Mar 16 Jan - 0:48
La Tour des Ases
Évènement N°2
Voilà plusieurs heures que le soleil avait disparu sous l'horizon et le Chancelier n'avait pas réussi à fermer l’œil. Comment aurait-il pu ? Il était encore en train de feuilleter ses papiers lorsque le majordome s'était présenté à sa porte : à point nommée, l'expédition envoyée aux trousses du Régent était de retour. Il fut ainsi le premier à faire le déplacement sur la piste d’atterrissage qui leur avait été allouée pour les accueillir, comprenant leur état pitoyable et remarquant notamment l'absence de l'un des éléments centraux de cette mission : Amir, tombé au combat. En lieu et place du commandant, c'était donc un patrouilleur faisant partie de l'escadron qu'il avait sommé de le suivre ; à présent assis à l'opposé du bureau du Chancelier, il se goinfrait de petits fours.
Évidemment, le pauvre hère avait faim. Entre deux bouchées, il s'était enquis de la situation de la capitale, dont les cicatrices trahissaient en partie les évènements récents. En partie seulement, car le pire était à venir... Fallait-il cacher la vérité ? Attendre le moment opportun pour tout révéler ? Après tout, ce qui serait dit entre ces murs finirait par être répété. Et puis voilà où les secrets les avaient menés à présent !
Le vénérable Chancelier actionna un dispositif sur son bureau qui produisit un son de clochette ; un domestique ouvrit la porte quelques secondes après :
« - Monsieur ?
- Mon invité est affamé, je suppose que quelques collations ne suffiront pas.
- Bien monsieur. Je vais demander aux cuisiniers de préparer le dîner pour monsieur. »
Le temps que le majordome s'efface, un sourire naquit et mourut aussitôt sur le visage du vieux Panoptès. Ses sourcils se froncèrent tandis que son regard admirait le vide devant lui.
« - Opale a été attaquée par le Treizième Cercle ; nous avons fait prisonnière la responsable et sommes encore en train d'investiguer l'étendue des dégâts. Vraisemblablement, il ne s'agissait pas d'une attaque isolée et le but était de nous détourner de leur véritable objectif... »
Le diplomate passa sa main sur sa barbe. Il était évident que cet évènement était un puzzle dont il essayait de reconstituer le dessin. Et il attendait à présent qu'on lui donne les pièces manquantes. Mais lorsque le Patrouilleur lui résuma ce qu'il s'était passé, le Chancelier se figea.
« - Demephor est mort ? »
Le dieu du savoir, là-bas, dans la Tour d'Yfe, depuis tout ce temps. Il fallut bien quelques secondes à Panoptès pour se remettre du vertige qui venait de s'emparer de lui. Les révélations délitant les mensonges de l’Église se poursuivaient, comme autant de bombes qui fracturaient le socle de la société uhroise. Les premières, il avait accepté sans broncher, mais l'existence prouvée des Dieux et le fait que l'un d'entre eux soit mort lors d'une mission de l'Alliance... il y avait matière à déclencher une vague de chaos. Et pas seulement à Aramila.
Il le savait. Il savait ce que nous découvrions. Tout cela faisait partie de son plan.
« - Continuez, Patrouilleur, » somma le Chancelier d'une voix dénuée de ton enjoué ou malicieux ; il était vraisemblablement plongé dans le flot de ses pensées.
Tandis que l'homme faisait son rapport, Panoptès s'assurait bien qu'il n'oublie aucun détail. Plus d'une fois il posa des questions, certaines piégeuses, pour être sûr que le subalterne ne lui cachait pas des informations délibérément. Mais les découvertes faites dans la Tour d'Yfe ne cessaient de s'accumuler au fil des réminiscences du Patrouilleur.
Là-bas, ils avaient trouvé le Dieu, enchaîné par l’Église, maintenu en vie pendant des siècles, utilisé comme un vulgaire outil pour accéder à la connaissance suprême puis abandonné à son triste sort. L'escouade eut le temps de l'interroger avant de céder et de mettre fin à sa vie. Le Chancelier ne jugea pas de s'il s'agissait d'une grossière erreur ou non : il reconnaissait l'humanité dans le geste et ne pouvait le blâmer. Toutefois à présent ils savaient : pour Arkanis, ou Mandebrume, qui opérait sous les traits du Régent depuis Dainsbourg, pour ce qui avait ouvert les portes à la Brume et l'avait laissée engloutir le monde il y a quasiment deux millénaires. La bêtise humaine, l'arrogance d'un scientifique qui souhaitait devenir un dieu ! Voilà qui avait coûté la vie à tant d'innocents... et c'était loin d'être la première ni la dernière fois.
