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PRAY.

PRAY.  Brandw10
Lun 10 Juin - 20:49



P r a y


Gronde le vent qui s'attaque aux monts d'argent. Il fait craquer les marches de bois, siffle dans l'antre de cette cheminée depuis trop longtemps éteinte. Il fait un froid glaciale. Là où elle se rend.

V o l e u s e.
P a r j u r e.
D é i c i d e.

Sans doute ne méritait-elle pas mieux qu'un tombeau de glace. Emmitouflée, la silhouette frigorifiée s'affaire pourtant, à allumer un feu. Un qu'elle pourrait maîtriser, pour une fois. Le plancher grince sous ses bottes, partout où elle va. Peut-être finira-t-il par céder, sous elle. C'est qu'il n'est pas tout jeune, le chalet où elle a choisi de poser ses maigres bagages. Il a dû prouvé sa résistance aux éléments, comme les autres demeures de l'ancienne colonie naine de Gyreck. Son refuge. Pour un temps. Loin de tout. Des autres, surtout.

Les étincelles entre ses doigts, tombent sur le petit bois, embrasent le combustible le plus fragile. Flammes incertaines, qui disparaissent, semblent mourir. Combien de temps, avant qu'elles ne réduisent tout en cendres ? La voleuse les observe grandir, accroupie devant l'antre. Est-ce que son éternelle amie fait de même ? Accroupie à côté d'elle, à l'observer, se demande-t-elle, combien de temps s'écoulera, avant qu'elle ne se consume ? Dans cet autre feu.

Celui qui brûle, à l'intérieur.
Celui qui attend, dans le creux de sa main.

Divin.

La maisonnée reprend vie. Laborieusement. Elle s'éveille d'un long sommeil, peu soucieuse de sa nouvelle habitante. Une âme errante de plus. Égarée ici comme d'autres avant elle. Anonyme, elle ne laissera de son passage, que des cendres froides. Peu à peu, heure après heure, lentement, la vagabonde prend pourtant ses marques. Les déposent aussi, à l'encre noire, touches discrètes d'une paranoïa omniprésente.

Chassée. Elle le serait bientôt.

Par lui, qu'elle avait dépouillé. Par eux, qu'elle avait trompé. Par tous ceux qu'ils auront informé, volontairement ou non. Par les siens aussi, tôt ou tard. Son seul allié s'en était allé de son côté. Il avait récupéré le carnet à dessins, ce butin là appartenait à l'Ordre, il n'en avait jamais été autrement. Les précieux croquis qu'il contenait, n'avaient jamais été à Nemeth. Ils compléteraient le rapport d'Aharon. Avant qu'il ne disparaisse, lui aussi, semant dans son sillage, la confusion d'une nouvelle piste. Combien de temps tiendrait-il ?

Il s'écoule hors du sablier. Ce temps qui lui fera toujours défaut.

Le froid mord encore ses joues lorsqu'elle se défait de son lourd manteau. Plié sur le côté. Il attend. Qu'elle veuille à nouveau s'enfuir. Ses genoux sur le plancher, émeraudes suspendues à ses oreilles, menton baissé, elle admet sa défaite. Face aux flammes. Elle a échoué. À être meilleure.

Bientôt entre ses doigts, brille l'oeil de l'omniscient. Le pouvoir divin a le parfum du sang. Sur sa surface lisse, le reflet fantomatique de son dernier porteur. Déméphor. Non. Ce n'était pas son nom.

Ce n'était pas un dieu.

Seulement une créature mortelle qui aura voulu croire en l'humanité. Croire qu'elle serait meilleure. Hulule, dernière de son espèce, idole torturée par ceux là même qui l'avaient déifiée. Ce n'était pas un dieu. Seulement un porteur de cristal instrumentalisé par l’Église.

Bon sang : regardez, Nemeth. Tout ça C’EST l’Eglise.

La voix du patrouilleur résonne dans les tréfonds de ses pensées. La colère de l'homme vibre encore dans sa poitrine. Tout ça. C'est Elle. Il est si indistinct, ce Elle. L’Église avant l'âge noir. L’Église de Sancta. Ou celle de Dainsbourg qui enferma le Mandebrume ? Ou celle d'Aramila qui prône la tolérance ?

Ou Elle.
Elle qui croit.
Elle qui a cru.
Qu'Elle pouvait être meilleure.

Etaient-elles toutes semblables ? Toutes coupables ?

Le cristal roule entre ses doigts et les flammes y forment des reflets dansants.

