Dim 30 Juin 2024, 21:25
Meije
Aramila / Soldat
- 24 ans / 7 Raphalos 1877
- Mi-humaine, mi-triton / Féminin
- Aramila
- Hétérosexuelle / Elle
- Sentinelle de la Brume
- Celes Chere – Final Fantasy VI
Description
Bien qu’elle charrie par moments dans son sillage l’odeur pénétrante des embruns, Meije ne peut guère se targuer d’être aussi versatile et imprévisible que la mer dont elle est issue : elle s’avère au contraire étonnamment facile à vivre et d’une simplicité confondante pour quiconque s’est accoutumé à aborder la vie avec défiance.
Ce que vous verrez d’abord, c’est une grande femme échevelée à l’allure légèrement dégingandée, comme s’il lui fallait en permanence composer avec un manque secret de synchronisation, ce qui se manifeste ordinairement par un boitillement à peine perceptible : chez elle, bras, jambes et système nerveux ne semblent pas parler tout à fait le même langage, et c’est particulièrement sensible lorsqu’elle se baigne trop longtemps, figurant alors une parodie pour le moins cocasse de la Vénus sortie des eaux. Or rien dans son tempérament ne vient contredire cet aspect un peu gauche qui n’est pas sans rappeler la démarche joyeusement pataude d’un chiot.
D’un naturel bienveillant et généreux, cultivé par une éducation extrêmement pieuse que les rigueurs et les traîtrises de la Brume n’ont pas encore réussi à briser, elle a toutes les peines du monde à agir avec dissimulation et s’effarouche invinciblement devant toute forme de bassesse morale. Pourtant, loin de réprouver les esprits malins, elle répugne à leur prêter de mauvaises intentions délibérées, leur trouve volontiers des excuses et les plaint avant tout des extrémités auxquelles la nécessité et les passions les ont réduits. De fait, bien qu’elle soit disposée à faire sa propre introspection dans la perspective de s’amender, elle est une piètre lectrice des individus, et elle en a ainsi exaspéré plus d’un parmi les avertis. Tout au plus a-t-elle appris à observer une réserve prudente lorsque la situation l’exige, alors même que son caractère l’engagerait plutôt à se montrer avenante en toutes circonstances : c’est qu’elle a eu tout le loisir, à sa honte, de prendre conscience des dangers de sa propre bonté. On la dit trop lisse, trop candide. C’est vrai qu’il lui arrive encore d’être impressionnable. À cet égard elle ne semble pas tout à fait sortie des émerveillements de l’enfance. Mesurant humblement sa chance de s’être vu offrir un avenir alors que l’abandon la condamnait selon toute apparence à une existence indigente, elle éprouve une fascination mêlée de tendresse pour tout ce qui (sur)vit, et que la Création soit quelquefois – souvent – monstrueuse ne saurait la dessiller.
Dans son entourage cependant, certains ne s’y trompent pas et s’amusent à la faire rougir en relevant ses contradictions. À l’image du Concile, elle se débat par exemple avec son indécrottable curiosité, qu’elle vit parfois comme une entorse à sa foi. Grandir parmi des sentinelles a également écorné la pureté qui semble lui tenir lieu de cuirasse : quoiqu’elle ne se permette jamais de se montrer aussi rustre que nombre de ses compagnons d’armes, elle a dû se résoudre à aiguiser sa langue au même titre que sa lame, et en dernier recours, pour les besoins de la cause, à savoir faire preuve d’astuce et de ruse, voire d’opportunisme, ce qu’elle n’assume pas vraiment. Ainsi, alors même qu’elle est si prompte à excuser autrui, elle reste une très mauvaise casuiste pour le soin de sa propre conscience. Le plus souvent, elle préfère se dérober par l’humour, puisque de toute façon les émotions négatives l’épuisent – littéralement.
Au reste, elle est partagée entre une solide confiance en sa bonne étoile et la peur viscérale, pleine de compassion, de ce qui pourrait leur arriver, à tous, dans un futur proche. On l’entend fréquemment murmurer une prière aux Douze comme pour éloigner le mauvais sort. Loin de céder à l’alarmisme néanmoins, elle semble avoir dans l’âme et dans le corps une joie inépuisable, observer en toutes choses un optimisme inaliénable qui peut paraître insultant à ceux qui ont beaucoup perdu. Elle est en même temps susceptible d’exercer un charme sur quiconque éprouve le besoin d’être rassuré. Sa physionomie volontiers souriante et sa complexion assez robuste, consolidée année après année par un mode de vie frugal, font qu’elle respire la santé et l’espoir. Or elle peut se montrer assez entêtée lorsqu’il s’agit de croire. Elle a le sentiment que toute sa dignité se trouve là – dans sa foi et dans la bonté que les Dieux lui ont donné la force d’opposer à l’adversité.
Ce que vous verrez d’abord, c’est une grande femme échevelée à l’allure légèrement dégingandée, comme s’il lui fallait en permanence composer avec un manque secret de synchronisation, ce qui se manifeste ordinairement par un boitillement à peine perceptible : chez elle, bras, jambes et système nerveux ne semblent pas parler tout à fait le même langage, et c’est particulièrement sensible lorsqu’elle se baigne trop longtemps, figurant alors une parodie pour le moins cocasse de la Vénus sortie des eaux. Or rien dans son tempérament ne vient contredire cet aspect un peu gauche qui n’est pas sans rappeler la démarche joyeusement pataude d’un chiot.