Le mot ne tarderait pas à se propager dans les hautes sphères. Tout comme le fameux Astronome, dont la libération coûta la vie d'Amir et qui posséderait le don de voir et comprendre l'insaisissable, serait très vite exploité. Il leur fallait agir et vite. Mais c'était la cause de la chute de Dainsbourg qui obsédait le plus le diplomate, dont les idées se faisaient de plus en plus claires. En se libérant, Arkanis aurait sectionné la racine de l'Arbre-Dieu passant sous la ville et permis à la Brume de passer outre leur protection ? Un brusque pic de tension le fit pratiquement vaciller, alors qu'il commençait à relier les points entre eux...
« - Je comprends mieux à présent, » commença-t-il avant d'entendre toquer à la porte. C'était le majordome qui revenait avec deux autres domestiques, chacun leur amenant un plat sous cloche sur un plateau d'argent. Alors qu'ils déposaient la nourriture sur une petite table à manger dans la pièce adjacente, l'hôte de marque les remercia et attendit patiemment qu'ils aient vidé les lieux. « Cela coïncide avec nos découvertes ici. On se doutait que le Cercle n'avait pas simplement l'intention de s'en prendre aux personnalités réunies lors du Sommet. Nous avons découvert ce qu'ils cherchaient réellement. »
Panoptès se releva alors, invitant le Patrouilleur à faire de même ainsi qu'à s'assoir à leur table pour profiter du repas. Il ne le rejoignit qu'après avoir fait un détour par son bureau, le temps de réunir les éléments d'un dossier s'y trouvant et de les ramener avec lui.
« - Vous me demandiez ce qu'il a bien pu se passer ici. La réponse est à peu près la même chose qu'à Dainsbourg, si ce que vous me dites est vrai, » énonça d'une voix chevrotante le Chancelier avant de révéler des clichés. « Pendant l'assaut, des hommes du Treizième Cercle sont parvenus à s'infiltrer dans les souterrains de la Tour d'Opale. Dans les profondeurs, ils y ont découvert... ces racines. »
Même si la qualité des photos laissait à désirer en raison de la pénombre, on pouvait y voir d'épaisses branches blanchâtres traverser une pièce terreuse et en partie effondrée. Il paraissait aussi qu'elles avaient été sectionnées.
« - Au début on ne comprenait pas pourquoi ils avaient consacré autant d'efforts pour atteindre cet endroit... Mais depuis quelques jours, des évènements se produisent dans les îles. On raconte que la Brume s'y fait plus dense et ne cesse de gagner du terrain. Ce n'est qu'une question de semaines avant que toute l'Île aux Dragons ne soit submergée... puis de mois avant que la Brume n'atteigne Opale. Le Magistère cherche d'ores et déjà des solutions pour préserver la cité de la catastrophe qui l'attend. Mais à présent... nous savons pourquoi. »
En revanche, cela n'expliquait pas comment la catastrophe de Dainsbourg avait pu être si soudaine. Les racines y étaient probablement moins vigoureuses, en raison de la distance qui séparait le Pays de Dain de la Forêt de l'Arbre-Dieu. Toutefois le phénomène ne faisait que s'amplifier, jour après jour, et à présent ils avaient leur réponse.
« - Il joue avec nous depuis le début. Il sait qu'il a un temps d'avance sur nous et laisse volontairement des miettes dans son sillon. Maintenant, il sait que nous avons un moyen d'y voir plus clair. Il veut que nous propagions la vérité... que nous propagions le chaos. »
Panoptès se parlait à lui-même, ignorant la présence du patrouilleur. Son regard y revint toutefois soudainement :
« - Le pouvoir divin, il faut le mettre en sécurité. S'il venait à tomber entre de mauvaises mains... »
Le pouvoir divin, Patrouilleur, qui l'a ? Il faut le retrouver et l'enfermer.
Soudain, le vieil homme manqua de s'effondrer sur son siège. Il était tard ; depuis quand ne s'était-il pas reposé ? Le crâne rempli de pensées qui ne cessaient de s'entrechoquer, il ne parvenait même plus à raisonner. Il lui fallait une bonne nuit de sommeil.
« - Nous referons le point demain matin. Le majordome vous a préparé une chambre, n'hésitez pas si vous avez besoin de quoi que ce soit. »
Fébrile, il était, en se relevant et en claudiquant pratiquement jusqu'à l'une des portes. Ouvrant celle-ci pour dévoiler une autre partie de la suite luxueuse, il jeta un dernier regard à son invité.
« - Bonne nuit Patrouilleur. Tâchez de vous reposer. »
Et il disparut.