Elle était coupable. De cet autre corps qu'elle avait épinglé au sol. Qu'elle avait laissé vivre. De la souffrance qu'elle avait causé. Du sang qu'elle avait versé. Pour s'emparer du pouvoir. Comme l'avait fait l’Église. Elle lui donnait raison, à celui qui avait failli se transformer en Errant sous leurs yeux.

Pourtant il avait tort.
Elle n'était pas l’Église.

Ni celle de Sancta. Ni celle de Dainsbourg. Ni même celle d'Aramila. Elle ne lui confierait pas le cristal. À cette Église. Pas davantage qu'elle ne le remettrait à l'Alliance. Ou à aucune organisation humaine. Il finirait volé ou perverti. Le détruire ? C'était la solution la plus juste. La plus stupide aussi. Le Mandebrume avait déjà trois coups d'avance sur eux et ils devraient détruire la seule arme qu'il a laissé dans son sillage ? Pourtant, s'il la laissé, c'est bien qu'il ne s'en méfie pas.

Le Mandebrume n’est pas notre plus grand ennemi.

La voix juvénile et chantante de Keshâ'rem trouve un écho dans le labyrinthe de ses pensées. Pas le plus grand, elle ne saurait dire, puisqu'il menace de changer la course des astres. Mais pas le seul, cela, elle en est certaine. Parmi les Hommes, se trouvent une multitude d'ennemis. Ennemis de la survie d'Uhr. Ennemis de la croyance. Ennemis de l'humanité. Celle en laquelle l'hulule avait voulu croire.

Avait-elle encore envie de croire en elle ?
Avait-elle encore envie de la défendre ?

Si l’Église, si les Hommes, étaient capable de faire d'un dieu un martyre. Combien d'autres étaient comme Déméphor ? Et si les Douze étaient tous ainsi, corps ligotés dans l'obscurité, âmes torturées par l'obscurantisme.

Et si les Dieux n'existaient pas ?

Nulle réponse, ni dans les flammes, ni dans les reflets du cristal divin.

Et si les Dieux n'existent pas.
Qui es-tu ?
Toi qui n'a pas de nom.

Mains délicates. Violacées. Doigts élégants. Fragiles. Se referment sur l'oeil du dieu mort. Se lient entre eux dans un geste pieu.

Prie.
Pour les morts.
Prie.
Pour les ignorants.
Prie.


Pour ne pas sombrer.

Prie.
Ven 9 Aoû - 16:07



P r a y


Genoux à terre. Mains liées. Dos courbé. Tête baissée. Son front effleure la glace de ses doigts. Cette froideur que les flammes échouent à apaiser. Ils tombent, un à un, fils noirs, piquetés de neige fondue, cheveux d'ébène comme un rideau qui se ferme. Sur le mensonge, qu'ils incarnent.

Sur Chāyā Lelwani.

Le rubis, pourtant, reste. Il fixe le plancher et les ombres dansantes projetées par le feu qu'elle n'entend plus crépiter. Elle avait été si déterminée, jusque là. Si certaine, de faire les bons choix. Personne d'autre ne pouvait protéger le cristal. Parce qu'ils étaient seuls ou aisés à retrouver. Parce qu'ils haïssaient si facilement cette Église sans assez la craindre. Elle, savait. Jamais l'Ordre n'abandonnerait la traque. Et nul n’échappait éternellement aux caravaniers.

Elle non plus.

Fidèle renarde, un siècle durant, elle avait servi avec zèle. Elle bénéficierait d'un doute raisonnable, jusqu'à ce qu'ils retrouvent Aharon. Elle réussirait là où ils auraient tous échoués, parce qu'elle connaissait son ennemi.

Son ennemi.
Sa famille.
Sa maison.
Son identité.

Un tremblement. Onde fracturée qui parcourt son âme. Ne trouve aucun échos. Ils se serrent plus forts, doigts gelés sur le précieux cadeau de ce dieu, qu'elle a tué. Son fardeau. Arraché. Volé. Pillé. L'hulule ne voyait pas l'avenir mais sans doute aura-t-il anticiper cette fin. Finirait-elle comme lui ?

Priant.
Pour être achevée.

Ses épaules s'abaissent lentement, à mesure que son souffle se fait plus régulier. Elle n'avait pas fait tout cela, tout ce chemin, pour frémir maintenant. Il n'y avait, de toute manière, pas de retour en arrière possible. Faire demi-tour, n'avait jamais été une option.

Avance.
Même si tu n'as plus d'eau.
Même si le sable brûle.
Même si le soleil t'accable.

Même si tu meurs.

Avance.

Elles tombent, doucement et sûrement, ces paupières qui ne cherchent plus le sommeil.

Et finalement,
le rideau se ferme,
sur le rubis aussi.