D’un naturel bienveillant et généreux, cultivé par une éducation extrêmement pieuse que les rigueurs et les traîtrises de la Brume n’ont pas encore réussi à briser, elle a toutes les peines du monde à agir avec dissimulation et s’effarouche invinciblement devant toute forme de bassesse morale. Pourtant, loin de réprouver les esprits malins, elle répugne à leur prêter de mauvaises intentions délibérées, leur trouve volontiers des excuses et les plaint avant tout des extrémités auxquelles la nécessité et les passions les ont réduits. De fait, bien qu’elle soit disposée à faire sa propre introspection dans la perspective de s’amender, elle est une piètre lectrice des individus, et elle en a ainsi exaspéré plus d’un parmi les avertis. Tout au plus a-t-elle appris à observer une réserve prudente lorsque la situation l’exige, alors même que son caractère l’engagerait plutôt à se montrer avenante en toutes circonstances : c’est qu’elle a eu tout le loisir, à sa honte, de prendre conscience des dangers de sa propre bonté. On la dit trop lisse, trop candide. C’est vrai qu’il lui arrive encore d’être impressionnable. À cet égard elle ne semble pas tout à fait sortie des émerveillements de l’enfance. Mesurant humblement sa chance de s’être vu offrir un avenir alors que l’abandon la condamnait selon toute apparence à une existence indigente, elle éprouve une fascination mêlée de tendresse pour tout ce qui (sur)vit, et que la Création soit quelquefois – souvent – monstrueuse ne saurait la dessiller.
Dans son entourage cependant, certains ne s’y trompent pas et s’amusent à la faire rougir en relevant ses contradictions. À l’image du Concile, elle se débat par exemple avec son indécrottable curiosité, qu’elle vit parfois comme une entorse à sa foi. Grandir parmi des sentinelles a également écorné la pureté qui semble lui tenir lieu de cuirasse : quoiqu’elle ne se permette jamais de se montrer aussi rustre que nombre de ses compagnons d’armes, elle a dû se résoudre à aiguiser sa langue au même titre que sa lame, et en dernier recours, pour les besoins de la cause, à savoir faire preuve d’astuce et de ruse, voire d’opportunisme, ce qu’elle n’assume pas vraiment. Ainsi, alors même qu’elle est si prompte à excuser autrui, elle reste une très mauvaise casuiste pour le soin de sa propre conscience. Le plus souvent, elle préfère se dérober par l’humour, puisque de toute façon les émotions négatives l’épuisent – littéralement.
Au reste, elle est partagée entre une solide confiance en sa bonne étoile et la peur viscérale, pleine de compassion, de ce qui pourrait leur arriver, à tous, dans un futur proche. On l’entend fréquemment murmurer une prière aux Douze comme pour éloigner le mauvais sort. Loin de céder à l’alarmisme néanmoins, elle semble avoir dans l’âme et dans le corps une joie inépuisable, observer en toutes choses un optimisme inaliénable qui peut paraître insultant à ceux qui ont beaucoup perdu. Elle est en même temps susceptible d’exercer un charme sur quiconque éprouve le besoin d’être rassuré. Sa physionomie volontiers souriante et sa complexion assez robuste, consolidée année après année par un mode de vie frugal, font qu’elle respire la santé et l’espoir. Or elle peut se montrer assez entêtée lorsqu’il s’agit de croire. Elle a le sentiment que toute sa dignité se trouve là – dans sa foi et dans la bonté que les Dieux lui ont donné la force d’opposer à l’adversité.
Habiletés et pouvoirs
Contre toute attente, l’hybridité de Meije ne lui garantit malheureusement pas la même aisance sur terre que sous l’eau, et à bien des égards celle-ci tient plus du triton que de l’humaine. Une immersion complète lui entaille chaque côté de la gorge comme l’aurait fait un coup de griffes : l’apparition soudaine de ses branchies est toujours douloureuse, mais l’habitude et la volupté libératrice de pouvoir respirer dans les profondeurs ont depuis longtemps atténué cette vive sensation de coupure. Sa nage est puissante déjà, facilitée par la membrane qui réunit ses doigts et ses orteils sitôt qu’elle plonge, et qui lui vaut auprès de certains de ses camarades le sobriquet – fort peu flatteur à ses oreilles – de La Palmée. Ce sont là des transformations auxquelles sa volonté ne commande pas et qui semblent constituer une version sommaire des nageoires et de la queue parfois observées chez de véritables tritons. Si elle n’est pas encore en mesure de s’aventurer dans les abysses, du moins peut-elle mettre au service de ses frères et sœurs d’armes une solide connaissance des plantes aquatiques et une précieuse aptitude à pêcher au harpon.
N’ayant que partiellement apprivoisé sa double nature, elle a toujours besoin d’un certain temps pour se ré-accommoder à la terre ferme et discipliner le coton douloureux qui lui enveloppe les membres inférieurs : si c’était autrefois l’affaire d’une longue semaine, puis de quelques jours, elle retrouve aujourd’hui l’usage complet de ses jambes au bout d’une heure ou deux.
Des années d’apprentissage auprès des Sentinelles de la Brume ont fait d’elle une femme rompue au combat et à tout ce qui relève de la survie en milieu hostile. À condition de ne pas la prendre au sortir du bain, elle est une escrimeuse accomplie dont le style essentiellement défensif peut surprendre. D’une façon générale, elle a tenu à être formée avant tout pour neutraliser, et non pour tuer.
