Il l’écouta attentivement. Très attentivement. L’avantage, lorsqu’on conversait avec Reno, résidait dans la sincérité de ses propos. Inutile de démêler le vrai du faux, il allait droit au but et ne disait que ce qu’il pensait. Ses craintes concernant les scientifiques ou toute autre personne bien placée étaient légitimes. Les riches individus se gavaient sans cesse et luttaient uniquement pour leurs propres intérêts. Dans le monde entier, de nombreux scandales ont eu lieu mettant en lumière des abus de pouvoir. Rien d’étonnant. Une raison supplémentaire pour s’éloigner de tout parti. Tous pourris de l’intérieur. Rien de nouveau.
Le chef de la Guilde des Aventuriers était bien trop tendu, trop anxieux. Artémis l’était autant, voire plus avec tout ce qu’il avait vécu. Il se mentait à lui-même pour tenir le coup, il était transit de peur et complètement dévoré de l’intérieur par tout ce qu’il avait vu et entendu. Son corps bougeait mécaniquement face à l’ennemi, mais le vagabond était mort de l’intérieur depuis bien longtemps. L’Homme ne pouvait survivre à tout cela à moins d’être malade. Ryker, lui-même Patrouilleur, était complètement dévoré de l’intérieur. Il l’était aussi avant nos mésaventures, songea l’ermite en esquissant un sourire que Reno ne pouvait interpréter.
Petit laïus sur les conséquences des actions menées sur l’Arbre-Dieu. Artémis, dans le vague, se demanda s’il avait toujours l’âge de se faire sermonner. Durant ces longs mois écoulés, il avait longtemps réfléchi à ce qu’il aurait dû faire ou non. La liste était longue, comme bien souvent, lorsqu’il s’embourbait dans pareilles situations. Il préféra donc ne pas répondre au désaccord qu’il ressentait quand Reno mentionna le poids qui pesait sur ses épaules. Avec ou sans sa présence, le résultat aurait été le même. Les tartares étaient suffisamment compétents pour mener cette expédition à son terme. Artémis a peut-être eu le mérite de sauver certains de ses camarades, rien de plus.
Vint ensuite le tabard symbolique de la Guilde des Aventuriers. Nous y voilà, pensa-t-il. Depuis combien de temps ce vieil ours rêve-t-il de me faire cette proposition ? Il a parfaitement choisi son moment. Tu fais chier, Reno Callaghn. Intégrer la guilde. Dire que cette idée ne lui avait jamais traversé l’esprit serait un mensonge. Cependant, le Loup Blanc a toujours avancé en solitaire. Et même s’il prétendait ne rendre de compte à personne, ce n’était pas la première fois qu’il rendait finalement des comptes à l’ursidé. Le seul et l’unique. En plein doute, le moment ne pouvait être mieux choisi pour demander à un ami de faire un choix. L’homme aux cheveux de suie observa le petit veston un long moment.
« J’apprécie encore moins que toi la présence d’inconnus au plus proche de l’arbre, tu le sais. Mon Frère a en horreur l’apparition de chercheurs, pilleurs, ou tout autre individu dans son territoire. Mais faute de mieux, ces gens œuvrent pour trouver des solutions pendant que nous retardons l’inévitable : l’engloutissement d’Uhr par la Brume et ses bêtes maléfiques. »
Le tabard en main, il sembla perdu dans ses songes, profondes et obscures. Puis il revint de ses profondeurs abyssales.
« Je prendrai le temps d’y réfléchir, Reno. Néanmoins, c’est parce que je me retrouve mêlé à de sombres affaires que je dois garder cette indépendance. Difficile de l’expliquer, mais je crois que cela m’a bien des fois sauvé la mise. Personne ne peut « officiellement » me demander de rapport, me convoquer ou me restreindre. Quiconque le tenterait se risquerait à une mort atroce. Avant la mienne, bien sûr. Je ne prétends pouvoir neutraliser une armée. », fit-il en souriant légèrement. « Mais… Je crois savoir que les différents états me considèrent davantage comme un allié qu’un ennemi. Plus qu’un Patrouilleur, je suis un Protecteur. Protecteur de l’Arbre-Dieu, Protecteur des gens, des royaumes. Prendre parti n’a pour moi aucun sens quand le monde s’écroule. Tous les partis doivent s’unir pour le bien commun. », conclut-il en posant ses yeux dans ceux de Reno, sans sourciller, malgré la noirceur présente chez le Change-Peau. Artémis, lui, s’était comme libéré d’un poids. Sa décision n’était pas définitive et serait prêt à porter l’uniforme pour aider son vieil ami. Seulement si c’était nécessaire.
« L’Arbre-Dieu se meurt. C’est une vérité absolue. Je l’ai vu et ressenti au plus profond de mes entrailles. J’ai en horreur de savoir qu’on abuse d’esprits fanatiques pour les sacrifier et retarder l’inévitable. Mes connaissances de la situation sont des plus limitées. Pour te dire, je retourne sur les lieux pour retrouver une… alliée perdue au combat. Ou peut-être seulement sa dépouille. », dit-il en revoyant l’image d’Exerus s’élancer dans un combat ultime contre les slivoïdes. Il en tremblait presque. « Je peux évidemment jeter un coup sur ce qu’il se trame dans les campements du Magistère. Si j’apprends, d’une manière ou d’une autre, que les sacrifices n’ont pas le moindre effet, ou même infime, je m’efforcerais d’y mettre un terme. », une promesse qu’il tiendra coûte que coûte. « Concernant Ryker, tu semblais perturbé en songeant à sa situation. Que lui est-il arrivé depuis son départ de la forêt ? J’imagine bien le vieux Panoptès lui demander un rapport détaillé. Ensuite ? »
Une personne pour laquelle le Loup-Blanc était prêt à prendre parti.