Elle s'efface, au seuil du royaume des dieux. Alors, seulement, les portes de la bibliothèque s'ouvrent devant leur nouvelle visiteuse. Elles s'élancent, étagères chargées, vers un plafond invisible, si loin qu'il n'existe sans doute pas ici. Des rayonnages innombrables, filant vers un horizon indiscernable. L'odeur du papier et le parfum de l'encre fraiche. Le murmure des mots, des millions, des milliards, qui s'écrivent à chaque instant, au coeur de ces ouvrages fermés. Il lui faut un certain temps, avant d'oser s'avancer, de faire ce pas obligatoire. Seule, au milieu du savoir. Là où ils s'étaient tenu avant elle. L'hulule, Lewën. Et le Mandebrume.

Nikolaï Svetlanov.

C'est là qu'elle commencerait. Le nom quitte ses pensées comme un oiseau quitterait sa branche. Aussitôt, elle se met en mouvement. À moins que ce ne soit la bibliothèque toute entière. Les rayonnages défilent, les allées s'enchevêtrent, se réorganisent, se font un bref instant presque intangibles avant que tout s'arrête. Et la visiteuse se retrouve là où elle doit être. Face au livre qu'elle a demandé. C'est au moment de tendre sa main vers ce-dernier qu'elle se rend compte de son erreur.

Ce n'est pas un livre, mais des milliers.

À porter le même nom. À retracer la même vie. Des milliers. Un vertige se saisit de l'âme égarée alors qu'elle referme tout de même ses doigts sur le dernier volume. Depuis quand vivait Nikolaï Svetlanov ? À moins que l'ampleur soit anodine ? Ordinaire ? Le livre s'ouvre. Les pages se dévoilent. Sans résistance. Presque, trop facilement. Sur le côté, des nombres incompréhensibles précèdent chaque entrée. La dernière, pour Nikolaï, ne contient que quelques mots.

Ses doigts se crispent un bref instant avant de venir souligner le dernier nombre inscrit. Elle devait en avoir le coeur net. Le comparer avec un autre. Un dont elle serait certaine. Alors, quelle autre vie explorer ? Quelle autre intimité fouler du pied ? Avant d'effleurer la réponse la plus saine, peut-être, un autre nom s'envole.

Lewën Digo.

À nouveau, la bibliothèque se tord, se plie à sa volonté. Et elle apparait. La vie du bon docteur. Bien plus courte que celle du Mandebrume. Écourtée ? Doigts diaphanes sur couverture indigo. Les pages glissent, lentement, jusqu'à la dernière.

Et les mots s'écrivent. Les uns après les autres. Ils ne cessent jamais d'apparaitre. Comme il ne cesse de respirer.

Le soulagement ne parviendra pas à l'étreindre. Elle savait, après tout, qu'elle ne l'avait pas tué. Pourquoi, alors, avait-elle choisi son livre et pas un autre ? La question se meurt sans que la bibliothèque ne puisse y répondre. L'âme tourne les pages. Pour retrouver ce nombre interminable. Le même que celui de la dernière entrée du Mandebrume.

La date à laquelle il a disparu. De la tour d'Yfe.

Comment ?

Distorsion continue.
Pages froissées.

Les questions timides abandonnent face à la fièvre. Elle veut savoir. Elle veut comprendre.

Ne plus être aveugle.

Ouvrir les yeux sur ce monde.
Sur sa réalité.
Sur le Mandebrume.

Et Aleksander Svetlanov.

Rangées interminables. Défilement ininterrompu. Des mots qui s'ancrent dans un terreau fertile. La bibliothèque tourbillonne dans une effervescence qu'elle provoque, elle, âme égarée, visiteuse imprudente. Si désireuse de savoir, qu'elle a fait le bon choix. Qu'elle pourra agir. Pour protéger Uhr. Adhra. Et les astres.

Pour qui te prends-tu ?
Toi.
Qui n'a pas de nom.

Flamme vacillante. La tornade cesse de tourner et son oeil se referme. Elle ne veut pas la voir. Cette étagère. Ces livres. Cette vie.

La sienne.

Elle n'a pas besoin d'un nom. Elle a besoin d'être efficace. Les frères Svetlanov, Ezra, les astres, le réplicateur, le portail originel, les Alrunes. Comment arrêter le Mandebrume ? Il l'avait déjà été. Par qui ? Avec quels moyens ? Comment protéger les racines de l'Arbre-Dieu ? Où affleuraient-elles ?

Penses-tu y arriver ?
Toi.
Qui est seule.

Non, elle avait Aramila. Sa patrie d'adoption.

Ennemie.

Non, les caravaniers protégeraient Uhr. Contre la Brume. Contre la Malice.