Son armure est un assemblage relativement léger de renforts en cuir et en métal. Elle porte toujours à la ceinture, en plus d’une main-gauche trident, une gourde souple assez volumineuse – contenant seulement de l’eau, évidemment –, puisqu’elle se déshydrate plus vite que le commun des hommes.
N’ayant que partiellement apprivoisé sa double nature, elle a toujours besoin d’un certain temps pour se ré-accommoder à la terre ferme et discipliner le coton douloureux qui lui enveloppe les membres inférieurs : si c’était autrefois l’affaire d’une longue semaine, puis de quelques jours, elle retrouve aujourd’hui l’usage complet de ses jambes au bout d’une heure ou deux.
Des années d’apprentissage auprès des Sentinelles de la Brume ont fait d’elle une femme rompue au combat et à tout ce qui relève de la survie en milieu hostile. À condition de ne pas la prendre au sortir du bain, elle est une escrimeuse accomplie dont le style essentiellement défensif peut surprendre. D’une façon générale, elle a tenu à être formée avant tout pour neutraliser, et non pour tuer.
Son armure est un assemblage relativement léger de renforts en cuir et en métal. Elle porte toujours à la ceinture, en plus d’une main-gauche trident, une gourde souple assez volumineuse – contenant seulement de l’eau, évidemment –, puisqu’elle se déshydrate plus vite que le commun des hommes.
Biographie
Aujourd’hui encore, Meije ignore pratiquement tout de sa naissance. Elle sait que Raphalos l’a tenue sous son égide dès les premières heures, puisqu’elle a été retrouvée sous le porche d’un petit monastère non loin du port d’Aramila, sans que nul ne sache qui l’avait déposée là ; qu’elle a poussé un cri terrible alors que les sœurs s’apprêtaient à croquer dans un délicieux vivaneau grillé, à midi très précisément, et que cette circonstance, contée dans les inflexions chantantes du dialecte local, lui a valu son prénom.
Chaque fois qu’elle retourne au monastère où elle a passé les premières années de sa vie, on lui rappelle combien sa figure poupine et rieuse a attendri tout le monde, jusqu’à la sévère Sœur Lucetta, sans le secours de qui elle n’aurait probablement jamais appris à marcher – et tant d’autres choses encore. Avec une tendresse où entre toujours une craintive déférence, on imite son expression et sa voix graves alors qu’elle suivait d’un regard pénétrant ses guillerettes promenades à quatre pattes à l’ombre des colonnades du cloître – elle venait tout juste d’avoir deux ans, ce qui avait poussé la religieuse à remarquer dans un froncement de sourcils et un soufflement de nez autoritaires : « Il y a longtemps que cette petite devrait se tenir sur ses pieds. Encore faudrait-il que vous cessiez de l’engluer dans le sucre de vos caresses. »
De l’intransigeance de Sœur Lucetta et de ses impatiences informulées à l’encontre de ses infirmités, Meije ne garde pourtant aucun souvenir. Ne reste que l’amour, l’amour et l’espoir qui couvaient malgré tout au fond de ses yeux durs. C’est sans doute ce qui l’a sauvée, en vérité : la présence et la délicatesse de toutes ces femmes qui ne lui ont jamais permis de prendre conscience de ce qu’elle était – une enfant abandonnée, destinée à n’être qu’une bouche affamée de plus dans la pauvreté ambiante, ballottée de charité en charité. Elle n’a pour ainsi dire jamais vraiment connu le manque, les incertitudes et les alarmes qui s’enracinent durablement dans le cœur de ceux qui n’ont eu personne pour les chérir.
Son sang s’affole toujours de gratitude lorsqu’elle songe à l’hospitalité quasiment inconditionnelle qui caractérise Aramila, toute aride qu’elle soit par endroits – comment ne pas vouloir consacrer chacun de ses jours à en devenir l’une des plus dignes représentantes ? Elle a été éduquée selon les principes humains de la cité et religieux du Panthéisme, en a appris l’Histoire avec humilité et dévotion, au point de trouver un réconfort infini dans le sentiment de sa foi. Ce sentiment, bien qu’elle soit depuis tombée dans quelques rets tendus par la fortune, se traduit encore par la conviction d’avoir sa place dans une œuvre bien plus grande qui la transcende.
Elle essaie quelquefois d’imaginer ce qu’aurait été sa vie si une curiosité instinctive et irrépressible ne l’avait pas taraudée un peu malgré elle. Sans doute aurait-elle fini par recevoir l’habit de novice à son tour, et aucune espèce d’aiguillon, dès lors, ne l’aurait poussée à échapper à la vigilance de ses gardiennes pour se faufiler hors du monastère et s’aventurer jusqu’au port. La submersion olfactive et visuelle avait été telle qu’elle avait failli perdre connaissance. Entre le nuancier de beige et de brun éclatant de soleil que déployait le village portuaire de toile, et l’odeur iodée du poisson que l’on écaille et vide de ses entrailles, s’étaient irrésistiblement imposés une couleur et un effluve : le bleu de la mer et la fraîche poussière des embruns. Personne n’avait fait attention à elle. Personne ne l’avait vue s’approcher inexorablement du quai, comme tenue sous un charme secret – sauf un homme qui, à plusieurs mètres de là, s’était époumoné à lui crier de reculer, en vain.
Elle regrette de ne pas avoir vu la tête de Jabril au moment où elle est tombée dans l’eau sans avoir jamais appris à nager. Elle regrette plus encore de lui avoir causé de l’inquiétude, alors même qu’elle n’était rien pour lui, et qu’il s’apprêtait à devenir tout pour elle – quelque chose comme un père et un ami.
