Yfe. Le Chancelier s’était peut-être dit qu’il ferait un outil utile, vu qu’il connaissait bien trop de choses à présent : autant limiter les lames émoussées. Mais tout cela le dépassait. Un Dieu assassiné, un Arbre protecteur mourant … et des âmes pour le nourrir. Cette question morale le tiraillait, le meurtrissait. Des vies pour d’autres. Rien n’était jamais simple, tout était sinistre dans ce monde. La Brume n’en était même pas coupable, elle était, c’était tout. Mais les hommes étaient ainsi : il fallait combattre, maîtriser. Détruire.
La forêt de Dainsbourg était encore plus sinistre qu’à son habitude. Le Patrouilleur avait caché sa présence, prenant des chemins obscurs connus de lui seul. Il avait longtemps rôdé là, à la recherche d’informations sur ses origines. Mais depuis que l’expédition s’était montée et qu’ils en avaient extrait le Mandrebrume – il le savait à présent – tout était devenu plus simple. Comme si, à chaque avancée, la Brume et ses dangers se concentraient sur l’envahisseur le plus proche de la blesser. Il appréciait cheminer avec elle, marcher dans ses pas. Bien plus qu’auparavant. Il la respectait davantage qu’il la craignait. C’était peut-être cela qui avait changé ? Il la laissait glisser dans ses bas, palper de ses doigts évanescents ses contours. Dans la Brume, il se sentait en sécurité plus qu’ailleurs. Il était au cœur du danger, il y avait moins de chances d’être observé, suivi dans le danger. Il préférait les monstres aux hommes. Mais aujourd’hui, il ne savait plus lesquels étaient les uns ou les autres. Il avait vu des visages amicaux se transformer en bourreaux. Des repères lumineux se nimber de l’obscurité de la mort.
Putain de Dainsbourg.
Il avait suffi d’une lame dans la nuit. Se cacher n’avait pas été suffisant. Quelqu’un avait parlé, quelqu’un l’avait trouvé. Sa dernière pensée s’en alla pour Nemeth.
L’humus était frais. La mousse confortable. Genou à terre avant de flancher, le Patrouilleur n’eut que la présence d’esprit de frôler le cristal dans l’écrin de sa ceinture. Il s’effondra, le sang chaud contre sa joue qui gorgeait le sol. Il sentit la lame se frayer le chemin inverse dans son dos, déchirant ses entrailles. Le liquide chaud imbiba ses vêtements, tandis qu’il percevait des pas légers autour de lui. L’inflexion légère sur la terre, la perception chaude d’un corps à proximité à mesure que la chaleur quittait son corps. Que les battements de son cœur ralentissaient. Il sentit une violente langueur s’emparer de lui. Le débit de sang se réduisit peu à peu mais la faiblesse ne disparut pas. Ses forces le quittaient, quelque chose criait en lui mais trop ténu. La voix frappait dans son occiput, fracassait les limites de sa psyché pour tenter de s’imposer mais sans succès. Une paire de doigts chauds vint toucher sa jugulaire puis le chuintement d’une lame hors de son fourreau. Le contact froid du métal sur sa gorge. Le fil acéré d’une dague contre sa peau. La chair qui faiblit, qui cède. La colère et la peur. La libération. La fin de toute souffrance.