Jamais je ne permettrai que le cristal retombe entre les mains de l’Église.

Ils n'étaient pas l'Église. Le Mort Gris avait tort. Ils ne perpétreraient pas les mêmes atrocités, les mêmes erreurs. La religion n'avait pas besoin de cet obscurantisme. Elle brillait par sa bienveillance, pas par son hégémonie. Pourtant, des non-croyants disparaissaient dans les faubourgs de la capitale. Pourtant, elle n'était pas certaine, qu'ils la suivraient, ceux qu'elle considérait comme ses frères. Car son chemin était ardu et qu'elle n'était qu'une voix dans le vent du désert. Serait-elle portée ?

Par le zéphyr ?

Il lui faut du temps pour trouver la bonne entrée. La vie du Grand Camérier. Cette étagère.

Trouée.

Il manquait des livres. Comment cela était possible ? Quelqu'un les avait-il pris ? Pouvait-on arracher des savoirs à la bibliothèque ? Si c'était possible, pourquoi Arkanis aurait-il laissé les siens ? Et ceux de son frère. Alors, pourquoi ? Comment ?

Qu'est-ce que l'Omniscience ignorait ?

La voix fatiguée de Déméphor murmure encore dans un coin de la bibliothèque. Il lui a déjà donné cette réponse.

... c'est pour cette raison que sa nature échappe à l'Omniscience...


C'est quelque chose qui ne fait pas partie de ce monde.


Le bois vibre sous les doigts diaphanes. Le vide, tremble. Sa poitrine peine à se soulever. Depuis quand, ses poumons avaient-ils commencé à brûler ? Ses ongles crissent sur l'étagère vide qui s'écroule en même temps que le reste de la bibliothèque. Tirée en arrière par une force animale, ses tempes pulsent douloureusement alors que ses ongles labourent le parquet. Griffes métalliques qui lui arrachent un hurlement. Souffrance et frustration se mêlent dans les battements erratiques d'un coeur comprimé dans un squelette malmené. Pourquoi maintenant ? La Renarde redevient l'animal vulnérable. Métal sanglant, vibrant de douleur. Elle a faim. Elle a mal. Elle a besoin de ses médicaments. Ses pattes griffent le sol mais ne parviennent pas à redresser ce corps ridicule. Couinement pathétique. Sauveuse des astres, quel orgueil démesuré.

Elle n'était qu'un animal blessé, abusé par la science. On avait fait d'elle cette chose misérable. Et elle avait cru, trouver une famille, un guide, une utilité dans ce monde qui ne faisait pas sens.

Une place.

Elle voulait croire, en ces dieux, en ces valeurs, en ceux qui lui avaient tendu la main. Dans ce désert infini qu'était sa vie. Les caravaniers avaient fait d'elle ce qu'elle était.

Redoutable.

Était-ce si différent de ce qu'avait fait la science ?

Ses dents mordent furieusement sa patte avant. Comme si la douleur qui vrillait tout son être n'était pas suffisante. Cesser de penser.

Debout.

Elle n'avait rien vu. Et s'effondrer ici n'était pas une option. Debout. Ses médicaments étaient juste à côté. L'obscurité ambiante ne devrait pas être un problème, pas sous cette forme. Debout. Elle avait encore des questions. Elle avait encore une chance de se tromper. Debout. Quand bien même Zéphyr.. Ce n'était pas un individu qui définissait un groupe. Elle lui prouverait, qu'Il avait tort. Ce fichu patrouilleur. Qu'il sorte de sa tête. Et de son champ de vision. Ombre menaçante. Juge sarcastique.

Debout.

- Debout, allez. Il veut ses susucres, le gentil toutou ?

Le silence était pourtant assourdissant depuis son retour. Et le froid cinglant. Le feu était mort, depuis longtemps. Et elle. Elle avait sous-estimé l'utilisation du cristal. Sa vulnérabilité. Elle avait cru avoir une longueur d'avance. Parce qu'elle avait été loyale pendant plus d'un siècle.

Elle, si certaine d'être la plus à même d'échapper aux plus féroces et silencieux prédateurs. Si sûre, de faire mieux que tous les autres. Elle n'était rien qu'un renard à l'agonie, incapable de se lever et de faire face à cette voix. Cette voix qu'elle connaissait, qu'elle redoutait. Des bottes apparaissent dans son champ de vision. L'ombre s'accroupit et son nom résonne dans les moindres recoins de son crâne. Il pulse au rythme de sa souffrance. Couperet infernal.



Un nom choyé par la nuit.