Elle se rappelle la morsure froide et salée de la Petite Mer engloutissant aussitôt la cuisante sensation de déchirure qui la saisissait à la gorge dans le même moment, ajoutant à la piqûre tout en l’apaisant ; de ses gesticulations paniquées et de la lourdeur pénible de ses vêtements, qui lui avaient soudain paru si superflus ; surtout, du chapelet inépuisable de bulles qui perlait continument sa crinière devenue vaporeuse, alors qu’il lui semblait respirer pour la toute première fois de sa vie.
Ce jour-là, elle n’a pas eu le loisir de considérer plus avant le monde insoupçonné qui l’entourait – l’aurait-elle fait qu’elle se serait émerveillée comme elle le ferait par la suite devant la ville sous-marine aux reflets de nacre construite en miroir de la leur. Pour une enfant vigoureuse et confiante d’à peine sept ans, c’était déjà bien assez de découvrir dans la douleur le secret de ses origines et dans la stupéfaction le visage de celui qui avait plongé en pensant la secourir, pour finalement tomber nez à nez avec une petite chose folâtre bien éloignée de la suffocation.
Peut-être a-t-elle laissé quelque chose de son enfance alors ; non dans le dévoilement d’une part de sa vérité personnelle, mais dans les longues heures de conversation abondante partagées avec Jabril une fois hors de l’eau, d’abord assis sur le quai, puis en chemin vers le monastère, juchée sur son dos parce que ses jambes ne la soutenaient plus – ça passera, lui avait-il dit sereinement, comme si elle n’était pas la première hybride qu’il rencontrait. Oui, sans doute a-t-elle laissé quelque chose de son insouciance dans la révélation du monde extérieur, de ses périls et de ses merveilles à travers les récits d’une Sentinelle de la Brume, dans cette envie inédite et un peu coupable de partir à son tour, de dépasser aussi brusquement qu’une rivière les bords de son lit.
Jabril était sans surprise connu au monastère, auréolé de la gloire et de l’honneur d’un rang qui lui valait le respect à peu près partout. Il incarnait indiscutablement la droiture, la compassion et le sens du sacrifice à leur plus haut degré ; pourtant, Meije s’en souvient, Sœur Lucetta l’avait reçu avec une froide réserve ce jour-là, comme si elle avait déjà percé la cause de sa venue.
Aujourd’hui encore, elle ignore tout des sujets abordés lors de leur entretien. Elle se rappelle seulement s’être assoupie contre l’une des sœurs dans le jardinet du cloître, bercée par la caresse prudente que l’on appliquait sur les griffures miraculeusement refermées, à peine rougies, qui lui striaient désormais la gorge. Parfois, ne pas savoir est si confortable. Elle n’aurait pas voulu – elle ne veut toujours pas – soupçonner les petits arrangements de longue date entre l’Eglise et ses différents corps d’armée, les manœuvres secrètes susceptibles de donner au plus insignifiant des orphelins son utilité ; car cela aurait rendu toute aide suspecte, or Meije aime à croire que le secours dont elle a bénéficié n’a jamais été intéressé – elle n’en était pas moins prête à payer de retour, au centuple s’il fallait.
Elle se rappelle le tissu rêche de la robe de Sœur Lucetta contre sa joue tandis qu’elle l’étreignait, de la lueur indéfinissable au fond de ses yeux – un mélange de regret et d’inquiétude –, du pli étrangement peu convaincu de sa bouche tandis qu’elle lui expliquait l’honneur qui lui était fait de servir l’Eglise de la plus honorable des manières. Sur le moment, sans doute n’avait-elle pas tout compris, et d’ailleurs il ne s’agissait pas d’un adieu, puisqu’elle devait rendre de fréquentes visites au monastère dans l’avenir. Toutefois elle avait derechef éprouvé cette pointe de culpabilité, ce léger pincement de cœur que provoquaient la tristesse de quitter celles qui lui avaient tenu lieu de famille et l’enthousiasme inavouable que lui inspirait la perspective d’un nouveau départ.
Il n’était cependant pas question qu’une enfant de sept ans rejoigne les dunes d’Orimar, objection soulevée par Sœur Lucetta qui avait immédiatement trouvé son écho dans la voix tout aussi impérieuse de Portia. L’épouse de Jabril n’avait de toute évidence rien à faire au foyer, mais une jambe malade qui l’obligeait à se munir d’une canne la tenait éloignée du terrain depuis quelques années. Quand le premier s’était spécialisé dans les expéditions navales, la seconde avait dû se résoudre à rester en retrait, supervisant quelquefois l’entraînement des nouvelles recrues. Leur mariage n’avait donné aucun fruit, et sans avoir la faiblesse de voir en Meije l’enfant qu’elle n’avait jamais eue, du moins Portia lui accorda-t-elle une attention toute particulière. Il fut décidé qu’elles resteraient toutes deux près du port pendant quelques années, durant lesquelles Meije commencerait d’apprivoiser sa nature et d’apprendre les rudiments du sabre. On lui rappelle souvent ses premières répugnances à l’aspect des épées en bois, elle qui préférait s’enrouler gaiement autour des jambes des inconnus pour les accueillir. Elle ne voulait pas se résigner au cynisme du mal nécessaire, croyant déjà à la bonté comme choix mûrement réfléchi, à l’effort sérieux et sincère que méritait la préservation de toute vie. Elle a tenu bon.
Elle a été une élève laborieuse, dans tous les sens du terme, et seize années d’entraînement qui se poursuivent aujourd’hui n’ont pas été de trop pour perfectionner un jeu de jambes sans cesse contrarié par l’appel de la mer.
C’est à l’âge de douze ans qu’elle a rejoint le vaste campement des dunes d’Orimar. Elle en garde un souvenir impérissable, peut-être plus déchirant qu’heureux. À ceux qui l’interrogent, elle reconnaît difficilement combien l’adaptation à ce nouvel environnement a été pénible pour elle, non seulement à cause de la chaleur et de la sècheresse implacables pour sa peau réclamant plutôt la mouillure des eaux, mais aussi en raison de l’endurcissement des cœurs et des âmes qui s’y opérait chaque jour. Les Sentinelles de la Brume, à l’image d’Aramila, accueillaient tout le monde, et elle s’en réjouissait ; mais quelle gravité sur les visages, marqués par les trop nombreuses pertes essuyées et l’incertitude du lendemain ! C’est parmi eux qu’elle a poursuivi son apprentissage, s’accoutumant par ailleurs aux rouages complexes de l’Ordre. Ni Jabril – quand il était là – ni Portia ne l’ont ménagée, mais elle leur sait gré aujourd’hui d’avoir essayé de la protéger du tempérament parfois brutal de certaines Sentinelles – sans toujours beaucoup de succès. À sa façon, elle s’est également endurcie. Dure à la tâche, à la fatigue et aux privations, elle a grandi sans se départir du tuteur que représentait sa foi, a appris à endurer les rigueurs de cet entourage hétéroclite, en fin de compte à l’apprécier. Peut-être a-t-elle tout de même bénéficié, du fait de son jeune âge, de l’instinct de protection des plus grands. Il lui a fallu maîtriser l’affolement de son cœur devant les prouesses dont étaient capables les Sentinelles touchées par la Brume, réprimer ses larmes de détresse chaque fois qu’elle surprenait par mégarde une conversation où la croyance semblait décliner.
Malgré tout, c’est toujours avec une grande émotion qu’elle songe à la solidarité ineffable qui les liait alors, chacun mettant un point d’honneur à assurer les arrières de l’autre. C’est en suivant leur exemple qu’elle a gagné en sérieux – celui-là même que l’on a tant de mal à soupçonner en considérant son front trop radieux, sa bouche trop bavarde et trop rieuse. Solide, fiable, indéfectible : c’est tout ce qu’elle aspire à être.
Bien qu’elle soit fière d’exercer son métier et que la confiance que l’on peut placer en elle l’honore, elle n’évoque jamais ses expéditions sans une certaine pudeur, comme pour conjurer le sort. On a peine à la croire quand elle affirme que la plupart se sont bien passées pour elle. La première, alors qu’elle venait de fêter ses seize ans, ne lui a pas donné à voir les atrocités que la Brume pouvait commettre, mais plutôt ses facéties – ainsi l’a-t-elle accueillie d’un croc-en-jambe, comme pour lui signifier qu’elle n’avait rien à faire sur la terre ferme. Elle n’a pour l’heure connu aucun de ces massacres traumatiques que rapportent nombre de ses pairs. Elle n’en a conçu nulle assurance excessive néanmoins. Elle n’a pas la vanité de croire que la Brume l’épargnera toujours, éprouvant envers elle un mélange bizarre de tendresse et d’appréhension, où n’entre cependant aucune hostilité.
Sa pudeur la muselle d’autant plus qu’elle ne comprend pas pleinement les tenants et aboutissants de leurs expéditions – il s’agit le plus souvent de protéger des artefacts multiséculaires en s’assurant qu’ils ne tombent pas entre de mauvaises mains, mais comment ignorer par ailleurs que leur découverte malmène quelquefois les fondements de leur Histoire religieuse ? Elle n’est pas tout à fait dupe, entend malgré elle ce qui se murmure sur l’interprétation critique que l’on fait des silences de l’Eglise et le terrain qu’elle semble ainsi céder aux principes du Kobolisme. On ne lui dit rien, malheureusement, et elle ne laisse sa curiosité l’emporter qu’à son corps défendant. Tout ce qu’elle sait aujourd’hui, elle le tient de la Tribune, où elle se rend pour assister aux débats chaque fois qu’elle le peut – qui aurait cru que, derrière son apparente légèreté, Meije suivrait avec tant d’attention la vie politique et religieuse de sa nation ?
Il y a quelque chose de terriblement angoissant et douloureux dans le lent dessillement qu’implique toute existence suivant son cours. Pour elle, c’est un peu comme sentir son ventre se remplir graduellement d’eau croupie. L’humilité dans l’exercice de sa foi et l’amour envers son prochain guident chacune de ses actions ; d’aucuns affirment qu’il y a même une forme d’inflexibilité presque insolente dans le choix qu’elle a fait de l’indulgence et de l’humanité ; mais elle craint parfois, secrètement, que cela ne suffise pas.
Du reste, le secret de sa naissance la taraude de plus en plus. Elle a commencé d’embarquer avec Jabril à la veille de ses vingt ans, découvrant son étroite collaboration avec les tritons pour que les nids ne soient pas inquiétés lors des expéditions. Elle s’est quelquefois accordé le plaisir de plonger en leur compagnie, sans que cela n’avance ses recherches – il est par ailleurs difficile de savoir avec exactitude ce que son hybridité leur inspire, tant les coutumes peuvent différer d’une tribu à l’autre. Dans ses rêves les plus fous, Meije contourne la mer de Brume par en-dessous, découvre d’inestimables trésors et chacun des membres de sa famille. Sans rancune, elle leur trouve mille et une excuses.