Nyx


Dernière édition par Chāyā Lelwani le Lun 21 Oct - 23:53, édité 1 fois
Lun 21 Oct - 19:46



N Y X


Pitoyable créature étendue à mes pieds. Si encore il s'agissait de révérence, mais il n'y avait rien ici qu'un cabot à l'agonie. Un tas de métal ensanglanté, de fourrure rapiécée et de frustration désespérée.

- Retour à la case départ ?

J'agite le flacon qui contient ses précieuses pilules. Elles s'entrechoquent, tambourinent contre les parois comme son petit cœur dans sa poitrine en ferraille. Est-il encore organique ? Est-ce que cela ferait une différence ? Non, cette chose-là est contre-nature, cœur ou pas. Elle grogne, s'agite, essaie en vain de se redresser pour mieux s'effondrer. Pathétique. Comme la plupart des créatures d'Uhr. Oh, elle n'apprécie sans doute pas que je la toise ainsi. Elle qui a eu tôt fait d'emprunter mes traits pour sa dernière création. Un hommage loin d'être à ma hauteur.

Mais voyez, je ne suis pas une tortionnaire. Me redressant, j'ouvre sa précieuse corne d'abondance et en répands le contenu au sol. Ils rebondissent, roulent, s'enfuient, les précieux cachets qui permettent à tout ce petit corps de tenir en un seul morceau. Elle en chope quelques-uns à la volée. Mâchoire métallique, affamée, révoltée. Un animal mal éduqué.

Il embrasse mes lèvres sans que je ne m'en aperçoive, ce sourire carnassier, satisfait. Des animaux mal dressés, c'est tout ce qu'il restait de nous lorsque sonnait le glas. Assise sur un vieux fauteuil au tissu troué, j'attends. Que ma petite renarde se redresse, qu'elle reprenne le contrôle. C'est long. J'ai du temps devant moi. Et vous ? Ne jouez pas les timides. Je vous vois, vous délecter autant que moi de la pitié qu'inspire cette chose.

Prendre forme humaine n'est pas chose aisée, vous savez. Certains essaient pendant des siècles, sans jamais parvenir qu'à une imitation au mieux raisonnable, au pire ridicule. Oh bien sûr, la plupart des créatures se contentent d'avoir deux bras et deux jambes pour se définir humaines. Et vous vous contentez de voir en l'autre quelque chose qui vous ressemble. Rassurez sur votre propre humanité en voyant un reflet à peine distinct du votre. Imparfait. Comme vous l'êtes.

Ne faites pas l'erreur de croire que cette chose-là, qui se contorsionne et lutte, dont les dents grincent de douleur, a quelque chose à voir avec vous. Elle est bien pire. Incomplète. Elle ne saurait être imparfaite, il faut pour cela avoir une essence. Où que se porte votre regard, vous ne verrez que des morceaux éparses de ce qui aurait pu être mais n'a jamais été. Des débuts sans fin. Des pièces de puzzle prises à différentes boîtes. Elles ne s'assembleront jamais.

Elle se redresse enfin, sur ses deux jambes qui flageolent. Finalement, elle était peut-être mieux à couiner au sol. Au moins, il y avait quelque chose à plaindre. Maintenant, il n'y a qu'une femme aux poings serrés. Cheveux noirs, prunelles rouges, j'hausse un sourcil. Était-ce vraiment sensé me ressembler ?

- Assis.

Courroucé, c'est ainsi que je préfère son regard. Sans doute parce que, malgré tout, il ressemble un peu au mien. Un appui sur sa hanche qui pivote légèrement. Non, non, petite chose, tu n'as plus tes cristaux. Ni les autres. Ni celui-là. Il luit entre mes doigts, paisible et extraordinaire. À nouveau son appui change, son genou fléchit, feint une faiblesse. Ma main se referme sur sa gorge avant qu'elle n'accomplisse sa misérable attaque. Rubis furieux, je n'ai aucun mal à te dominer. Tu as oublié mes leçons les plus essentielles.

- Assis.

Au sol, elle retourne, son corps de métal ou de chair peut protester, lutter autant qu'il veut, il est bien trop diminué pour m'affronter. Genoux à terre. À nouveau. Elle finit par baisser le menton et ses épaules s'affaissent. Harassée. Écoutera-t-elle enfin ?

- N'es-tu pas fatiguée de jouer au chiot ?

Je vois ses lèvres se pincer mais elle ne réagit pas davantage, plus si bravache. Accroupie devant elle, je viens poser mon front contre le sien. Sa peau est brûlante, elle bouillonne mais ne se dérobe pas. Elle sait que l'épée est là, juste au-dessus de sa nuque. Elle sait que ce soir, elle mourra entre mes bras. Ma précieuse enfant.