Hélas, elle se fait un scrupule de poursuivre cette quête personnelle alors que la Brume gagne du terrain et que le monde a plus que jamais besoin des Sentinelles. Que Jabril ait été envoyé à Opale avec la délégation d’Aramila contrairement à elle et qu’il en ait miraculeusement réchappé a suffi à redéfinir ses priorités. Comme tous les autres, elle s’effraie de la perte du Grand Mestre et des rumeurs sur la véritable identité du Régent qui ont fini par leur parvenir. Comme tous les autres, elle vit dans le pressentiment funeste d’une mobilisation prochaine – sans avoir la certitude d’être tout à fait prête.
Chaque fois qu’elle retourne au monastère où elle a passé les premières années de sa vie, on lui rappelle combien sa figure poupine et rieuse a attendri tout le monde, jusqu’à la sévère Sœur Lucetta, sans le secours de qui elle n’aurait probablement jamais appris à marcher – et tant d’autres choses encore. Avec une tendresse où entre toujours une craintive déférence, on imite son expression et sa voix graves alors qu’elle suivait d’un regard pénétrant ses guillerettes promenades à quatre pattes à l’ombre des colonnades du cloître – elle venait tout juste d’avoir deux ans, ce qui avait poussé la religieuse à remarquer dans un froncement de sourcils et un soufflement de nez autoritaires : « Il y a longtemps que cette petite devrait se tenir sur ses pieds. Encore faudrait-il que vous cessiez de l’engluer dans le sucre de vos caresses. »
De l’intransigeance de Sœur Lucetta et de ses impatiences informulées à l’encontre de ses infirmités, Meije ne garde pourtant aucun souvenir. Ne reste que l’amour, l’amour et l’espoir qui couvaient malgré tout au fond de ses yeux durs. C’est sans doute ce qui l’a sauvée, en vérité : la présence et la délicatesse de toutes ces femmes qui ne lui ont jamais permis de prendre conscience de ce qu’elle était – une enfant abandonnée, destinée à n’être qu’une bouche affamée de plus dans la pauvreté ambiante, ballottée de charité en charité. Elle n’a pour ainsi dire jamais vraiment connu le manque, les incertitudes et les alarmes qui s’enracinent durablement dans le cœur de ceux qui n’ont eu personne pour les chérir.
Son sang s’affole toujours de gratitude lorsqu’elle songe à l’hospitalité quasiment inconditionnelle qui caractérise Aramila, toute aride qu’elle soit par endroits – comment ne pas vouloir consacrer chacun de ses jours à en devenir l’une des plus dignes représentantes ? Elle a été éduquée selon les principes humains de la cité et religieux du Panthéisme, en a appris l’Histoire avec humilité et dévotion, au point de trouver un réconfort infini dans le sentiment de sa foi. Ce sentiment, bien qu’elle soit depuis tombée dans quelques rets tendus par la fortune, se traduit encore par la conviction d’avoir sa place dans une œuvre bien plus grande qui la transcende.
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Elle essaie quelquefois d’imaginer ce qu’aurait été sa vie si une curiosité instinctive et irrépressible ne l’avait pas taraudée un peu malgré elle. Sans doute aurait-elle fini par recevoir l’habit de novice à son tour, et aucune espèce d’aiguillon, dès lors, ne l’aurait poussée à échapper à la vigilance de ses gardiennes pour se faufiler hors du monastère et s’aventurer jusqu’au port. La submersion olfactive et visuelle avait été telle qu’elle avait failli perdre connaissance. Entre le nuancier de beige et de brun éclatant de soleil que déployait le village portuaire de toile, et l’odeur iodée du poisson que l’on écaille et vide de ses entrailles, s’étaient irrésistiblement imposés une couleur et un effluve : le bleu de la mer et la fraîche poussière des embruns. Personne n’avait fait attention à elle. Personne ne l’avait vue s’approcher inexorablement du quai, comme tenue sous un charme secret – sauf un homme qui, à plusieurs mètres de là, s’était époumoné à lui crier de reculer, en vain.
Elle regrette de ne pas avoir vu la tête de Jabril au moment où elle est tombée dans l’eau sans avoir jamais appris à nager. Elle regrette plus encore de lui avoir causé de l’inquiétude, alors même qu’elle n’était rien pour lui, et qu’il s’apprêtait à devenir tout pour elle – quelque chose comme un père et un ami.
Elle se rappelle la morsure froide et salée de la Petite Mer engloutissant aussitôt la cuisante sensation de déchirure qui la saisissait à la gorge dans le même moment, ajoutant à la piqûre tout en l’apaisant ; de ses gesticulations paniquées et de la lourdeur pénible de ses vêtements, qui lui avaient soudain paru si superflus ; surtout, du chapelet inépuisable de bulles qui perlait continument sa crinière devenue vaporeuse, alors qu’il lui semblait respirer pour la toute première fois de sa vie.
Ce jour-là, elle n’a pas eu le loisir de considérer plus avant le monde insoupçonné qui l’entourait – l’aurait-elle fait qu’elle se serait émerveillée comme elle le ferait par la suite devant la ville sous-marine aux reflets de nacre construite en miroir de la leur. Pour une enfant vigoureuse et confiante d’à peine sept ans, c’était déjà bien assez de découvrir dans la douleur le secret de ses origines et dans la stupéfaction le visage de celui qui avait plongé en pensant la secourir, pour finalement tomber nez à nez avec une petite chose folâtre bien éloignée de la suffocation.
Peut-être a-t-elle laissé quelque chose de son enfance alors ; non dans le dévoilement d’une part de sa vérité personnelle, mais dans les longues heures de conversation abondante partagées avec Jabril une fois hors de l’eau, d’abord assis sur le quai, puis en chemin vers le monastère, juchée sur son dos parce que ses jambes ne la soutenaient plus – ça passera, lui avait-il dit sereinement, comme si elle n’était pas la première hybride qu’il rencontrait. Oui, sans doute a-t-elle laissé quelque chose de son insouciance dans la révélation du monde extérieur, de ses périls et de ses merveilles à travers les récits d’une Sentinelle de la Brume, dans cette envie inédite et un peu coupable de partir à son tour, de dépasser aussi brusquement qu’une rivière les bords de son lit.
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Jabril était sans surprise connu au monastère, auréolé de la gloire et de l’honneur d’un rang qui lui valait le respect à peu près partout. Il incarnait indiscutablement la droiture, la compassion et le sens du sacrifice à leur plus haut degré ; pourtant, Meije s’en souvient, Sœur Lucetta l’avait reçu avec une froide réserve ce jour-là, comme si elle avait déjà percé la cause de sa venue.
Aujourd’hui encore, elle ignore tout des sujets abordés lors de leur entretien. Elle se rappelle seulement s’être assoupie contre l’une des sœurs dans le jardinet du cloître, bercée par la caresse prudente que l’on appliquait sur les griffures miraculeusement refermées, à peine rougies, qui lui striaient désormais la gorge. Parfois, ne pas savoir est si confortable. Elle n’aurait pas voulu – elle ne veut toujours pas – soupçonner les petits arrangements de longue date entre l’Eglise et ses différents corps d’armée, les manœuvres secrètes susceptibles de donner au plus insignifiant des orphelins son utilité ; car cela aurait rendu toute aide suspecte, or Meije aime à croire que le secours dont elle a bénéficié n’a jamais été intéressé – elle n’en était pas moins prête à payer de retour, au centuple s’il fallait.
Elle se rappelle le tissu rêche de la robe de Sœur Lucetta contre sa joue tandis qu’elle l’étreignait, de la lueur indéfinissable au fond de ses yeux – un mélange de regret et d’inquiétude –, du pli étrangement peu convaincu de sa bouche tandis qu’elle lui expliquait l’honneur qui lui était fait de servir l’Eglise de la plus honorable des manières. Sur le moment, sans doute n’avait-elle pas tout compris, et d’ailleurs il ne s’agissait pas d’un adieu, puisqu’elle devait rendre de fréquentes visites au monastère dans l’avenir. Toutefois elle avait derechef éprouvé cette pointe de culpabilité, ce léger pincement de cœur que provoquaient la tristesse de quitter celles qui lui avaient tenu lieu de famille et l’enthousiasme inavouable que lui inspirait la perspective d’un nouveau départ.
Il n’était cependant pas question qu’une enfant de sept ans rejoigne les dunes d’Orimar, objection soulevée par Sœur Lucetta qui avait immédiatement trouvé son écho dans la voix tout aussi impérieuse de Portia. L’épouse de Jabril n’avait de toute évidence rien à faire au foyer, mais une jambe malade qui l’obligeait à se munir d’une canne la tenait éloignée du terrain depuis quelques années. Quand le premier s’était spécialisé dans les expéditions navales, la seconde avait dû se résoudre à rester en retrait, supervisant quelquefois l’entraînement des nouvelles recrues. Leur mariage n’avait donné aucun fruit, et sans avoir la faiblesse de voir en Meije l’enfant qu’elle n’avait jamais eue, du moins Portia lui accorda-t-elle une attention toute particulière. Il fut décidé qu’elles resteraient toutes deux près du port pendant quelques années, durant lesquelles Meije commencerait d’apprivoiser sa nature et d’apprendre les rudiments du sabre. On lui rappelle souvent ses premières répugnances à l’aspect des épées en bois, elle qui préférait s’enrouler gaiement autour des jambes des inconnus pour les accueillir. Elle ne voulait pas se résigner au cynisme du mal nécessaire, croyant déjà à la bonté comme choix mûrement réfléchi, à l’effort sérieux et sincère que méritait la préservation de toute vie. Elle a tenu bon.
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Elle a été une élève laborieuse, dans tous les sens du terme, et seize années d’entraînement qui se poursuivent aujourd’hui n’ont pas été de trop pour perfectionner un jeu de jambes sans cesse contrarié par l’appel de la mer.
C’est à l’âge de douze ans qu’elle a rejoint le vaste campement des dunes d’Orimar. Elle en garde un souvenir impérissable, peut-être plus déchirant qu’heureux. À ceux qui l’interrogent, elle reconnaît difficilement combien l’adaptation à ce nouvel environnement a été pénible pour elle, non seulement à cause de la chaleur et de la sècheresse implacables pour sa peau réclamant plutôt la mouillure des eaux, mais aussi en raison de l’endurcissement des cœurs et des âmes qui s’y opérait chaque jour. Les Sentinelles de la Brume, à l’image d’Aramila, accueillaient tout le monde, et elle s’en réjouissait ; mais quelle gravité sur les visages, marqués par les trop nombreuses pertes essuyées et l’incertitude du lendemain ! C’est parmi eux qu’elle a poursuivi son apprentissage, s’accoutumant par ailleurs aux rouages complexes de l’Ordre. Ni Jabril – quand il était là – ni Portia ne l’ont ménagée, mais elle leur sait gré aujourd’hui d’avoir essayé de la protéger du tempérament parfois brutal de certaines Sentinelles – sans toujours beaucoup de succès. À sa façon, elle s’est également endurcie. Dure à la tâche, à la fatigue et aux privations, elle a grandi sans se départir du tuteur que représentait sa foi, a appris à endurer les rigueurs de cet entourage hétéroclite, en fin de compte à l’apprécier. Peut-être a-t-elle tout de même bénéficié, du fait de son jeune âge, de l’instinct de protection des plus grands. Il lui a fallu maîtriser l’affolement de son cœur devant les prouesses dont étaient capables les Sentinelles touchées par la Brume, réprimer ses larmes de détresse chaque fois qu’elle surprenait par mégarde une conversation où la croyance semblait décliner.
Malgré tout, c’est toujours avec une grande émotion qu’elle songe à la solidarité ineffable qui les liait alors, chacun mettant un point d’honneur à assurer les arrières de l’autre. C’est en suivant leur exemple qu’elle a gagné en sérieux – celui-là même que l’on a tant de mal à soupçonner en considérant son front trop radieux, sa bouche trop bavarde et trop rieuse. Solide, fiable, indéfectible : c’est tout ce qu’elle aspire à être.
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Bien qu’elle soit fière d’exercer son métier et que la confiance que l’on peut placer en elle l’honore, elle n’évoque jamais ses expéditions sans une certaine pudeur, comme pour conjurer le sort. On a peine à la croire quand elle affirme que la plupart se sont bien passées pour elle. La première, alors qu’elle venait de fêter ses seize ans, ne lui a pas donné à voir les atrocités que la Brume pouvait commettre, mais plutôt ses facéties – ainsi l’a-t-elle accueillie d’un croc-en-jambe, comme pour lui signifier qu’elle n’avait rien à faire sur la terre ferme. Elle n’a pour l’heure connu aucun de ces massacres traumatiques que rapportent nombre de ses pairs. Elle n’en a conçu nulle assurance excessive néanmoins. Elle n’a pas la vanité de croire que la Brume l’épargnera toujours, éprouvant envers elle un mélange bizarre de tendresse et d’appréhension, où n’entre cependant aucune hostilité.
Sa pudeur la muselle d’autant plus qu’elle ne comprend pas pleinement les tenants et aboutissants de leurs expéditions – il s’agit le plus souvent de protéger des artefacts multiséculaires en s’assurant qu’ils ne tombent pas entre de mauvaises mains, mais comment ignorer par ailleurs que leur découverte malmène quelquefois les fondements de leur Histoire religieuse ? Elle n’est pas tout à fait dupe, entend malgré elle ce qui se murmure sur l’interprétation critique que l’on fait des silences de l’Eglise et le terrain qu’elle semble ainsi céder aux principes du Kobolisme. On ne lui dit rien, malheureusement, et elle ne laisse sa curiosité l’emporter qu’à son corps défendant. Tout ce qu’elle sait aujourd’hui, elle le tient de la Tribune, où elle se rend pour assister aux débats chaque fois qu’elle le peut – qui aurait cru que, derrière son apparente légèreté, Meije suivrait avec tant d’attention la vie politique et religieuse de sa nation ?
Il y a quelque chose de terriblement angoissant et douloureux dans le lent dessillement qu’implique toute existence suivant son cours. Pour elle, c’est un peu comme sentir son ventre se remplir graduellement d’eau croupie. L’humilité dans l’exercice de sa foi et l’amour envers son prochain guident chacune de ses actions ; d’aucuns affirment qu’il y a même une forme d’inflexibilité presque insolente dans le choix qu’elle a fait de l’indulgence et de l’humanité ; mais elle craint parfois, secrètement, que cela ne suffise pas.
Du reste, le secret de sa naissance la taraude de plus en plus. Elle a commencé d’embarquer avec Jabril à la veille de ses vingt ans, découvrant son étroite collaboration avec les tritons pour que les nids ne soient pas inquiétés lors des expéditions. Elle s’est quelquefois accordé le plaisir de plonger en leur compagnie, sans que cela n’avance ses recherches – il est par ailleurs difficile de savoir avec exactitude ce que son hybridité leur inspire, tant les coutumes peuvent différer d’une tribu à l’autre. Dans ses rêves les plus fous, Meije contourne la mer de Brume par en-dessous, découvre d’inestimables trésors et chacun des membres de sa famille. Sans rancune, elle leur trouve mille et une excuses.
Hélas, elle se fait un scrupule de poursuivre cette quête personnelle alors que la Brume gagne du terrain et que le monde a plus que jamais besoin des Sentinelles. Que Jabril ait été envoyé à Opale avec la délégation d’Aramila contrairement à elle et qu’il en ait miraculeusement réchappé a suffi à redéfinir ses priorités. Comme tous les autres, elle s’effraie de la perte du Grand Mestre et des rumeurs sur la véritable identité du Régent qui ont fini par leur parvenir. Comme tous les autres, elle vit dans le pressentiment funeste d’une mobilisation prochaine – sans avoir la certitude d’être tout à fait prête.
All panic, no disco / Elle
Je ne sais plus depuis combien de temps je suis roulée en boule dans un coin à me dire que le forum est sacrément bien écrit… Merci beaucoup pour votre travail, je me réjouis de vous rejoindre enfin ! Par contre, je ne partage pas mes frites. Voilà, de tendres bisous.
Dernière édition par Meije le Sam 06 Juil 2024, 10:32, édité 5 fois